Moi qui croyais connaître la musique ! Et pourtant, ce matin, je vous l'avoue, je n'y entends rien. C'est chacun son domaine et la messe sera dite ou presque : aux instrumentistes leurs instruments, aux solistes leur partition, au chœur les chants, aux officiants la liturgie, au pasteur sa prédication, et à Jésus ses miracles. Mais voilà, c'est ainsi, l'Evangile ne lasse pas de surprendre.
Ah, ce refrain d'Evangile; avec Jésus au plus juste de sa partition de Sauveur, et pour ce dimanche, une guérison en pâture à nos oreilles. Eh bien, face à ces mots sans cesse rabâchés depuis 20 siècles, moi qui croyais connaître la musique, je n'y entends rien.L'Evangile, comme une mélodie que notre entendement déchiffre encore et encore. Alors ce matin, ici à Payerne, où l'on redécouvre avec ravissement ce que peut-être on croyait connaître de l'œuvre de Schubert et de tant d'autres, tirons de l'œuvre de Dieu une note d'Evangile et faisons-la sonner haut et fort au cœur même de la fête.
A dérouler, tambour battant, le récit du sourd-muet guéri comme une évidence; à claironner la victoire de Jésus sur la maladie comme l'argument dernier qui emporterait aussitôt l'adhésion des foules, je manquerais de prêter oreille attentive à ce récit de miracle et compte m'en serait demandé : mais quelle musique nous chantes-tu là, prédicateur ? Faisons donc silence du bourdonnement des interprétations prétendument autorisées, et approchons-nous, en modestes auditeurs de la Parole.
Et bien, d'abord, je n'y entends rien, et je vous l'affirme, vous non plus. Et ce n'est pas d'être sourd, c'est parce qu'il n'y a rien à entendre ! Ou presque. Jésus ne berce pas ses auditeurs d'une mélopée de chaman, Jésus ne fait pas spectacle d'un pouvoir de guérisseur à la baguette magique.
Il prend ce sourd à l'écart, loin de la foule, loin des oreilles pour entendre, loin des yeux pour voir et loin des langues pour commenter. Nous entrons là dans une intimité, l'intimité d'un silence, d'un manque, d'une souffrance. Cet homme est sourd et muet.
On a requis Jésus, pour lui imposer les mains, à cet enfermé sur lui-même, mais Jésus ne lui impose rien. Pas même les mains. Non, Jésus touche, crache, soupire. Il ne joue en rien la partition attendue du rituel. Il n'impose pas les mains, ce geste instamment demandé, mais ambigu. Imposer la main se veut signe de transmission d'un « quelque chose » qui viendrait de Dieu, mais dans le mouvement de la main, on peut aussi comprendre l'autre, mis à distance : toute la distance qui sépare celui qui donne de celui qui reçoit.
Jésus ne transmet rien d'un « pouvoir » qu'il tiendrait de son père; ce jour-là, à l'écart, il n'est en rien le Jésus triomphant sans coup férir du malheur, et nul n'y reconnaîtra cette incontournable figure du salut éternel de l'humanité souffrante. Non, Jésus n'est là qu'un homme, qui peine de la peine de l'autre, il est frère humain intimement lié, au hasard de cette rencontre, à la souffrance d'un inconnu qu'on lui amène.
Toucher, cracher, soupirer. Donc.
Toucher ! Instinctivement, je recule devant cette trop grande proximité : les doigts dans les oreilles, cracher et toucher la langue; Jésus dans une intimité corporelle très forte avec celui qui ne dit même pas son nom, dont l'impureté fut certainement stigmatisée par ses pairs. Oh, on les entend les voisins, les malins, les sûrs d'eux-mêmes, persiflant leurs « Qui de lui ou de ses parents a péché pour qu'il vive ainsi prisonnier de son impureté, lui le sourd, lui le muet ? »
Mise à l'écart au temps du Christ, que la théologie d'alors justifie. D'un geste Jésus franchit cet abîme du préjugé.
Cracher, toucher, soupirer. Donc.
Cracher ! Comment ça, cracher ? Cracher c'est mal, cracher c'est sale. De salive et de langue ! C'en est trop ! Notre morale hygiéniste réprouve ! Alors laissons aux commentateurs inspirés ne pas manquer de comparer ce geste du miracle aux récits profanes de l'époque et d'en conclure doctement au genre littéraire prototypé, dit « de la guérison solennelle », ou que sais-je encore. Venons-en au soupir.
Soupirer, cracher, toucher. Donc.
Soupirer ! De quel soupir ? Je l'ignore, je ne l'explique pas. Qui réduirait ce soupir tourné vers Dieu aux arguments d'un discours intelligemment construit ? Quoi qu'il en soit de ce soupir, intuitivement, nous le comprenons, sachant ce soupir en nous-mêmes, ô combien : soupir d'humain, un pas en avant, les yeux au ciel, pour une embellie de vie demandée, un pas en arrière, le regard rivé au sol, au souvenir des embûches passées et présentes.
Ce matin nous sommes face à cette rencontre de gestes et de soupir entre Jésus et ce sourd-muet. En toute humanité. En toute compassion. Puis Jésus dit un seul mot : « Effata ! » « Ouvre-toi ! » As-tu bien entendu, auditeur ? As-tu bien entendu, prédicateur ? Jésus dit : « Ouvre-toi ! » Jésus dit à un sourd qui n'entend pas : « ouvre-toi ! »
Jésus défie l'entendement de l'auditeur que tu es et du prédicateur que je suis et je n'en crois pas mon oreille comme tu ne peux pas en croire ton oreille : voilà qu'il ordonne à qui ne peut l'entendre, d'entendre ! Et qui ne l'entend pas, entends. Vous y entendez quelque chose, vous ? Moi je n'y entends rien ou si peu, enfin … si peu et tellement à la fois.
Si peu que nous n'expliquons rien. Si peu, qu'un instant, incrédules, nous chercherions bien malgré nous la fausse note, la rature du copiste, l'ellipse de l'Evangéliste, le genre littéraire et que sais-je encore, qui dissoudrait l'inexplicable de ce récit, l'impossible de cette parole – effata – adressée à qui ne l'entend pas. Explications qui boucleraient au double tour de notre intelligence et de notre prétention l'énigme de cette guérison, la renvoyant dans la tombe muette des choses que l'on a expliqué et sur lesquelles il n'y a plus à revenir.
En ce témoignage d'Evangile, entendre si peu et tellement à la fois. Tellement, qu'en cet instant, cœur du récit, ce seul mot d'ouverture – effata – devient vibration infime de l'air, fredonnement de l'amour de Dieu qui sauve du silence et qui fait instantanément chanter de joie des myriades d'anges, à l'unique motif de la guérison d'un sourd, d'un muet.
Si peu et tellement à la fois. Si peu : un seul mot. Et tellement que l'ouïe lui vient. Tellement que la parole naît à ses lèvres. Tellement, infiniment, qu'il sera désormais écrit pour les siècles des siècles, qu'en un soupir, qu'en un mot, Jésus casse toute vieille habitude rabâchée de désespérer du pouvoir de Dieu et du prétendu savoir des hommes.
C'est du Jésus tout craché, cette guérison à l'écart et en toute compassion. Compassion de l'homme pour l'homme : Jésus touche parce qu'il est touché. Un Jésus proche. Et un Jésus inaccessible tout à la fois. Proche dans le geste que l'on reconnaît et inaccessible dans l'écart qu'il met entre lui et la foule, comme si le mystère ne pouvait opérer que dans une discrétion à la mesure de sa compassion.
Effata : « Ouvre-toi ! » Ouverture sans condition à la rédemption : entendre et parler, écouter et chanter, voir et marcher, Vivre. Tout l'Evangile se fait caisse de résonance de ce seul mot : Effata ! Ouvre-toi ! Entend ! Parle ! Respire ! Vois ! Marche ! Et chante ! Je n'ai rien expliqué mais vous avez très bien entendu : Effata ! Afin que vous chantiez vous aussi de toute langue et de toute oreille !
Que vous unissiez vos voix aux anges des cieux ! Il ne vous dira rien de plus ce matin. C'est si peu et tellement. Effata ! « Ouvre-toi ! »
Amen !
Effata : ouvre-toi !
Aucun résultat.