Écouter le culte :
Tout le monde dit aimer et aspire à être aimé. Pourtant, la barbarie frappe devant nos portes et la sauvagerie s’attaque à nos valeurs, à nos modes de vie, à nos libertés. Tous, les grandes nations et les petites familles, nous avons du mal à établir des relations qui soient à la fois affectives - expression d’une tendresse - et effectives – lien productif et profitable pour les uns et les autres.
Comment faire avec ces fanatismes qui veulent régler la question par le crime? Comment faire avec nos méchants de service qui changent au gré des circonstances et des humeurs de notre politique contingente et de leur propre errance idéologique et morale? Comment faire avec ma voisine de palier, ma belle-mère, ma cousine? Comment vivre des relations de respect, de création de vie, d’amour? Le phœnix de la sauvagerie renaît de ses cendres. Allons-nous laisser renaitre de notre mémoire perdue le phœnix de nos propres barbaries ? Allons-nous justifier à tort une violence qui nierait notre dignité, une discrimination qui nierait notre humanité, une haine qui nierait notre foi?
Jésus nous apprend que l’amour est plus qu’une déclaration : c’est une relation que l’on construit, et pas toujours facilement. Les évangiles montrent une progression dans la relation de Jésus avec les siens: « Je ne vous appelle plus serviteurs, parce que le serviteur ne sait pas ce que fait son maître » (Jn 15:15)
Aimer implique une construction de ce que je suis devant ce que les autres sont. Si le salut est manifesté par la seule grâce, l’amour n’est manifesté que par les œuvres. Aimer, c’est faire quelque chose. L’amour n’est pas une émotion: c’est un état d’esprit qui force l’action. Un amour passif est un amour inefficace. Aimer, c’est prendre des mesures, faire des gestes, associer l’action à la parole. Se confronter à l’autre avec transparence et respect sans évacuer le devoir du face à face critique.
Aimer suppose une connaissance. Aimer, c’est sortir les autres de la position où les fous et les fanatiques veulent que nous les placions. « Je ne vous appelle plus serviteurs… je vous appelle amis, parce que je vous ai fait connaître tout ce que j'ai appris de mon Père ». Il y a dans cette parole une volonté d’amour qui n’est pas une acceptation naïve, mais un dialogue qui est aussi un «faire connaître» et un «se faire connaître» en ce que nous sommes et en ce que nous croyons. Aimer suppose connaissance réciproque et enseignement mutuel.
Aimer, c’est plus qu’une pulsion affective. Aimer demande une ouverture de ma part à ce que l’autre est, et exige l’ouverture de l’autre à ce que je suis devant lui. Pour Jésus, aimer suppose la mise en commun d’un lieu d’entente: « Je vous ai fait connaître tout » parle de cette ouverture sans ce soupçon standardisé que l’autre est indigne de notre transparence. Nous ne voulons surtout pas d’angélisme. Aimer implique un effort et une confrontation: ce n’est pas une pure pulsion instinctive. C’est un travail auquel nous ne devons aucunement nous soustraire. Si nous cédons au cliché de violence aveugle que ces minorités affolées nous présentent, nous risquons de nous couper de la chance d’aimer, notre amour devenant prisonnier de la peur.
C’est la vocation de la barbarie. Réveiller, en nous, une barbarie. Quand nous aurons arrêté d’aimer, nous aurons perdu notre combat contre la haine. C’est là que la haine veut nous frapper. Le projet de la violence c’est que nous arrêtions d’aimer et que nous entrions dans le même régime de haine, en réveillant notre propre barbarie oubliée. L’ennemi est le risque de la discrimination, la menace de la violence aveugle, ce fanatisme qui souhaiterait éveiller nos propres démons et nous faire démissionner de l’amour.
Il faut continuer à vivre le respect comme fondement, la liberté comme mode de vie, l’amour comme projet social. Ce n’est pas de l’angélisme. Jésus nous dit que l’amour n’est efficace que s’il est actif et qu’il vise la rencontre.
Aimer suppose une fraternité. Jésus ressuscité donne mission à Marie: « Va trouver mes frères, et dis-leur que je monte vers mon Père et votre Père, vers mon Dieu et votre Dieu ». L’amour installe une filiation: l’autre est mon frère parce que fils d’un même père, ma sœur parce que fille d’un même père.
L’amour efficace progresse vers cette reconnaissance des autres comme enfants d’un même Père. Sans soupçons culturels ni religieux, sans préjugés sur leur origine ou condition. Cette idée est à la base de notre vision du monde. Nous ne devons surtout pas y renoncer. L’autre n’est pas disloqué, marginal ou inférieur par rapport à moi. L’autre n’est pas en dehors de mon monde qui serait le centre de tout: il est un frère, une sœur. Ce n’est pas de l’angélisme que de croire cela. C’est du réalisme: nous ne pourrons jamais nous en sortir sans les autres et tenter de le faire, c’est renoncer à notre devoir d’amour. « Va trouver mes frères, et dis-leur que mon Père est votre Père, que mon Dieu est votre Dieu ». Cet envoi est plus que de l’angélisme politique ou relationnel: il exige une disponibilité réciproque à un dialogue honnête qui permette à l’autre de me présenter ses raisons, et que je lui propose les miennes.
Aimer est une inconditionnalité qui pose les conditions de notre humanité par-dessus les circonstances. Jésus, au Jardin des Oliviers, reçoit la salutation de Judas qui le trahit. Jésus pousse l’intensité de son amour vers des limites insoupçonnées : « Mon ami, ce que tu es venu faire, fais-le ».
Mon ami. εταιροσ hetairos, dit Jésus, mon tout proche ami et camarade. Il y a dans cette parole proximité et reconvention, pardon et surprise critique, douleur et consolation. Mon tout proche camarade: une expression si tendre à un moment pareil nous saisit: l’amour se construit malgré et par-dessus les circonstances. Renoncer à la proclamation de l’amour c’est perdre la guerre face à la haine.
Jésus continue à nous dire que l’amour efficace est une relation qui se bâtit comme un processus progressif de mutuel apprivoisement, une découverte mutuelle même lorsque tout semble indiquer la voie de la rupture. Jésus propose la réparation et l’amour qui restaure. Il nous montre qu’aimer, c’est aussi se surprendre de manière critique face à l’errance de l’autre, sans pour autant rompre le lien. Qu’aimer, c’est aimer par-dessus les circonstances, car il n’est pas ici question de pure émotion, mais d’un projet d’humanité.
« Mon camarade, mon tout proche ami » parle d’un amour qui se manifeste, même lorsque toutes les conditions sont adverses et que la rupture semble être la seule issue possible.
Il y a une mission d’amour qui nous interpelle depuis la montagne de la prédication, depuis le Jardin des Oliviers, depuis le jardin de la résurrection: vivre un amour efficace qui va plus loin que les circonstances : il en va de notre humanité.
Amen.