Écouter le culte :
Mes chers frères et sœurs,
Il est question de sagesse dans ce texte. C’est évidemment là une affaire importante. Commençons par quelques éclaircissements. La sagesse, c’est autre chose, c’est plus et mieux que l’intelligence. Plus d’un est intelligent et pourtant rien moins que sage. La sagesse est aussi plus et mieux que la science que l’on peut acquérir à l’école, au moyen des livres ou des conférences. Vous pouvez me croire : moi qui fais partie de l’université. Je suis bien placé pour savoir qu’il existe des savants, des gens bourrés de science et qui ne sont pourtant pas des sages. La sagesse est aussi plus et mieux que la ruse. Plus d’un qui s’est montré fort rusé dans certaines situations s’est révélé au contraire très sot malgré toute sa ruse.
Qu’est que la sagesse ? Elle est la science de la vie, on pourrait dire aussi : l’art de vivre. En effet, savoir vivre, c’est bien la plus grande des sciences et l’art le plus difficile. Faire de sa vie non pas un chaos qui mène au malheur, mais quelque chose de bien. Le sage est celui qui sait vivre comme il se doit. Mais comment acquérir cette sagesse et vivre en conséquence ?
Il n’y a qu’à vieillir, entend-on dire souvent. N’en croyez rien. Je suis un homme plutôt âgé; c’est pourquoi je sais bien que l’on ne devient pas sage parce que l’on vieillit. On fait des folies à tout âge. D’autres disent que c’est l’expérience qui rend les homes sages. Mais que d’expériences nous avons tous déjà faites sans pour autant être devenus sages ! Et les peuples d’Europe comme ceux du monde entier, que n’ont-ils pas expérimenté pendant les cinquante dernières années ! En ont-ils été rendus sages ? Autre chose : quelques-uns d’entre vous ont peut-être entendu prononcer le mot de « psychologie ». On désigne par là la science qui traite de la vie de l’âme. Beaucoup croient dur comme fer que si on la comprend bien et si on sait l’appliquer, on devient sage, on apprend l’art de vivre. Je ne veux pas médire de cette belle science, mais d’après ce que j’ai eu l’occasion d’observer chez des personnes qui se sont beaucoup occupées de psychologie, il m’est impossible de lui attribuer la vertu de nous rendre sages. Non : « La crainte de l’Eternel est le commencement de la sagesse » nous est-il dit. Bien, mais, au fond, qu’est-ce que la sagesse, cette science ou cet art de la vie ? Quel rapport a-t-elle avec la crainte de l’Eternel ? Méditons un peu cette question.
Je commencerai par vous rappeler un récit de l’Ancien Testament. Vous avez sûrement entendu parler du roi Salomon et de la sagesse qui a distingué cet homme. Au troisième chapitre du premier livre des Rois, on raconte qu’étant encore très jeune il avait fait un rêve dans la ville de Gabaon. Dieu lui-même lui serait apparu et lui aurait dit : « Demande-moi ce que tu veux que je te donne. » N’est-ce pas, voilà qui a tout l’air d’un conte et pourtant il s’agit d’une affaire tout à fait sérieuse. Le jeune Salomon nous est-il dit, n’a pas répondu : Donne-moi les richesses, les honneurs, la victoire sur mes ennemis, une longue vie. Mais il aurait répondu en ces termes à Dieu : Me voilà appelé à être roi de ce nombreux peuple d’Israël et je ne suis qu’un tout jeune homme et je ne sais comment le diriger. Donne-moi donc un cœur intelligent en vue de la tâche qui m’incombe. Donne-moi le jugement afin de voir ce qui est juste et droit ! – Cette prière de Salomon a été agréable à Dieu qui lui fit cette promesse : « Je te donne un cœur sage et intelligent, si bien qu’avant toi tu n’auras pas eu d’égal et qu’après toi personne ne pourra t’égaler. » De plus, Dieu déclara vouloir lui donner ce qu’il n’avait pas demandé : richesse et gloire, « de sorte que, parmi les rois, il n’y en aura point de semblable à toi pendant les jours de ta vie. » Sur ce, Salomon s’étant réveille, se rendit, offrit un sacrifice à Dieu et organisa un grand festin pour ses serviteurs. Telle est l’histoire de Salomon. Elle nous dit comment il est devenu le sage Salomon, possédant la science de la vie. Qu’avons-nous à apprendre de cette histoire ?
Tout d’abord ceci : Salomon s’est montré sage par le fait qu’il n’a pas cru d’être déjà sage, à l’instar de beaucoup de jeunes (de moins jeunes et même de vieux), mais qu’il n’a pas eu honte d’avouer : « Je ne suis qu’un enfant et ne sais comment me diriger. » D’où sa prière à Dieu : donne-moi la sagesse ! Quiconque ne sait pas et ne reconnaît pas qu’il est un tel enfant, mais qui s’imagine avoir tout saisi, compris et perçu, n’est à coup sûr pas sage. « Se vantant d’être sages, ils sont devenus fous. » Est sage celui qui, jeune ou vieux, a conscience d’être un enfant qui ne sait comment se diriger. Est sage, celui qui s’applique cette parole : « Seul je ne puis faire même un seul pas. » Le propre de la sagesse, c’est que personne ne la possède. Nul n’est déjà sage, ni dans son cerveau ni surtout dans son cœur. On ne peut que le devenir. Tous peuvent et doivent obtenir la sagesse, mais seulement en tant que gens qui tendent vers elle des mains vides afin qu’elle soit donnée.
La crainte de l’Eternel est nécessaire pour ce commencement de toute science de la vie. Celui qui ne craint pas l’Eternel se trahit par sa suffisance. Il s’imagine n’avoir besoin d’aucun conseil, parce qu’il a réponse à tout et croit savoir se débrouiller tout seul. On n’a qu’à le laisser faire comme il entend. Penser et parler ainsi, ce n’est pas craindre l’Eternel. Le craindre, c’est tendre les mains pour recevoir comme un cadeau l’intelligence et le jugement, la sagesse, la science de la vie.
Salomon, en outre, a été sage, parce qu’il a souhaité quelque chose dont il avait besoin pour d’autres et non pour lui-même. Il était appelé à être roi, à gouverner. C’était là tout l’objet de ses pensées. Il concevait sa vie comme un service qu’il devait à son peuple, au peuple de Dieu. Sa seule préoccupation était de savoir comment il s’acquitterait bien de ce service, comment il pourrait être un bon roi. Non pas une cinquième roue du char, non pas un parasite, non une de ces distinguées poupées décoratives que l’on voit dans les vitrines des magasins de confections, mais un homme dans toute l’acception du terme, c’est-à-dire un homme qui, se sachant responsable parmi, avec et pour ses semblables, est prêt à agir en leur faveur. Salomon comprenait qu’il ne serait un homme authentique et véritable qu’en étant un semblable parmi les semblables. Mais il comprit aussi qu’il lui fallait pour cela un cœur sage et intelligent. Il a compris en outre que ce cœur, il ne l’avait pas, qu’il ne pouvait que le recevoir comme un présent. D’où sa prière. C’est par là qu’il s’est montré sage et qu’il l’est devenu.
Voici ce qu’il en est de la sagesse. Or la crainte de l’Eternel en est la condition. Celui qui ne craint pas l’Eternel raisonnera tout autrement. Il se dira par exemple : de quoi ai-je besoin pour moi ? Comment puis-je réussir ? Qu’est-ce qui m’est agréable ? Qu’est-ce que je trouve chic et amusant ? Ce sont là les choses que recherche l’insensé qui ne craint pas l’Eternel. Inversement : Celui qui craint l’Eternel a dans les oreilles ce commandement : “Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur et ton prochain comme toi-même.” Il se sent spontanément au service du prochain et placé devant cette question : Comment puis-je le mieux le servir ?
Salomon a encore fait preuve de sagesse en souhaitant qu’il lui fût donné de discerner le bien et le mal, ce qui doit avoir la priorité et ce qui est secondaire, ce qui doit se faire en tout cas et ce qui ne doit se faire en aucun cas. Ce discernement de l’homme ne va pas de soi. De lui-même, il ne le sait absolument pas. Or, il aurait besoin de le savoir pour servir autrui et pour en avoir les capacités. Sinon, comment lui être utile ? A défaut de le savoir, il ne pourrait que causer des dégâts, voire des crimes, dans son entourage. Voilà pourquoi l’homme devra toujours à nouveau tendre des mains vides et demander. Salomon a été sage par le fait qu’il a demandé à Dieu le vrai discernement. Mais pour éprouver et reconnaître cette nécessité, la crainte de l’Eternel est nécessaire. Celui qui ne l’a pas agira tout autrement. Ou bien il n’aura cure de ce discernement et ne distinguera pas entre sa main droite et sa main gauche et brouillera tout, confondra le bien et le mail, ira son chemin en chancelant comme un homme ivre. Ou bien il sera trop sûr de son affaire, de ses vues sur le bien et le mail, raide comme une règle à dessiner, durci comme un vrai pharisien, jugeant et condamnant à tort et à travers, n’en faisant qu’à sa tête, allant son propre chemin. Deux manières d’être et d’agir aussi mauvaises l’une que l’autre. Celui qui craint le Seigneur ne demande qu’à bien discerner, mais il voudrait l’apprendre de Dieu. Il se tournera donc vers Dieu, le priant de le lui communiquer.
Enfin, Salomon a fait preuve de sagesse en souhaitant exclusivement un cœur intelligent en vue du service auquel il était appelé. C’est le propre de la sagesse. Grâce à elle, l’homme se simplifie et se porte uniquement vers la seule chose nécessaire. Toutes les autres choses qui peuvent lui sembler bonnes, avantageuses, amusantes et qui le sont peut-être, sont incluses, en quelque sorte cachées dans cette seule chose nécessaire. Nous avons lu qu’à cet égard il a largement trouvé son compte, qu’il a reçu par surcroît et en abondance ce qu’il n’avait pas demandé ! Dépréoccupé d’autre chose, il n’a demandé que le discernement dont il avait besoin pour son service de roi. La sagesse, elle est là. Mais il faut la crainte de l’Eternel pour ce commencement de sagesse et de science de la vie. Sans cette crainte, comment savoir qu’une seule chose est nécessaire ? Comment ne pas être impatient et ne pas se croire obligé de mettre la main sur ceci ou cela, si possible sur tout, afin de ne manquer de rien ? Celui qui craint l’Eternel ne cherche et ne désire pas beaucoup, mais tout simplement cette seule chose. Il a confiance, il est assuré de savoir qu’avec cette seule chose-là il aura tout.
Que faut-il entendre par cette « crainte de l’Eternel » qui est le commencement de la sagesse ? Il existe maintes pseudo-craintes qu’il ne faut pas confondre avec la crainte de l’Eternel. Il faudrait les appeler plus simplement peurs. La peur de gens méchants et dangereux – peur des fantômes – peur de la mort – peur de la bombe atomique – peur des Russes – et finalement peur de soi-même, parce que l’on est en plein désarroi et qu’on ne veut pas le reconnaître. Notez-le bien, toutes ces formes de la peur ne sont pas le commencement, mais la fin de toute sagesse. Elles n’ont rien de commun avec la crainte de l’Eternel, tant il est vrai qu’elles ont pour objet non pas Dieu, le vrai Seigneur, mais toutes sortes de petits seigneurs qui ne le sont qu’en apparence. A l’égard de toutes ces peurs, nous pouvons et nous devons nous en tenir à la parole de l’Evangile nous disant de ne pas avoir peur. La sagesse fondée sur la crainte de Dieu est la fin de toutes ces peurs.
Il existe aussi une pseudo-crainte de Dieu qu’il ne faut surtout pas confondre avec la crainte de l’Eternel. On ferait bien de l’appeler également peur : la peur de Dieu, parce qu’il est grand et puissant et que nous sommes faibles et petits. Ou bien parce qu’il pourrait nous accuser comme un procureur général et nous condamner comme un président transcendant de cour pénale qui pourrait finalement nous envoyer pour toujours en enfer. Tout cela n’a rien du tout à faire avec la crainte de l’Eternel. Lorsque j’étais gamin, j’avais une monitrice d’école du dimanche bien intentionnée, mais un peu sotte, qui jugeait nécessaire de nous faire des descriptions exactes de l’enfer et des peines éternelles qui y attendent les méchants. Evidemment cela nous intéressait et nous excitait pas mal. Mais par là aucun de nous n’a appris la crainte de l’Eternel et avec elle le commencement de la sagesse. Quand on pense à Dieu de cette manière-là, on finit sûrement par trouver une petite porte de sortie par où s’échapper en se consolant à l’idée que sans doute les choses ne sont pas aussi graves. C’est également à l’encontre de cette fausse crainte de l’Eternel que l’Evangile nous dit : Ne craignez point ! (…)
La crainte de l’Eternel vient de la découverte qu’entre Dieu et moi il y a cette relation que j’ignorais véritablement, dont j’avais peut-être eu un jour quelque écho, mais que j’avais oubliée, continuant à vivre comme si cela n’était pas ou comme si cela ne me concernait pas. La crainte de l’Eternel vient de la découverte qu’il serait temps de se réveiller du sommeil et de vivre désormais comme les hommes que nous sommes en réalité, aimés de Dieu, élus par lui, des frères et des sœurs de Jésus-Christ, affranchis par lui de notre péché et de notre misère. La crainte de l’Eternel vient de la découverte que Dieu nous appelle à lui. Son appel est assez puissant pour que nous nous réveillions et que nous nous levions pour vivre comme ses enfants. Elle est assurément une véritable crainte, un effroi et un saisissement, mais qui n’ont rien de commun avec la peur stupide dont il a été question tout à l’heure. Une crainte qui est au contraire toute pénétrée d’allégresse tranquille et intense. C’est la crainte qui émane de la reconnaissance. Elle est le commencement de la sagesse, par où nous pouvons tout commencer. Chacun, même l’homme le plus mauvais, le plus insensé. Aujourd’hui, demain, tous les jours chacun peut devenir un petit Salomon, possédant la science, ou mieux l’art de vivre.
Notre texte dit ensuite : « Celui qui agit en conséquence est vraiment sage et sa louange subsiste éternellement. » Dans son existence présente, il vit déjà au-delà de sa mort. Dès maintenant, il peut commencer à vivre éternellement.
Il me reste, chers frères et sœurs, à vous poser une question : Avez-vous déjà fait cette découverte, suivie tout naturellement de la crainte de l’Eternel qui est le commencement de la sagesse ? Que pourrez-vous me répondre ? Ce qu’il y a de certain, c’est qu’il n’y a personne parmi nous qui ne puisse faire cette découverte, personne qui ne puisse connaître la crainte de l’Eternel, personne pour qui ne devienne le commencement de la sagesse, personne à qui soit refusée la possibilité de vivre dès le temps présent pour l’éternité. Comptez là-dessus : je dis « personne » ! Aussi sûrement que Jésus-Christ est mort et ressuscité pour nous tous ! Amen.
(Tiré de l’ouvrage : Aux captifs la liberté, Karl Barth p. 154 et ss (Labor et Fides, 1959)