Il y avait quelques Grecs qui étaient montés pour adorer, à l’occasion de la fête. Ils s’adressèrent à Philippe qui était de Bethsaïda de Galilée et ils lui firent cette demande : « Seigneur, nous voudrions voir Jésus. » Philippe alla le dire à André et ensemble ils le dirent à Jésus.
Jésus leur répondit en ces termes : « Elle est venue, l’heure où le Fils de l’homme doit être glorifié. En vérité, en vérité, je vous le dis, si le grain de blé qui tombe en terre ne meurt pas, il reste seul ; si au contraire il meurt, il porte du fruit en abondance. Celui qui aime sa vie la perd, et celui qui cesse de s’y attacher en ce monde la gardera pour la vie éternelle. Si quelqu’un veut me servir, qu’il se mette à ma suite, et là où je suis, là aussi sera mon serviteur. Si quelqu’un me sert, le Père l’honorera. » Jean 12, 20 - 26
Aimer la vie et vivre l’amour
Le plus grand ennui, disait Victor Hugo, c’est d’exister sans vivre. C’est probablement dans ce souci de vivre vraiment que des Grecs sont venus en pèlerinage à Jérusalem pour la fête de la Pâque. Et ils veulent voir Jésus, cet homme dont tout le monde parle. Ils ne veulent pas voir simplement sa tête, mais comment il vit. Ce qu’il vit. Pour qui, pour quoi il vit. Voir Jésus pour réaliser qui il est, pour saisir un peu de sa force, de sa gloire, de son rayonnement. Voir Jésus pour mieux revoir sa propre vie, pour mieux affronter sa propre vie. Pour vivre sa vie autrement.
Voir Jésus vivre pour vivre soi-même. Les pèlerins grecs s’adressent à Philippe et André, les deux disciples qui parlent le grec car ils viennent d’une ville portuaire et ceux-ci s’adressent à Jésus. Jésus les accueille et dit une chose étrange, qui à première vue n’a rien à voir avec leur demande : « Elle est venue, l’heure où le Fils de l’homme doit être glorifié. » Quelle réponse !
Glorifié, oui, sûrement que ces personnes intéressées espèrent – en regardant Jésus vivre – quelque chose de glorieux, des paroles qui touchent, un savoir profond, un discours brillant, comme nous lorsqu’on va écouter quelqu’un. Sûrement qu’elles espèrent des solutions bien réfléchies et intelligemment amenées concernant les grandes questions de la vie. Ou un système moral convaincant où tout est à sa place juste et appropriée.
Mais voilà, Jésus leur fait voir sa vie de manière très différente ! L’heure dont Jésus parle, l’heure où il va être glorifié, c’est sa dernière heure. Sa gloire ne se démontre pas par une vie brillante, mais par une vie brisée, néanmoins ô combien féconde. Sa gloire, et l’Evangile maintient ce paradoxe, se révèle dans le fait que Jésus vit l’amour – sans se retenir, et même jusqu’à ce que mort s’ensuive. La gloire dont Jésus parle est de ne pas nier ni renier son engagement. C’est la gloire de continuer son chemin, de tenir, de ne pas renoncer devant l’obstacle. Continuer d’aimer – même s’il souffre, même s’il est livré à ses peurs, à la solitude et même s’il est condamné.
Voilà la vie que Jésus leur fait voir. Oui, il aime la vie et il vit l’amour. Continuité. Fidélité. Jusqu’au bout. Jésus l’exprime ainsi : « Si le grain de blé qui tombe en terre ne meurt pas, il reste seul ; si au contraire il meurt, il produit beaucoup de grains. » Ainsi il produit une nouvelle pousse avec d’innombrables autres graines.
Ne dit-il pas juste, Jésus, en nous faisant voir sa vie telle quelle? C’est parce que Jésus a vécu ainsi et est mort ainsi que sa vie est devenue importante, vitale, soutien et aide pour des femmes et des hommes durant des siècles, de génération en génération. C’est bien ainsi, en vivant l’amour, et même la souffrance et, eh oui, même la mort, c’est bien ainsi que sa vie est devenue fructueuse, riche pour tant et tant de personnes. J’en connais, de ces personnes, et vous, je pense vous aussi.
De nos jours, il y a des gourous qui envoûtent par de belles paroles qui touchent, qui rejoignent le fond de notre être. Mais à la différence de ces gourous, Jésus qui rejoint le fond de notre être aussi vit une vie engagée, il paie de sa personne pour relever les autres, il en meurt. Et sa vie est féconde : nombreux sont ceux qui mettent leurs pas dans ses empreintes.
Voilà que Jésus fait donc voir sa vie aux Grecs. Ainsi il lève aussi le voile sur leurs vies, et sur nos vies, sur la vie justement de ceux qui mettent leurs pas dans ses empreintes. Car Jésus nous invite, de manière étonnante, à avoir le même regard que lui sur la vie, sur notre vie. Il dit : « Celui qui aime sa vie, la perd, et celui qui cesse de s’y attacher en ce monde la gardera pour la vie éternelle. » (TOB) Jésus ne parle plus de lui, il parle de nous
« Cesse de t’attacher à ta vie. » Franchement, on a envie de hurler quand on entend ça, et pourtant c’est ainsi que notre vie sera vraie vie. Pour le dire avec d’autres mots, seul celui qui lâche a les mains libres. Seul celui qui sait lâcher a les mains ouvertes, et devient ouvert pour l’autre. Cesse de vouloir avoir ta vie que pour toi. Cesse de considérer ta vie comme quelque chose qui est uniquement à toi. Ta vie que tu aimes et que Dieu aime ne t’appartient en fait pas. Elle n’est pas uniquement à toi. Essaie de voir plus grand. Déjà tu reçois ta vie des mains de Dieu. Et c’est dans les mains de Dieu que ta vie se trouve – avec tant d’autres vies. Quand tu peux ainsi lâcher, te lâcher, un espace pour de nouvelles possibilités s’ouvre devant toi. Quand tu peux ainsi cesser de t’attacher à toi, tu es libre pour les autres, tu es libre, vois-tu ? Ta vie devient féconde. Tu vis, enfin !
Le plus grand ennui, disait Victor Hugo, c’est d’exister sans vivre. « Cesse de t’attacher à ta vie. » Celui qui ne fait que protéger sa vie, qui ne fait que se ménager, qui se met en retrait, qui se retient toujours ne peut véritablement connaître la vie ; il la perd au contraire, car sa vie devient vide, ennuyeuse, stérile.
« Cesse de t’attacher à ta vie. » J’ai trouvé une traduction qui dit : Hais ta vie. Haïr sa vie – non, c’est une erreur de traduction. Jésus en bonne tradition hébraïque parle de détachement, de prise de distance, il s’agit de priorité, de hiérarchie.
« Cesse de t’attacher à ta vie. » Ça ne veut pas dire se haïr, se déprécier, se négliger ou rechercher la souffrance. Sache bien que Jésus ne se rêve pas en martyr. Il n’est pas non plus enflammé d’ambition et ne brûle pas sa vie par les deux bouts. Il y tient à la vie. Au moment de réaliser la souffrance à venir, il prie : « Père, si c’est possible, éloigne de moi cette coupe de douleur. » Jésus est un homme cordial, reconnaissant, rempli de joie de vivre, ses ennemis lui reprochent d’être « un glouton et un ivrogne » (Mt. 11, 19). Il aime la vie qu’il a reçue des mains de Dieu et dans la main de Dieu il se voit avec la vie de ceux qui sont autour de lui. Il aime la vie et vit l’amour.
« Celui qui aime sa vie, – et j’ajoute : et ne voit que sa vie - la perd, et celui qui cesse de s’y attacher en ce monde la gardera pour la vie éternelle. » Voilà une différence notable avec un quelconque gourou de notre époque: Jésus ne présente pas de miroir aux alouettes, il ne promet pas une vie de félicité, de facilité. Au cœur de ta vie qui peut être dure et qui à la suite de Jésus comporte un engagement, des choix avec des possibles souffrances, tu peux y aller, même dans ce qui te fait peur et t’inquiète. Tu découvriras que de manière inattendue tu seras porté. Et tu découvriras la vraie vie, la vie sans fin, ta vie dans la main de Dieu avec tant d’autres vies. Alors ne te soucie pas de ce qui va suivre. N’aie pas peur pour ta vie. Personne n’atteint l’autre rive de la mer s’il attend que les vagues s’arrêtent.
« Celui qui aime sa vie, la perd, et celui qui cesse de s’y attacher la gardera pour la vie éternelle.» Encore trois clins d’oeil. Le grand médecin Albert Schweitzer a découvert en cette parole le leitmotiv de sa vie ; la vie est service, en a-t-il conclu pour lui. L’écrivain russe Dostoïevski met ce verset au début de son livre "Les Frères Karamazov".
Et je termine avec un troisième clin d’œil, un poème de Dietrich Bonhoeffer, pasteur allemand, connu surtout pour son engagement face à Hitler, qui lui coûta la vie. Bonhoeffer n’a pas recherché souffrance et mort, mais il a cherché à rester auprès de ce Jésus qui aime la vie et qui vit l’amour. Bonhoeffer a cessé de s’attacher à sa vie pour découvrir dans la main de Dieu la vie des autres. Devenu prisonnier, entre sérénité et agitation inquiète, il se sait, avant tout, appartenir à Dieu. Il écrit :
Qui suis-je ? Souvent, ils me disent
Que de ma cellule je sors
Détendu, ferme et serein,
Tel un gentilhomme de son château.
Qui suis-je ? Souvent ils me disent
Qu'avec mes gardiens je parle
Aussi librement, amicalement et franchement
Que si j'avais à leur donner des ordres.
Qui suis-je ? De même ils me disent
Que je supporte les jours de l'épreuve,
Impassible, souriant et fier,
Ainsi qu'un homme accoutumé à vaincre.
Suis-je vraiment celui qu'ils disent ?
Ou seulement cet homme que moi seul connais,
Inquiet, plein de désir, malade; pareil à un oiseau en cage,
Cherchant mon souffle comme si on m'étranglait,
Avide de couleurs, de fleurs, de chants d'oiseaux,
Assoiffé d'une bonne parole et d'une espérance humaine,
Tremblant de colère au spectacle de l'arbitraire
et de l'offense la plus mesquine.
Agité par l'attente de grandes choses,
Craignant et ne pouvant rien faire
pour des amis infiniment lointains,
Si las, si vide que je ne puis prier, penser, créer,
N'en pouvant plus et prêt à l'abandon.
Qui suis-je ? Celui-là ou celui-ci ?
Aujourd'hui cet homme et demain cet autre ?
Suis-je les deux à la fois ?
Un hypocrite devant les hommes
Et devant moi un faible, méprisable et piteux ?
Qui suis-je ? Dérision que ce monologue !
Qui que je sois, Tu me connais :
Tu sais que je suis tien, ô Dieu ! »
Bonhoeffer termine donc ainsi : Tu sais que je suis tien, ô Dieu. Cette phrase naît lorsqu’on vit avec celui qui a montré aux Grecs sa vie et notre vie. Tu sais que je suis tien, ô Dieu. Dans ta main. Celui qui lâche a les mains libres pour aimer. Et ouvertes pour s’en remettre à Dieu. C’est ainsi que, comme Jésus, tu peux aimer la vie. Et vivre l’amour.
Amen !