Écouter le culte :
«Aujourd’hui, je vous demande d'être mes imitateurs. Ce que vous avez appris, reçu, entendu de moi, observé en moi, tout cela, mettez-le en pratique !» Si j'étais à votre place, je me dirais : «Vraiment, les pasteurs d'aujourd'hui ne manquent pas de culot ! Qu'est-ce qu'il lui arrive de nous parler ainsi ? »
Mais, je n'y suis pour rien : c'est Paul qui nous dit ces paroles osées : « Ce que je fais, faites-le. » « Imitez-moi ! » Alors, Paul aurait-il eu, de temps à autre, des périodes où il se prenait pour un maître ou un gourou ? Vous savez, ces personnages hauts en couleurs qui nous assurent qu'en les imitant, nous trouverons le bonheur, nous nous épanouirons. Ils prétendent détenir le secret de la vie et ils nous l'offrent à condition d'entrer dans leur jeu.
« Imitez-moi ! » Imiter, être comme, faire comme. Depuis tout enfant, on nous demande d'imiter.
Voilà un verbe à double tranchant : d’un côté, c’est en imitant qu’on apprend, qu’on grandit, qu’on apprend à parler, qu’on apprend à manger proprement, à se tenir sur des skis ou à jouer du piano. L’imitation fait partie de tout apprentissage.
Mais, l’imitation, c’est pour le commencement, pour devenir indépendant : c’est un peu comme un filet qu’on peut enlever ensuite, quand on a atteint une certaine autonomie. Je crée alors mes propres mots, ma propre réflexion; je sais naturellement comment poser mes mains sur le clavier du piano ou comment dévaler sans encombre les pentes neigeuses. Plus profondément, imiter, faire comme l’autre, comprend aussi un aspect qui peut devenir problématique. Quand nous avons de la peine à lâcher ou à dépasser ce qui nous sert de modèle.
Le penseur René Girard constate qu’un moteur important de l’agressivité entre les hommes se trouve justement dans ce besoin que nous éprouvons en certaines occasions « d’être comme » l’autre, de faire comme lui ou de posséder ce qu’il possède. A la racine de ce besoin, il y aurait, si on y regarde de plus près, un souci, une préoccupation que nous connaissons tous à des degrés divers : ne pas se sentir à la hauteur ou penser qu'on ne vaut rien !
Si nous imaginons qu’«être comme » vaudra mieux qu’être qui on est, si nous choisissons parfois de devenir des copies, c’est que, tout au fond, nous sommes insatisfaits et nous nous dévalorisons.
Nous voilà donc avec l’idée d’imitation dans une sorte de tension : chacun de nous pour construire sa personnalité, son identité, ses convictions a recouru et recourt encore à l’imitation et à l’aide de modèles ; c’est naturel et légitime, y compris en ce qui concerne notre foi. En même temps, il nous paraît souvent préférable de pouvoir nous sentir libres et imaginatifs à l’égard des références que nous avons choisies. Mais alors, en tant qu' adultes aspirant à la maturité, à la sagesse, à la liberté, comment comprendre cet ordre de Paul : « Imitez-moi ! »
Dans le passage de la lettre aux Philippiens que nous venons d'entendre, l'apôtre Paul nous décrit deux modèles possibles de vie de foi, de vie devant Dieu et avec Dieu. Et c'est alors que retentit cette parole: « imitez-moi... » Arrêtons-nous d’abord pour mieux comprendre ces modèles possibles et ensuite, nous chercherons comment nous pouvons recevoir l'appel de Paul.
Quels sont donc ces modèles ? En fait, les chrétiens de Philippes sont devant un choix. Leur communauté traverse une crise. Des prédicateurs juifs convertis au christianisme sont venus apporter le trouble en affirmant que les chrétiens doivent continuer d’obéir aux nombreux préceptes de la Loi et plus particulièrement au premier d'entre eux : la circoncision.
Mais Paul s'élève vivement contre de telles recommandations. Lui qui a été un pharisien, lui qui a cherché de toutes ses forces à être fidèle à la Loi du Seigneur, il nous raconte comment il a vécu l'impasse de cette logique de vie. Souvenez-vous : quand il prend la route pour Damas, Paul nous est décrit comme un homme fort, puissant, confiant en lui, en ses acquis, comme en ses actions. Hébreu, pharisien, irréprochable selon la Loi, Paul possède vraiment toutes les qualités requises pour être considéré comme un bon croyant.
Et puis, en chemin, il y a cette rencontre avec le Christ : il le voit, il expérimente sa présence. A proprement parler, cette rencontre est indicible, on ne peut rien en dire, si ce n'est qu'elle change sa vie, toute sa vie. Cette rencontre sur le chemin de Damas fait tomber Paul de ce piédestal d'où il souhaite briller pour la gloire de Dieu, qu'il confond peut-être avec la sienne. Il tombe à terre, mord la poussière et comble de la dépendance, devient aveugle durant trois jours. Etonnamment, c'est en réalité à ce moment-là qu'il « voit » le mieux. Et au bout de cet abaissement, il retrouve la vue et avec elle, une autre raison de vivre: le Christ mort et ressuscité.
Paul passe par un retournement radical : tout ce qu'il a considéré comme des signes d'accomplissement ou de conformité à la Loi sont maintenant à ses yeux une perte ou des « déchets», comme il le dit lui-même. Il a découvert que ce n'est pas tout cela qui sauve. Ses yeux s'ouvrent sur son comportement, il comprend que l’homme cherche sans cesse à exister, à« s'établir » devant Dieu par ses propres forces, mais que, dans cette quête, il est en réalité irrémédiablement seul, replié sur lui-même, sur son orgueil ou son inquiétude de ne jamais y parvenir. Il se perd dans la préoccupation de lui-même au lieu de se tourner vers le Christ, vers cet Autre qui est la Vie de sa vie.
Sur le chemin de Damas, Paul a été saisi par un Autre et il découvre que c’est cet Autre, le Christ, qui rend juste, qui rend libre, qui nous sauve de nous-mêmes. Le Christ détourne nos yeux de nous-mêmes, en nous annonçant que nous sommes aimés sans condition, que la présence et l'amour de Dieu nous rejoignent par-delà tous nos efforts et nos belles réalisations.
Les Philippiens de jadis et les Philippiens que nous sommes aujourd'hui encore d'une certaine façon, se trouvent donc tiraillés entre deux manières de considérer leur existence. Paul, pour le dire en raccourci, veut montrer clairement la différence qu’il y a entre construire sa vie comme « une vie modèle » ou la construire autour « d’un modèle de vie ».
Dans la première solution : la vie modèle, l’individu est renvoyé à une norme à respecter : pour les Philippiens de jadis la Loi et tous ses commandements. Pour nous aujourd'hui, la norme a pris d'autres visages: la réussite professionnelle, la performance, l'aisance matérielle, la santé, la jeunesse, la beauté. Chaque jour, nous sommes poussés, pressés de construire notre vie en conformité à ces références, mais que c'est difficile !
Si je m'écarte de la norme, si je n'y arrive pas, je suis vite jugée, à commencer par moi-même ! Donc, je suis sans cesse ramenée à mes limites, à mes failles, à mon impossibilité d'être conforme, parfaite, irréprochable.
Dans la seconde solution : « le modèle de vie », il y a le modèle, c’est le Christ, c'est sa destinée, son action, sa mort, sa résurrection, qui ne sont pas relégués dans un moment donné du passé, mais qui se vivent ici et maintenant dans notre histoire. Le modèle, la référence est bien là, mais pas comme un juge redoutable; il s'offre à nous comme le messager d'une bonne nouvelle.
Ce n'est pas une théorie religieuse, un casse-tête ou une belle idée : le Christ est Présence agissante en nous, dans les profondeurs de l'homme, dans le coeur de l'homme pour nous révéler le Père, pour nous faire goûter l'amour de Dieu.
Ainsi, quand Paul nous dit « imitez-moi », il ne parle pas de copier ses faits et gestes ou sa vertu, il ne nous fait pas la morale, il parle de confiance et d'obéissance. Il nous dit de l'imiter en osant nous engager toujours et à nouveau sur les chemins de l'abandon, du don de soi, du lâcher prise. Imiter Paul, c'est d'abord et avant tout, s'aventurer sur le chemin de Damas qui sera le nôtre. C'est aller jour après jour sur ce chemin de révélation, où il nous est donné d'être rencontrés par le Christ, d'être saisis par une Présence, et d'accueillir une Parole qui nous fonde.
Ainsi donc nous sommes rencontrés.
Vivre, nous arrive d'ailleurs.
Il faudrait prêter plus souvent
attention à cette bonne nouvelle.
Cesser d'aller dans nos vies
comme si de rien n'était.
Car c'est le rien qui est tout
et qui fait tenir debout.
Rester dans ce tremblement
de l'être qui est la force des humbles
et respirer le Souffle
comme un pain quotidien
façonné par les mains divines
au jardin de l'invisible.
(F. Carillo)
Amen !