Un Dieu vulnérable est-il compatible avec nos rêves de grandeur ?

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Écouter le culte :

Quelques jours avant l’épisode de ce jour, Jésus interrogeait ses disciples.
« Qui dites-vous que je suis ? »
Cette fois-ci, ce sont les disciples qui interrogent.
« Qui est le plus grand ? »
Entre les deux questions, il y a eu à deux reprises cette déclaration de Jésus au sujet du sort qui l’attend : « Le Fils de l’homme est sur le point d’être livré aux humains ; ils le tueront, et, trois jours après sa mort, il se relèvera ».

Qui est le plus grand ? C’est la question du jour.
Imaginez la scène. Vous annoncez à un groupe d’amis intimes votre fin prochaine et, pour toute réaction, vous les entendez parler entre eux de promotion sociale ! Il y a quelque chose qui ne va pas. Ce sont pourtant des amis. Impossible de penser un seul instant que leur réaction témoigne d’une indifférence profonde au drame existentiel qui vous déchire.
C’est bien la même chose ou le même constat qu’on peut faire pour les disciples.
Quand Jésus leur parle d’un avenir qui passe par l’échec et la mort, ils rêvent de grandeur, de réussite.
Révulsé à l’idée que le Christ, le porteur de grâce puisse tomber en disgrâce, Pierre s’était peu de temps auparavant révolté. Mais ce matin, Pierre et les autres disciples ne réagissent même pas. Marc précise : « ils ne comprenaient pas et avaient peur de l’interroger. »
Dans la détresse, ils ne savent que dire. L’Evangile leur fait peur. S’ils rêvent de grandeur, ce n’est pas parce qu’ils sont particulièrement orgueilleux ou prétentieux mais c’est pour se rassurer. Oui, se rassurer. Etre disciple d’un vaincu, d’un looser, d’un paria est une condition trop lourde à porter.
Le malaise qu’ils éprouvent contient déjà en germe leur fuite quand Jésus sera arrêté, le reniement de Pierre et leur peur des persécutions.

La plupart des commentaires et des prédications accablent les disciples, voyant dans leur souci de préséance une posture arrogante que seule l’humilité peut corriger. Mais peut-on blâmer quelqu’un qui se rehausse parce qu’il a peur quand on lui parle de fragilité, de souffrance et de mort ? Non, certainement pas.
Jésus a bien compris le dilemme des débats intérieurs qui traversent ses disciples. Aucun reproche dans sa bouche. S’ils ont peur, c’est précisément parce qu’ils pressentent que leur sort est désormais lié à celui qu’ils ont choisi comme compagnon de route.
Ils ne veulent pas le voir souffrant, vaincu, car son visage les renvoie à leur propre vulnérabilité.
Jésus les prend à part, non pour stigmatiser leur comportement, mais pour les aider à porter un autre regard sur le sens de cette mort et sur ses conséquences pour leur vie.
Pour répondre à ce qui peut être qualifié de préoccupations infantiles : être le plus grand, le plus fort, Jésus place un enfant au milieu de ses disciples.
L’enfant, c’est l’image par excellence de la vulnérabilité, de ce qui n’a pas de poids, pas de prétention, pas de prise sur l’histoire ; c’est celui qui vit de la dépendance et des soins de l’adulte.
« Quiconque accueille en mon nom un enfant comme celui-ci, m’accueille moi-même et quiconque m’accueille, ce n’est pas moi qu’il accueille mais celui qui m’a envoyé. »

Allons plus avant pour tenter de décrypter l’incompréhension des disciples qui les pousse à se réfugier dans des rêves de grandeur.
Disons-le, leur rêve de grandeur, comme le sont souvent les nôtres, n’est que le déni d’une réalité difficile à accepter mais pourtant incontournable : leur vulnérabilité.
Nous qui vivons dans une société où les meilleurs sont sélectionnés et les plus faibles disqualifiés pour ne pas dire rejetés, force est de reconnaître que toute apparence de grandeur, de durée n’est qu’un trompe-l’œil. On a beau se montrer performant, efficace, vivre comme si on n’allait jamais mourir, chacun de nous fait l’expérience de sa fragilité de verre… à un moment ou à un autre.
Cette essence de verre ne renvoie pas seulement au fait que nous nous inscrivons dans un programme court, que nous sommes provisoires, mais aussi à tout ce qui en nous est friable, inachevé, imparfait, menacé, esseulé, chaotique.
Et cette vulnérabilité, nous la dissimulons comme un secret inavouable. Cette vulnérabilité que nous travestissons sous des apparences de force ou par le culte de l’exploit est pourtant notre vrai socle.

En se présentant à ses disciples mais à nous aussi dans sa fragilité - la Passion n’est-elle pas la descente dans un état de fragilité maximale ? – le Christ se met à notre portée.
Par un effet de miroir, il nous révèle que l’homme, dans sa fragilité, est image de Dieu. Que c’est à cette part-là d’inachèvement, d’incomplétude, d’impuissance, de questionnement que l’homme doit sa capacité à comprendre sa ressemblance avec Dieu.
C’est cette part où l’homme éprouve son incapacité à vivre par-lui même, cette part qui crie son besoin de l’autre, c’est elle qui lui fait comprendre qui est Dieu.
Et c’est précisément à cette part de nous, cette part qui n’a pas encore fait son pas, qui n’est pas encore engagée que le Christ veut s’adresser.
En plaçant un enfant au milieu des disciples, Jésus leur dit, Jésus nous dit : acceptez de ne pas être en position de puissance. N’ayez pas peur des limites, des failles, des manquements qui sont les vôtres. En accueillant cet enfant vulnérable et presque insignifiant en vous, vous m’accueillerez, et par là, vous inviterez en vous Celui qui m’a envoyé.
Lorsque vous serez pris de vertige par votre nudité, alors vous ne chercherez pas à la surmonter en vous rehaussant au détriment des autres ou à la force du poignet, mais vous serez relevés par celui qui a assumé volontairement et pour vous la plus grande épreuve existentielle qui soit.
N’ayez d’autre assurance et d’autre appui qu’en ce Dieu qui n’a pas cherché à vous relever de vos fragilités d’en-haut mais qui est venu les habiter en devenant l’un de vous, en faisant corps avec cet enfant en vous.

Par ce geste, Jésus fait de l’Evangile non pas une vérité lourde à porter mais un recours précieux qui m’aide à porter la lourdeur de ma vérité, tout comme il me rend apte à supporter les épines du monde.
Ce geste opère une transmutation, une recomposition où la force consiste à intégrer sa vulnérabilité. C’est la fameuse force des faibles.

Sommes-nous aujourd’hui dans des dispositions différentes de celles des disciples ?
Comment composons-nous avec notre essence de verre ?
A l’époque qui est la nôtre où il faut s’émouvoir instantanément de tout et se préoccuper durablement de rien, je crains que nous ne soyons pas particulièrement bien disposés ni équipés pour faire face.
« Du bruit, voilà ce qu’il leur faut. Leur horrible pauvreté intérieure veut du bruit et pas de solitude, autrement ils prennent conscience de leur néant… » Montherlant ne croyait pas si bien dire. Nos oreilles étoupées par le bruit du monde n’entendent plus.
La ligne de fuite la plus saisissante de notre époque est sans conteste le festivisme, le divertissement…
Toute manifestation de faiblesse, d’impuissance, de perplexité, de lucidité et bien sûr d’intériorité est perçue comme émanant d’un esprit chagrin, un esprit rabat-joie.
Aujourd’hui, les chrétiens d’ici et d’ailleurs éprouvent doublement la précarité, celle personnelle de leur essence de verre, comme celle de la fragilité communautaire de l’Eglise. Comme voies de fuite de ce double ressenti, il y a l’option archaïque qui consiste à prendre appui sur les colonnes de certitudes et de pratiques momifiées.
Puis il y a l’option exotique qui consiste à s’aligner sur le festivisme, porte ouverte à tous les produits de synthèse et gadgets religieux.
D’ailleurs, souvent, ces deux voies peuvent converger. Ce qu’il se passe outre-Atlantique en fournit un exemple éloquent.

Le repli frileux, tout comme la recherche d’une notoriété de pacotille nous affaiblissent.
Ces deux voies dénaturent le sens même de l’Evangile.
Nous sommes témoins d’un Dieu qui ne vient pas lever d’en-haut notre fragilité mais qui vient l’habiter. Quand les disciples s’imaginent grands, ils ne sont plus avec le Christ. Ils lui ont tourné le dos.
Il n’y a pas de place pour deux sur un pavois. Là où le triomphalisme nous éloigne les uns des autres, la fragilité partagée, elle, nous rapproche.
La fragilité est le langage propre de Dieu. Nous n’avons pas à la redouter pour nos vies comme pour celles de nos communautés.
Il nous faut apprendre à travailler avec les forces insuffisantes dont on dispose et à en tirer le meilleur parti possible.
Le témoignage affaibli (perte d’évidence sociale) est une manière d'être présent qui n'en impose pas. Une manière ouverte, disponible, où l'on reçoit autant que l'on donne.

C’est la situation où les faiblesses de l’autre nous inspirent la lucidité et l’humilité ; l’humilité de reconnaître que ces faiblesses sont aussi nôtres.
La fragilité, plus que la grandeur et le succès, appelle l’engagement auprès de ceux qui sont humiliés, violentés par un mode d’existence qui est une mort dès le commencement, c’est-à-dire bien avant de connaître le trépas.
Le pire qui puisse nous arriver individuellement et communautairement n’est pas de mourir, mais de disparaître sans mourir.
Oui, le pire qui puisse nous arriver, c’est de nous évaporer dans l’insignifiance, de nous fondre dans la superficialité du conformisme ambiant.
Pour autant, il n’est pas question de vivre comme un fossile ! Il n’est pas question de refuser toute ambition ou de se garder de toute fantaisie.

Non, la « faiblesse » ou la défaite apparente du Christ ne nous amoindrit pas. Au contraire, elle nous tire vers le haut… cette voie royale où notre vie se dilate parce qu’elle laisse à la force de Dieu toutes les chances de se déployer en nous et entre nous, dans nos communautés respectives.

Quand Jésus évoque à son sujet un avenir qui semble passer par un échec, les disciples ne comprennent pas.
Est-ce si différent aujourd’hui pour nous qui vivons dans une société qui repose sur la sélection des meilleurs et l’élimination des plus faibles?
Être disciple d’un looser n’est-ce pas une vérité trop lourde à porter?

Détails

Avec la participation de
Pierre Marmillod
Orgue
Sylvie Pagano
Musique
Blandine Charles, soprano