« Allô Jonas ! Je…»… « Ah non, c’est de nouveau cet engin ! », soupire le Seigneur. Après un silence, on entend un déclic ; puis une voix déformée, qui glisse sur les ondes vides : « Ici Jonas, fils d’Amittaï, prophète du Seigneur. Vous pouvez me laisser un message après le son du Shofar, et je répondrai dès que possible. »
« Dès que possible, tu parles ! » s’impatiente le Seigneur. « Cela fait la septième fois que j’essaie de le rappeler. La première fois, quand il m’a répondu, il m’a dit : « Je pars tout de suite ! » En effet, il est parti tout de suite, mais il a pris la ligne à l’envers ! Sur la bande lumineuse qui défile, ce n’est pas écrit Ninive, mais Tarsis. Soit il est très distrait, soit il me mène en bateau… »
Dans la demeure désertée du prophète, le voyant lumineux de son appareil à oracles clignote. Le lit est défait, le placard vidé. Sur le lit, quelques dépliants touristiques surnagent parmi les vagues de la couverture froissée, dont l’un reste déplié. On peut lire : « Tarsis, le bout du monde à portée de votre rêve. »
A l’autre bout de la ligne, le Seigneur reste avec le combiné dans la main, très préoccupé.
« Mais il rêve, qui cherche-t-il à fuir, sinon lui-même ? Il n’y a pas de salut dans la fuite. Il faut qu’il se jette à l’eau et voie le visage d’un Ninivite pour se retrouver. Je vais le rejoindre. »
Tandis qu’il repose le combiné à oracles, sa Parole en vis-à-vis s’adresse à lui, avec une nuance d’amusement : « Oui Père, je le sais bien qu’il n’y a pas de salut dans la fuite ! Je t’avoue que j’y songerai dans le jardin de Gethsémané ! Mais es-tu bien sûr qu’il ne faudrait pas un autre signe que celui de Jonas pour que tous les humains comprennent enfin ? Ils sont parfois tous très Ninivites, il faut beaucoup de confiance pour leur faire confiance ».
Son Père lui sourit avec tendresse : « Oui, je le vois bien avec mon prophète Jonas. Mais je veux rester confiant. En Toi et en eux. Lorsque tu seras entré dans les eaux du Jourdain, puis dans cet autre baptême qui me brise le cœur autant qu’il te brisera les jambes et t’arrachera le souffle, ils comprendront enfin quand ils te reverront. Tout ne finira pas alors en queue de poisson !
Ils comprendront, je l’espère et le crois, que ce n’est pas moi qui les mène en bateau. Je désire justement qu’ils choisissent la vie, arrêtent de fuir, de mentir, de s’entredéchirer en brisant les alliances de confiance et de s’excommunier les uns les autres en pensant me faire plaisir. Non, mon fils, le signe de Jonas, c’est une bonne histoire et je souhaite qu’elle soit racontée encore longtemps, comme – comment appellent-ils déjà ces histoires qui parlent si fort au cœur des enfants comme des parents ? »
-« Les contes ? »
-« C’est cela ! Les contes…»
-Allô, jeunesse, adultes et aînés, paroissiens, amis pèlerins sur les ondes de ce dimanche matin, où allez-vous ? Dans quel périple êtes-vous embarqués ? Le conte prophétique de Jonas s’adresse évidemment à chacun de nous aujourd’hui. Avec cette question à la clé : « Pourquoi Jonas n’a pas obéi à l’ordre de Dieu » ? « Qu’est-ce qui fait obstacle dans son cœur, lui qui, pourtant, a reçu une vocation prophétique ?»
Quels sont les obstacles dans nos cœurs, à nous qui avons reçu vocation en humanité, pour devenir pleinement ce que nous sommes appelés à être, en relation avec un Dieu qui nous fait vivre de pardon et de confiance, tournés les uns vers les autres ? Serions-nous en train de jouer à cache-cache avec Dieu ou avec nous-mêmes ? Et pourquoi ? Il y a parfois, souvent, des raisons qui ont du poids et peuvent nous entraîner loin : par exemple, en ce qui concerne l’histoire de ce matin, le mot Ninive ne sonne pas agréablement aux oreilles d’un hébreu comme Jonas. La capitale du Royaume d’Assyrie évoque des faits plutôt sinistres. Le roi Sennakérib était venu assiéger et asservir le royaume du Nord d’Israël au septième siècle avant Jésus-Christ. Toutefois en 612, l’Assyrie a été soumise par Babylone.
Quand le livre de Jonas est écrit, probablement au troisième siècle avant Jésus-Christ, l’Assyrie et Ninive ne constituent plus une menace. En fait ils n’existent probablement plus. Ninive, telle que dépeinte dans ce conte prophétique, c’est plutôt une ville générique, pour représenter un monde détourné de la volonté de Dieu, c’est-à-dire pris dans ses contradictions et son manque de vision claire de ce qui est bien ou mal. Ninive la grande ville, c’est une mégapole qui fait peur, parce qu’elle a des mégaproblèmes à solutionner dont on ne voit plus les frontières ; les rues n’y sont certainement pas sûres, et les gens doivent s’y sentir plutôt anonymes, et apprennent à exercer la méfiance.
Ninive, pour Jonas l’hébreu, c’est l’étranger, avec tout le négatif qu’on peut projeter sur ce mot, en refusant d’en voir la parenté chez soi. Parce que Tarsis aussi, c’est l’étranger. A peine un peu plus exotique, vaporeux comme un mirage. La réalité ne serait-elle simplement pas que les Ninivites ressemblent pas mal à Jonas. Donc, à nous ? Et s’ils ne sont pas bien différents, ils sont aussi à l’image de Dieu, et Dieu se préoccupe d’eux.
Ce qu’il attend alors de son prophète, c’est un peu de solidarité avec ces païens qui ne distinguent plus leur droite de leur gauche. Troublant, un Dieu dont l’amour et le désir de faire alliance et pardonner n’a pas de frontières. Certainement désécurisant quand on croit être dans un plus juste chemin que les autres. Peut-être est-ce une des raisons qui font que le prophète dont le prénom signifie « la colombe » s’en va à tire-d’aile vers l’autre bout du monde. Peut-être là-bas, sera-t-il hors de portée de Dieu et de la parole qu’il doit porter de sa part?
Faut-il le dire ? Ce n’est pas le fait de partir en vacances aux antipodes qui est incriminé. Ce n’est pas non plus l’intention tout à fait saine de s’offrir des temps de respiration pour reprendre force et esprit au milieu d’une vie stressante et agitée ! Mais plutôt la fuite, la distance mise par rapport à la vie que Dieu nous propose. Et on peut fuir en ne bougeant pas. Un écran, d’ordinateur ou de télévision, c’est fou ce que ça peut faire écran parfois !
La vie que Dieu nous propose prend un visage nouveau matin après matin, à l’écoute de sa Parole, de son Esprit. Il peut s’agir d’une ambassade délicate, envers des personnes présumées hostiles, il s’agit aussi parfois de circonstances, de démarches que nous n’avons pas envie d’affronter, car nous les voyons hautes comme des montagnes. Alors que la Parole de Dieu est claire : « Je suis avec toi, je t’aiderai à passer, à trouver une porte, un chemin, à travers ces circonstances, ce changement de travail, cette période de chômage, cette démarche de réconciliation, ce traitement contre une maladie qui fait peur, cette vieillesse qui grignote peu à peu ton autonomie.
« Allô, Jonas, je m’y jetterai à l’eau, avec toi. » Ne t’embarque pas dans n’importe quelle galère ! Mais Jonas « a pris les ailes de l’aurore pour habiter au-delà des mers ». Enfin, il a essayé. Que celui d’entre nous qui n’a jamais été tenté de fuir refuse de lui jeter la bouée de secours. Jonas s’est embarqué loin de Dieu. Mais comme la Parole de Dieu n’a pas de frontière, et que le prophète a appris à en vivre, il continue de la porter sur son navire, le « Tarsis-Express ». Et elle lui reste sur l’estomac. D’ailleurs notre touriste n’est pas sur le pont du navire, dans sa chemise à fleurs en train de humer les embruns avec délices, il est à fond de cale, dormant comme un malheureux. Il préfère se faire oublier et oublier, le autres, lui-même, la vie, la mort, Dieu. Jonas en écrase avec son secret écrasant.
Mais aller à contre-Parole, à contre-Esprit, cela fait du vent contraire, et détraque la météo et la digestion du bateau, dont l’estomac pèse lourd aussi. La mer en est remuée, violemment. Le Tarsis-Express a le mal de mer, au risque de vomir son équipage.
Si Jonas est aux abonnés absents sur la ligne de prière, les marins du navire, eux, se rappellent bien vite au souvenir de leurs divinités. Seulement ils ne les connaissent pas trop bien, ces divinités. Ils n’ont pas forcément le mode d’emploi pour s’adresser à elles, au contraire de Jonas.
Doivent-ils chercher une parole au ciel ? Mais qui va aller la chercher, grimper sur le mât dans la tempête ? Doivent-ils aller au-delà des mers ? Le bateau est mal barré. Il tourne en rond secoué par les vagues au risque de tomber dans la gueule béante des abîmes. Il faudrait que cette volonté des dieux soit toute proche et parle dans le cœur, la bouche. Alors les marins sortent leur portable de leur poche de poitrine : « Allô, j’égoutte et j’écoute. ». Ils convoquent tout le panthéon, par SOS, SMS, SVP. Pas de réseau. Sauf le portable à oracles de Jonas qui sonne, mais il dort trop fort.
« Qui sème le vent récolte la tempête », affirme le dicton. Les marins tirent donc au sort pour savoir qui est le responsable du malheur qui les frappe. Les dés sont jetés. Le sort désigne Jonas. Les marins regardent le capitaine, qui regarde vers sa cabine, où sont déposées en lieu sûr les pièces d’or de cet homme qui a affrété leur bateau.
Manifestement, il n’y a plus de lieu sûr quand la mer et les dieux se déchaînent. Il faut qu’il leur parle de cet étranger, qu’il leur dise pourquoi il est là, ce qu’il a fait ! « Eh toi, comment arrives-tu à dormir ? Tu ne tiens pas à ta vie ? Sors ton portable à paroles, appelle ton Dieu. Qui es-tu, en fait, pourquoi es-tu là ? »
Et Jonas pris par le mal de mer et remis en face de ce qu’il a fait, déballe tout sur le rude sol de la cale : « Je suis hébreu. J’ai en effet un Dieu, créateur de la terre, du ciel et de la mer et probablement des tempêtes ! Il a fait alliance avec mon peuple. A moi, il m’a demandé de porter une parole de sa part à Ninive, la grande ville. Je suis parti en sens inverse et je crains fort qu’il n’exprime son opposition à mon projet de façon assez vigoureuse. »
Le capitaine et l’équipage sont évidemment horrifiés. Ils ont un pestiféré à bord, qui a détourné le bateau droit sur la colère de Dieu. Et les voici pris en otage dans cet acte de terrorisme spirituel. Un Dieu contrarié, tout le monde sait que cela doit faire très mal. « Et je fais quoi moi, maintenant ?», gémit le capitaine ? « Mes marins ont déjà jeté par-dessus bord tout ce qu’ils pouvaient de la cargaison. »
« Il vous reste une chose à jeter », conclut Jonas en tremblant. « Moi ! Balancez-moi à l’eau, vers le fond des flots, le néant, là où même un dieu doit hésiter, tellement c’est sombre et profond. Jetez-moi avec cette parole qui pèse si lourd sur mon estomac et vos têtes et Dieu se trouvera certainement un autre messager ! »
Et ainsi fut fait. Du moins pour la première partie de ce que demande le prophète. Car pour la suite, vous le savez comme moi, Dieu ne change pas facilement d’avis ! Ce qui nous importe surtout maintenant, c’est que, Jonas, confronté à sa peur et n’ayant plus aucune échappatoire possible, cesse de fuir. Avec un certain courage désormais, il se jette à l’eau ou plutôt, il s’y fait jeter, pensant certainement apaiser la colère de Dieu.
Et nous voyons qu’il apaise la colère des éléments et que cela impressionne énormément les marins. Mais il y a là encore bien davantage qu’un Dieu qui fait de grands miracles. Il y a là un signe dont parlera Jésus dans les Evangiles, en réponse à des contradicteurs roués qui lui demandent de prouver sa divinité avec des signes impressionnants. Le signe de Jonas témoigne effectivement du fait que la Parole de Dieu se fait jeter à l’eau. Mais aussi que Dieu l’en retirera. Dieu ne prend pas son parti d’une situation humainement sans issue. Ni pour Jonas, ni pour son fils . « Je me couche aux enfers, te voilà !», proclame un autre prophète, l’auteur du Psaume 139. « J’ai dit : au moins que les ténèbres m’engloutissent… pour toi, les ténèbres sont comme la lumière. Dieu, que tes projets me dépassent, je me réveille et me voici encore avec toi. »
Amis, il reste trois chapitres à cette histoire de Jonas. Il reste plusieurs chapitres à notre histoire en alliance avec Dieu. Il reste une présence, présente au cœur de nos absences mêmes ! « A l’eau Jonas !», vous pouvez l’orthographier de deux façons. L’important est de ne pas oublier que la Parole de compassion et de pardon se jette à l’eau avec lui, comme avec nous.
Et sachez et croyez que Jonas ressortira avec elle et se rendra à Ninive, bien plus vivant, découvrant peu à peu qui est vraiment son Dieu, le Dieu de Ninive et des Hébreux, des chrétiens et des humains. Il est le Dieu vivant qui nous sauve de la nuit et de nos exils.
Amen !
« A l’eau Jonas !»
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