Dans notre société actuelle, il existe des formules « chocs ». Des phrases, lorsqu’elles sont employées, qui balaient d’une main tout ce qui a été dit précédemment. En ce qui me concerne, je les ai régulièrement entendues dans les milieux économiques et en particulier dans un cadre bancaire. On les entend aussi souvent dans la bouche des politiciens. Croyez-moi, les églises ne font pas exception à la règle.
Essayez pour voir, n’hésitez pas à dire dans une conversation sérieuse : «Soyons pragmatiques !» Lorsqu’une telle phrase est énoncée, je suis régulièrement étonné par l’effet qu’elle produit. En même temps, si l’on prend un peu de recul, il faut bien reconnaître que lorsque l’on dit cela, on n’a finalement pas dit grand-chose.
Mais à propos, de quoi parle-t-on ? Si vous ouvrez un dictionnaire, vous constaterez la définition suivante. Prenons l’exemple de la politique. Sur ce plan, un engagement ou une réflexion pragmatique signifie une politique fondée sur l’action, la pratique et cautionnée par l’efficacité (Le Petit Larousse). Du grand art que tout un chacun peut entériner. A partir de là, les choses sérieuses commencent : comment y arriver ?
Au cœur de ma réflexion, je souhaite dissocier l’approche du pragmatisme que l’on a vu apparaître aux Etats-Unis vers la fin des années 1800. Mes cogitations se limiteront à notre utilisation actuelle de ce terme. Je soupçonne cette pensée « pragmatique » contemporaine d’être à l’origine de grandes simplifications. La vie est faite de complexité et de subtilité. Ce que l’on voit ou perçoit au premier abord peut être intéressant ou prometteur. Parfois, il est cependant précieux d’aller découvrir ce qui se cache derrière, ce qui n’est pas forcément dit. Avec une telle démarche, il va falloir quitter les visions binaires, le noir ou le blanc; bref il va falloir emprunter des approches multiples et variées. Quitte à être parfois désarçonné, bousculé ou chamboulé.
A leur façon et sur ce plan, les israélites avec Moïse et la manne, comme la foule présente auprès de Jésus lors du miracle de la multiplication des pains et des poissons; ces foules empruntent les mêmes chemins.
Demeurons au cœur de l’exemple que l’Evangile de Jean nous relate ce jour. Visualisons ce qui précède cette intervention. Une foule immense est avec Jésus, elle l’écoute et suit ses enseignements. Arrive le moment de renvoyer ces gens chez eux. Il n’y a pas de quoi nourrir cette grande foule. Jésus prend cinq pains et deux poissons et réussit à nourrir toutes les personnes présentes. Le miracle est grandiose et magistral. Il y a maintenant de quoi être étonné, ébloui, enthousiasmé. L’envie de suivre Jésus et d’assister à d’autres miracles devient une curiosité à assouvir. Mais au fait, pour quelle raison le suit-on ?
Dans notre texte tiré de l’Evangile de Jean, Jésus semble ne pas être dupe. Il perçoit toute l’ambiguïté de cette foule énorme qui le suit. Jésus se rend compte que ces personnes sont essentiellement présentes pour son enseignement et pour les miracles accomplis. Très bien ! Et peut-être en aurions-nous fait autant ? Reconnaître le pouvoir de Jésus est une chose. Pénétrer la signification des miracles en est une autre. L’être humain est ébloui par le côté clinquant et immédiat des miracles. Ils suscitent et éveillent de l’intérêt. Il s’agit d’une première approche. Elle ne peut suffire.
Une note de la TOB (traduction œcuménique de la Bible) nous recentre au cœur de la réflexion : « La foi naît de la reconnaissance des œuvres de Jésus comme signes.» Les miracles signifient quelque chose d’important. Ils renvoient à la perception même, à la manière de comprendre l’amour de Dieu. Il s’agit d’éviter l’écueil que l’on peut imager par ce proverbe explicite et quelque peu abrupt : «Lorsqu’on lui montre la lune du doigt, l’imbécile regarde le doigt.».
Dans l’Evangile, cette histoire de pain n’a pas fini d’être abordée. Plus tard, elle sera également associée à la Cène, au dernier repas de Jésus. Dans nos quelques versets, Jésus clarifie, recentre et approfondit. Il faut dire également que la base même de la nourriture du temps de Jésus est composée essentiellement de galettes de pain – du moins pour les plus pauvres parmi la population d’alors. On trouve aussi des lentilles, de l’huile, des figues et des fruits secs. Le miel était occasionnellement prisé.
Lorsque Jésus dit, à la fin de notre texte : «C’est moi qui suit le pain de vie.» (v. 35), les personnes présentes savent, au travers de l’image évoquée, que le pain est central et essentiel dans l’alimentation de ce temps. Sur le plan spirituel, Jésus devient celui qui nourrit et qui fait vivre.
A notre époque, l’alimentation est investie et chargée de beaucoup de significations. Il y a de multiples enjeux autour de ce que nous mangeons. Nous le savons, manger ne s’arrête pas à la question de nous alimenter. Du moins dans nos régions du monde où la survie n’est pas un enjeu dans notre assiette. En élargissant la thématique, nous nous posons de manières très diverses cette question fondamentale: qu’est-ce qui est réellement pour moi nourriture et source de vie ?
Pour terminer je vous invite à laisser résonner ces quelques lignes de la pasteure Francine Carrillo :
«On rêve d’un baume sur sa blessure, d’une autre nourriture.
Que respire enfin la lumière sous le cœur en jachère !
Il y a bien une sortie de l’errance, un horizon de délivrance.
Consentir pour cela à un Dieu très bas,
comme un visage à l’envers de toute image,
où l’Amour devient pain en partage.
Il arrive qu’on soit
relevé de son désespoir,
par la mémoire de ce divin consentement
à s’installer dans la faiblesse
pour en sauver la promesse. »
Amen !