Traverser nos solitudes

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Etre seul, se trouver tout seul. Le mot est lâché, avec les images et les impressions qui nous viennent à l’esprit quand nous prononçons ce mot : la solitude. Pour beaucoup d’entre nous, la solitude renvoie plutôt à des expériences négatives. Il est arrivé qu’on se retrouve seul, et la plupart du temps on n’a pas aimé ces moments-là. Je pense par exemple à cette femme qui s’est mariée à l’âge de vingt-cinq ans. Un garçon et une fille sont nés pour former le cercle familial. On vit à la campagne, entourés de verdure et d’espace; on est heureux.
Pourtant, après treize ans de mariage, c’est le drame. Son mari est victime d’une hémorragie cérébrale; en deux heures, tout est fini. La jeune femme a trente-huit ans. Le coup est terrible, tout bascule en un instant. Dorénavant, il faudra faire face toute seule à de nouvelles responsabilités envers les enfants. Seule encore, il s’agira de répondre à une multitude de problèmes. Plus de conjoint ni pour partager les préoccupations, ni pour prendre les décisions. C’en est terminé des conseils et des opinions partagés en couple à l’heure du café.
Bien sûr, il y a les enfants, les parents qui sont encore là. Il y a les sœurs, les amis et les voisins. Heureusement. Mais tout de même, il reste ce sentiment de la solitude qu’elle partage en ces termes : «Je suis seule. Comme si je me trouve sur une île, avec tout autour un vide.» Au milieu de cette obscurité, cette femme a pu compter sur Dieu, qui est venu à son aide; ce Dieu Tout-puissant comme elle l’appelle, qui a pourvu à ses besoins. En s’appuyant sur sa présence et avec les encouragements des paroissiens, elle a pu, dit-elle, tout surmonter. Elle termine son témoignage ainsi : «Je peux dire que dans ma solitude, je suis certes un peu triste et nostalgique, mais non pas malheureuse.»

La solitude s’apparente ainsi souvent à une expérience douloureuse, qui produit un manque. C’est une solitude qu’on subit, qui paraît comme la rupture d’une attache qui est essentielle; elle ressemble à un arrachement, elle produit un vide. Pourtant, la solitude peut revêtir d’autres contours et surgir comme une force, une dynamique constructive. Après mes vingt ans, j’ai eu l’occasion de passer cinq semaines en Angleterre, pendant les vacances universitaires, dans le cadre d’un séjour linguistique. Pour moi, le fait d’entreprendre ce voyage était un défi à relever. C’était la première fois que je me trouvais éloigné de mon pays, qui plus est en ne connaissant personne.
Quelques années plus tôt, mes parents m’avaient suggéré ce genre d’expérience. Parce que, comme on le dit souvent : «C’est bon de passer un temps en Allemagne ou en Angleterre, si l’on veut apprendre la langue du pays.» «C’est exclu !», avais-je pensé à l’époque. J’avais trop peur de me trouver seul; autrement dit, ma peur devant l’inconnu me semblait un obstacle infranchissable. Cependant, vous l’avez compris, j’ai fini par y aller, en Angleterre.
Et lors de mon séjour là-bas, un dimanche après-midi, j’ai emprunté un vélo appartenant à la famille de ma logeuse et je suis parti sans dire à personne où j’allais. J’ai commencé par me casser la figure sur le bord de la chaussée pour éviter une voiture qui arrivait en face, en plein sur moi. C’est alors que je me suis rendu compte que je circulais du mauvais côté de la route. J’ai parcouru une trentaine de kilomètres pour me trouver au bord de la mer, au milieu d’un beau paysage qu’on appelle les «Seven Sisters». Il s’agit d’une succession de collines qui ondulent le long du rivage; leur falaise tombe directement dans la mer.
J’ai parcouru ces collines, en goûtant à l’air du large. Le soir venu, il n’y avait plus âme qui vive. Alors je me suis couché, sur la plus haute des collines. J’ai regardé le ciel. Et cette pensée m’a traversé l’esprit : «C’est la première fois de ta vie où personne ne sait où tu es. Ni ta fiancée, ni tes parents, ni tes amis, ni ta logeuse. Tu es seul au monde.» J’ai apprécié cette expérience. C’est alors que j’ai compris que j’avais besoin de la faire, cette expérience. J’avais besoin de savoir si je pouvais supporter l’idée de me trouver seul, de me débrouiller seul. Ce dimanche après-midi sur la colline a servi pour moi d’épreuve, de test, de rite de passage. Comme si j’avais eu besoin de cette confirmation de ma capacité à me trouver seul; pour laisser l’enfance derrière moi, avec son cortège de peurs et d’insécurités de toutes sortes.

Il y a donc ces solitudes dramatiques qu’on ne choisit pas, qui sont douloureuses. Leur goût est celui de la tristesse. Et il y a celles qui sont nécessaires pour grandir, pour construire une vie vers la maturité. Leur goût est celui de la force. Ces solitudes-là, on va même jusqu’à les chercher. En réalité, cette dualité correspond rarement à la réalité. La solitude est plurielle. Elle est toujours la solitude de quelqu’un, une solitude précise, unique au monde. Elle vient dans une histoire et des circonstances particulières; avec cet entrelacement de joies et de difficultés qui est le lot de toute situation humaine.
Dans les faits, en toute situation de solitude, il se trouve de la tristesse et de la force, l’un et l’autre, du moins bon et du bon. On se trompe quand on voit la vie, le monde et donc la solitude en noir et blanc. Au final, la solitude est comme la vie, avec ses bons et ses mauvais jours. Il s’agit donc de me servir d’elle pour approcher la vérité de qui je suis. Car la solitude me renvoie à moi-même, à un vrai face-à-face avec moi.
S’il est un homme qui a rencontré des solitudes, c’est le Christ. On rappellera qu’il est célibataire. Au départ, Jésus vit une expérience déterminante: celle de son baptême, à l’âge de 30 ans. Pourtant, la première situation dans laquelle il est plongé aussitôt après est, justement, celle de la solitude. Une solitude longue et âpre, passée dans un désert. Quarante jours sans voir personne. Quarante jours avec du sable, des cailloux et lui-même. Juste lui et lui-même. Pas même un repas pour soutenir son moral ou se changer les idées. Au désert, Jésus rencontre le vide autour de lui et aussi en lui. Ce vide en lui, c’est le manque de nourriture, le manque de ressource, la faim qui le tenaille, puisqu’il est privé de pain. Dans la solitude de ce désert, Jésus mesure sa fragilité. Il apprend à résister. C’est grandi qu’il sort du désert. Il a tenu. Nous le savons tous, quand nous avons résisté à une épreuve, on en ressort plus fort qu’avant.

Dès ses premières paroles, dès ses premiers miracles, Jésus voit se dresser devant lui de fortes oppositions. On lui en veut pour ce qu’il fait, on n’aime pas ce qu’il dit. On le repousse. Plus encore, il connaît une solitude qui fait particulièrement mal quand on la vit: la solitude au cœur de sa propre famille. Jésus a probablement connu une enfance heureuse, dans un cadre familial uni et chaleureux autour d’une charpenterie à Nazareth. C’est ensuite que ça s’est gâté. Quand son ministère a commencé, la communion de sa famille s’est effritée. Jésus s’est trouvé seul au milieu des siens qui ne le comprenaient pas. Il s’est fait traité de dérangé dans ses propres rangs. Imaginez le tableau : subir la suspicion de la folie de la part de ses plus proches. Ses propres frères se désolidarisent de lui. Ils prennent leur distance, pendant que sa maman le regarde de travers.
Jésus a-t-il souffert de ce rejet? Oui, certainement. Comme souffrent tous ceux que la communion familiale a rejetés. Ceux qui se sentent décalés, en marge du cercle précieux. La solitude se mue en sentiment d’abandon. Cette peine, Jésus l’a assumée continuellement au milieu des siens. J’imagine que Jésus a souvent pleuré, en secret, sans que personne ne le sache. Ayant souffert lui-même, il te comprend toi qui, aujourd’hui, vit cette solitude-là. Et il te dit: «Tu n’es pas seul. Je suis avec toi. Je partage ton sentiment d’abandon. J’y ai goûté, souvent, longtemps. Mais tiens bon. Et prie avec moi.»

Prie avec moi. Justement, il y a eu ces quelques jours terribles où personne n’a prié avec Jésus. Avant qu’il ne donne sa vie, il s’est trouvé un soir dans un jardin, sous des oliviers. Conscient de la mort qui arrive pour se refermer sur lui, il crie son angoisse. Mais il n’y a personne pour le voir, ni pour l’entendre. Jésus commence ici le dernier bout du chemin, celui qui le conduira sur une croix. Ce dernier bout, Jésus le fait seul. L’Evangile nous dit qu’un ange vient à ses côtés pour le réconforter. Mais cet ange s’arrêtera là. Lui n’ira pas plus loin, tandis que Jésus, quand on viendra le prendre dans la nuit, lui s’enfoncera dans le noir de la solitude.
Jésus connaîtra l’abandon extrême. Quand les soldats viendront pour l’emmener à son supplice, ses amis fuiront rapidement. La suite se passera sans eux et sans nous. C’est normal, personne ne peut suivre Jésus jusqu’au bout. C’est trop dur, c’est trop lourd, c’est trop seul. A part lui, personne ne peut aller plus loin. Le Maître s’en va seul. Il est le seul qui peut sonder le noir absolu et en revenir victorieux. Pendu sur une croix, il est abandonné de tous, de son Père aussi, qui laisse la mort prendre son Fils. Alors il crie ces mots célèbres auxquels s’identifient tant de gens qui se sentent abandonnés: «Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné?» Le Père se tait, l’Esprit se retire, et le Fils meurt.

Beaucoup pensent que Jésus a connu la solitude telle qu’aucun homme ne l’a connue. Ce que je sais en tout cas, c’est que Jésus en est revenu. Cette maudite solitude, il l’a traversée et il l’a vaincue. En contraste avec ce qu’on vient d’évoquer, la lumière de sa résurrection rayonne comme une formidable espérance. Savoir que, par sa force de ressuscité, le Christ est capable de nous accompagner et de nous porter dans toutes nos détresses. En donnant sa vie et en ressuscitant des morts, Jésus a conquis ce pouvoir de nous bénir. Une bénédiction que je traduis comme une promesse qu’il te fait aujourd’hui: «Je ferai de toi quelqu’un de visité, quelqu’un d’accompagné, d’aimé toujours. Je ne te laisserai pas seul. Il n’y aura pas de ténèbres assez profondes pour que tu n’en reviennes pas. Je serai toujours avec toi. Je serai ton consolateur, ton protecteur, ton confident. Je te parlerai de l’amour du Père et je te le communiquerai.»
Jésus présent dans nos solitudes. Celles qui font mal et celles qui sont nécessaires à notre ressourcement. Puisqu’à côté de ces solitudes qui réclament une consolation, il y a des solitudes enviables, bénéfiques. Des solitudes heureuses que Jésus lui-même a particulièrement soignées. A plusieurs reprises, l’Evangile indique qu’il se retire pour se trouver seul, à l’écart, pour prier. Il se rend sur une montagne ou alors du côté de la mer, quand il n’embarque pas en solitaire. Il quitte la ville pour chercher le désert, les lieux éloignés, le Mont des Oliviers. Une entrée en solitude qu’il ordonne également pour ses disciples : «Quand tu pries, entre dans ta chambre, ferme la porte et prie ton Père qui est là dans le secret.» Cette solitude-là, c’est l’expérience du secret. Le secret, c’est l’intimité, un partage tellement précieux qu’il en devient un trésor, une richesse. Un secret. Cette solitude-là est excellente. Jésus en fait une large promotion. Etre seul avec Dieu, juste lui et moi. Rien que nous deux, dans l’immensité de son amour.

En son temps, Blaise Pascal avait découvert que tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est ne pas savoir demeurer en repos dans leur chambre. Effectivement, l’expérience d’une porte fermée est redoutable s’il n’y a rien derrière. Le vide fait peur et fait fuir. Pourtant, à ce sujet, Jésus fait une promesse : «Derrière la porte fermée de ta chambre, il y a quelqu’un, ton Père qui t’attend.» Ta chambre devient ainsi un lieu secret, un trésor caché, une aventure qui te mène au coffret de l’amour de Dieu.
C’est ainsi qu’une porte fermée devient une porte ouverte vers la plénitude. Jésus a régulièrement conduit ses amis à l’écart. Il les a conduits à devenir familiers de ces moments d’isolement. Nous en avons besoin pour recevoir les communications personnelles du Père. Ce temps du secret est donc une solitude indispensable. Que Dieu nous donne de conquérir ce temps précieux au sein de nos journées souvent remplies.

Amen !

Détails

Avec la participation de
Orgue
Gilberte Blatti
Musique
Josquin Piguet, cornet à bouquin