S’il y a une chose qu’on n’exécute pas sur simple commande, n’est-ce pas cette exhortation de l’apôtre : «Soyez toujours joyeux !» ? On est heureux ou on ne l’est pas. Dans ce domaine, il est difficile de se forcer. Cela dépend plutôt des événements. Si on fête une promotion professionnelle, par exemple, on sera de bonne humeur. On le sera certainement moins en recevant une amende pour excès de vitesse ou en apprenant qu’on doit passer sur le billard.
En grande partie donc, notre bonheur dépend des circonstances. Mais il existe une joie plus profonde qui, elle, demeure, quels que soient les aléas de notre vie. C’est cette joie que je vous invite à découvrir, ce matin. Elle repose sur trois piliers. Ils sont si solides qu’au milieu de toutes ses tribulations, Saint Paul écrivait encore : « On nous attriste et pourtant nous sommes toujours joyeux; nous sommes pauvres, mais nous enrichissons beaucoup de gens; nous paraissons ne rien avoir, nous qui, en réalité, possédons tout. »
Quels sont ces trois piliers ? Commençons d’abord par une observation. Il y a des gens qui sont heureux par nature. Ils savent savourer les plaisirs de la vie : un bon repas, une soirée sympathique entre amis, une situation drôle. Cela paraît sans doute banal, mais d’autres vivent exactement les mêmes choses sans être joyeux. Eux aussi ont des copains, font de bons dîners, ont l’occasion de s’amuser, mais, la plupart du temps, ils poussent des têtes d’enterrement. Pourquoi ? Parce qu’ils ne savent pas apprécier les plaisirs qui se présentent. Leurs problèmes prennent toujours le dessus. Ils se font du souci pour l’avenir, ils sont sans cesse préoccupés, ils sont jaloux parce que leurs voisins sont plus riches ou ont des enfants plus doués à l’école. Au final, ils ne jouissent même pas ce qu’ils ont.
Le premier pilier de la joie est simple. C’est de savoir apprécier les bonnes choses qui nous arrivent. Au lieu de regarder ce qui nous manque, savourons ce que nous avons. Remercions Dieu pour les petits plaisirs qui parsèment nos journées. Il y en a une multitude. Ne permettons pas aux soucis de fabriquer une toile si opaque qu’elle ne laisse plus passer les lumières joyeuses de la vie. Ces dernières sont des clins d’œil de Dieu qui, en nous comblant aujourd’hui, nous assure qu’il le fera aussi demain.
Bien entendu, les joies dont je vous parle sont encore indirectement liées aux événements, même si c’est notre regard sur eux qui est prioritaire. Dieu, cependant, est capable de nous donner une joie plus profonde, qui ne dépend pas des circonstances.
Permettez-moi de vous raconter une anecdote, à ce sujet. Lorsque Sœur Emmanuelle travaillait parmi les chiffonniers du Caire, des misérables qui faisaient la tournée des ordures pour assurer leur subsistance, elle avait un ami qui s’appelait Mustapha. Ce dernier était aveugle, en plus d’être pauvre. Il ne pouvait donc pas fouiller les détritus, comme ses copains. Il était obligé de mendier. Mais chaque fois que quelqu'un venait le voir, il était rayonnant. Il s’écriait : «Que Dieu est bon pour moi !» Son bonheur contrastait totalement avec sa situation physique et matérielle.
En réalité, Mustapha avait découvert le deuxième pilier de la joie, qui permet à celle-ci de ne pas dépendre des circonstances. Ce pilier est essentiel parce que, dans la vie, les choses basculent vite. On est en pleine forme, on a de l’expérience et des compétences indéniables, on fait des plans de carrière… et voilà qu’une maladie grave nous tombe dessus, qui réduit nos projets à néant. Ou bien on est heureux, l’existence nous comble, nos enfants s’en sortent bien, mais tout à coup, un drame brise nos ressorts les plus profonds. Si notre bonheur ne dépend que des événements, il risque d’être de courte durée.
Quel est donc le secret qui nous procure une joie que rien ne peut détruire ? C’est d’être conscient qu’on est citoyen de deux mondes : celui de la terre et celui du ciel. En premier lieu, on appartient à la terre. On partage avec elle ses bonheurs et ses malheurs. Comme le dit l’Ecclésiaste, « Il y a un temps pour toute chose sous le soleil : un temps pour pleurer et un temps pour rire… ». Cela signifie bien que le temps pour rire est relatif. Il ne dure pas forcément. Certaines épreuves nous l’enlèvent, parfois pour longtemps. Et, bien entendu, tout finit par la mort.
Mais même si les nuages s’amoncellent, n’oublions jamais que nous sommes aussi citoyens du ciel. En tant que tels, nous sommes vainqueurs du mal, de la souffrance et de la mort. Nous détenons un avenir lumineux, que personne ne nous prendra. En tant que citoyens du ciel, nous sommes aimés par Dieu depuis toujours et nous le resterons éternellement. Nous ne serons jamais abandonnés, quelles que soient les vallées de larmes qu’il faille traverser.
C’est la raison pour laquelle les paraboles du Royaume de Dieu, lues tout à l’heure, sont joyeuses. Un homme découvre un trésor caché dans un champ. Ce trésor, bien sûr, représente sa citoyenneté céleste. «Il est si heureux, dit la Bible, qu’il va vendre tout ce qu’il possède et revient acheter le champ.» De même, un marchand trouve une perle de grande valeur – comprenez de nouveau ici le destin extraordinaire que Dieu nous prépare. Ce marchand se réjouit parce qu’il réalise qu’il a fait l’affaire de sa vie.
Peut-être êtes-vous en train de m’écouter, en ce moment, dans un lit d’hôpital. Vous ne vous sentez pas bien. Vous êtes découragés. Vous souffrez de solitude, malgré ceux qui vous entourent. Peut-être passez-vous par un divorce ou une crise ? Ce que vous avez essayé de construire semble s’écrouler. Peut-être vous faites-vous du souci pour un de vos enfants ou petits-enfants ? Vous avez deux autres gosses et six autres petits-fils, mais c’est celui qui va mal qui accapare vos pensées. La joie que vous auraient procurée, en d’autres temps, les membres de la famille qui vont bien s’estompe. C’est vrai, en certaines circonstances, le soleil disparaît. Parce que la terre distribue le malheur autant que le bonheur. Mais, dans nos épreuves, rappelons-nous que nous sommes citoyens du ciel. Nous avons un Père céleste qui, dans l’adversité, promet d’être avec nous. Nous avons un frère, Jésus Christ, qui souffre et combat avec nous.
Le jour avant que Martin Luther King ne soit assassiné, son entourage était très inquiet à cause des menaces de mort reçues. Mais, à Memphis, devant des milliers de gens, Martin Luther King disait : « Comme chacun, j'aimerais vivre longtemps. Une longue vie, c'est quelque chose, mais je ne m'en soucie plus. Seul m'importe de faire la volonté de Dieu. Le Seigneur m'a permis de monter sur la montagne. J'ai regardé en bas et j'ai vu la terre promise. Peut-être n'y arriverai-je plus avec vous ? Mais cette nuit, je voudrais que vous le sachiez: nous atteindrons la terre promise, en tant que peuple. C'est pourquoi je suis heureux ce soir. Mes yeux ont vu la gloire de la venue du Seigneur. »
Les deux premiers piliers de la joie sont donc de savoir apprécier les bonnes choses qui nous arrivent et de nous rappeler que nous sommes citoyens de la terre et du ciel. Quel est le troisième ? C’est d’attacher plus d’importance à notre prochain qu’à n’importe lequel de nos biens. Notre plus grande richesse, ce sont les autres.
Quand Sœur Emmanuelle travaillait en Égypte, elle est allée visiter les Touaregs du désert. À ce moment-là, ils habitaient dans des tentes. Ils étaient extrêmement hospitaliers. Chacun était le bienvenu. Les Touaregs vous offraient le thé et étaient heureux de vous voir. Puis, le gouvernement égyptien a jugé scandaleux de laisser vivre ces Touaregs sous tente et a décidé de leur offrir des maisons en dur. Quelques années plus tard, Sœur Emmanuelle est retournée les visiter. Ils se montraient beaucoup moins hospitaliers. Les portes étaient closes. Ils avaient maintenant leurs propres maisons, et c’est comme si ces bâtiments devaient être gardés et protégés contre autrui.
Souvent, nos biens sont des barrières qui nous séparent des autres. Nous nous enfermons dans des citadelles pour les défendre, alors que, précisément, nos richesses les plus précieuses se trouvent dehors, dans notre prochain. Donner et recevoir dans un échange authentique, aimer et servir comme but premier, voilà ce qui nous place au cœur du bonheur.
Vous avez peut-être entendu récemment le témoignage de cet homme, qui est allé vers l’abbé Pierre en lui disant : « Je n’en peux plus, je vais me suicider. » L’abbé lui a répondu : « D’accord, mais viens d’abord m’aider. » Le malheureux l’a fait. Il est devenu un compagnon d’Emmaüs. Depuis plusieurs années maintenant, il a retrouvé une dignité et une joie de vivre qui l’animent tous les jours.
En commençant ce culte, nous nous demandions si le bonheur pouvait s’enclencher sur commande, si on pouvait se forcer à être heureux. La Bible nous indique que Dieu accorde une joie indestructible, quelles que soient les circonstances. Elle nous invite à l’édifier sur trois piliers solides. C’est la raison pour laquelle le grand réformateur suisse, Pierre Viret, a prétendu qu’un chrétien triste est un triste chrétien. Ce qu’il entendait par là, c’est que la joie est possible, que Dieu la met à notre disposition, et que, par conséquent, il nous faut nous l’approprier. Parce que marcher avec un vainqueur, vers une victoire, ça ne peut quand même pas être triste.
Amen !