Écouter le culte :
Chers amies et amis de Jésus,
Sœurs et frères en Christ,
Une publicité pour une montre connectée circule ces jours. Elle entend délivrer, non sans raison, son futur propriétaire des injonctions à la performance de ses concurrentes en proclamant les deux messages suivants : « Ma montre. Mes règles ! », et en voix off : « Je n’écoute qu’une seule voix. La mienne ! » Cette dernière phrase résume, on ne peut plus justement, le mot d’ordre d’une société qui valorise l’individu jusqu’à l’excès et au solipsisme. Il n’y a de vrai et de valable que moi ! Il n’y a de source du savoir que moi ! Je suis pour moi ma norme.
Pierre, l’apôtre, ne vivait pas dans une société comme la nôtre, où l’individu est roi, mais plutôt au sein d’une culture où chacune et chacun dépend des autres, où le groupe et la communauté sont essentiels. Et où importe la parole d’un maître quand on est disciple.
Cela, pourtant, n’a pas empêché Pierre de demeurer sourd à la voix de Jésus quant à sa question : « Seigneur, où vas-tu ? » Jésus lui répondit : « Là où je vais, tu ne peux pas me suivre maintenant ; tu me suivras plus tard. »
Fort de son désir de suivre son maître, il n’en écoute pourtant pas la voix : « Seigneur, pourquoi ne puis-je pas te suivre maintenant ? Je déposerai ma vie pour toi ! »
D’ailleurs, quelques heures plus tard, c’est avec l’épée qu’il s’oppose à l’arrestation de Jésus, allant jusqu’à trancher l’oreille d’un serviteur du grand-prêtre. Coupe-t-il l’oreille d’un serviteur parce que lui-même est incapable d’écouter son maître?
Quelques heures encore, ayant suivi Jésus et se réchauffant autour d’un feu de braises, sous la pression des questions, Pierre niera par trois fois être disciple de Jésus. Jusqu’au chant du coq et la venue de l’aube !
Et peut-être Pierre avait-il raison. Son reniement sonnant comme un aveu multiple ! Il ne s’était pas vu disciple d’un homme se laissant arrêter sans résistance et conduire enchaîné en tribunal alors même qu’il avait relevé Lazare de la mort.
Disciple, il n’avait su l’être jusqu’au bout, comme il le pensait et l’avait promis.
Disciple, il n’avait su l’être, n’écoutant pas la voix de son Seigneur, l’avertissant de ne pas le suivre maintenant. Le reniement révélait la fragilité du lien tissé par Pierre avec Jésus.
Je ne sais ce que l’apôtre a ressenti ou éprouvé au chant du coq et après. L’auteur de l’évangile n’en dit rien et ne mentionne pas même les pleurs amers que racontent les autres évangiles.
Je ne sais pas non plus pourquoi, après la résurrection et les deux rencontres avec le Ressuscité, Pierre reprend le chemin de la mer, sa barque et ses filets. L’auteur de l’évangile, encore une fois, n’en dit rien.
Mais l’auteur raconte la pêche étonnante à l’aube, après une nuit infructueuse. Sur la seule parole de Jésus, posté sur le rivage, les disciples jettent le filet et remontent 153 gros poissons.
Et l’auteur raconte Pierre, ceinturant son habit et se jetant à l’eau quand le disciple bien-aimé lui dit que l’homme sur le rivage qui vient de leur parler, c’est le Seigneur !
Pierre est-il désormais prêt à suivre Jésus ? Est-ce cela que signifie l’habit ceint pour faciliter le mouvement ? Le texte ne le précise pas et ne dit rien de ce qui se passe alors entre Jésus et Pierre, durant ce premier tête-à-tête. L’empressement de Pierre suggère un désir, mais le silence de l’auteur laisse entendre qu’une étape encore doit être franchie avant que Pierre ne puisse suivre Jésus.
L’auteur dit le repas servi par Jésus, le feu de braises, les poissons que personne n’a pêché et le pain, et les gestes qui en rappellent d’autres, quand Jésus avait nourri les foules avec cinq pains et deux poissons.
Avant toute chose, avant l’ouverture à la parole, Jésus prend soin de ses amis, il nourrit les corps. Comme si l’auteur disait que la parole ne peut être entendue quand le ventre crie sa faim.
Jésus prend soin du corps avant le soin du cœur. Ou plutôt, on peut penser qu’il prend soin du cœur en prenant soin du corps. Ici, la restauration de la personne et du lien passe par le ventre et le repas.
Nourriture terrestre et répétition des gestes connus, l’Église aujourd’hui devrait s’en inspirer et peut-être célébrer son culte lors d’un repas, un vrai, où l’on prend le temps de l’échange, où la parole peut circuler et le Christ se rendre présent.
C’est là, à l’aube, autour du feu de braises qui réchauffe les corps et sans doute rappelle la nuit funeste, que la relation se tisse à nouveau entre Pierre et Jésus, à l’initiative de Jésus. Mais Jésus n’entame le dialogue que le ventre plein, lorsque les corps sont apaisés d’avoir communié à la même nourriture. Lorsque Jésus et Pierre sont redevenus l’un pour l’autre des compagnons, des copains au sens noble, partageant le même pain.
La faim calmée, la parole trouve à venir aux lèvres de Jésus : « Simon, fils de Jean, m’aimes-tu plus que ceux-ci ? »
La parole est tranchante, vive, douloureuse à entendre. D’autant que Pierre est redevenu Simon dans la bouche de Jésus. Comme s’il fallait revenir, non pas au reniement, mais tout au début, à la première rencontre, là où, pour Simon, tout a commencé. Comme si Jésus disait à Pierre : « Tu peux renaître et recevoir à nouveau le nom que tu n’as pas su porter ! »
La parole est douloureuse à entendre, d’autant que Jésus semble faire référence aux prétentions de Pierre par rapport aux autres disciples.
Pierre n’ose répondre qu’en s’appuyant sur le savoir de Jésus : « Oui, Seigneur, toi, tu sais que je t’aime ! ». Après l’échec de la nuit du jeudi au vendredi crucial, Pierre ne peut plus mettre en avant sa propre perception des choses ni sa propre parole. Que vaut-elle cette parole qu’il n’a pas su tenir ? Pierre refuse même de se comparer aux autres. Sa vérité ne se joue plus dans la comparaison ni dans la concurrence, mais dans l’acceptation de sa propre faiblesse sous le regard de son Seigneur.
Ici le mot « Seigneur » retrouve tout son sens, quand Pierre s’en remet au savoir d’un autre.
Jésus, par trois fois, fait la même demande, comme s’il fallait effacer patiemment le triple reniement, aller jusqu’au fond du malheur, laver la plaie jusqu’aux dernières traces, désinfecter la blessure.
Jamais pourtant, Jésus ne mentionne le reniement, jamais il ne fait de reproches. Non, Jésus ne reproche pas, il restaure, il sauve en venant chercher ce qui demeure malgré le malheur. Il tend la main à Pierre et s’appuie sur ce que Pierre peut dire, sur ce qui est certes blessé mais encore présent – l’amour, l’affection, le lien – même si Pierre n’en n’est plus sûr et doit s’en remettre au savoir de l’autre.
Non, Jésus ne reproche pas. Il n’est pas juge ou procureur instruisant un dossier, mais sage-femme qui fait les gestes nécessaires pour que Pierre accouche de sa vérité. Pour qu’il naisse à une vie nouvelle, libéré de ses illusions sur lui-même et sur le Royaume qu’il attendait, épée en main.
La restauration de Pierre et de la relation ne peut avoir lieu que dans la relation, ici à l’initiative de Jésus. La relation blessée ne se guérit que dans et par la relation. Et Jésus ne permet pas à Pierre de l’éviter, d’en faire l’économie. Il ne le laisse pas seul, avec le fardeau du reniement.
Jésus ne lui donne aucune explication, ni n’attend de lui aucune justification. Il ne théorise pas sur la rupture du lien, ses origines et ses conséquences et sur sa reconstruction, mais il lui donne de vivre une expérience concrète dans la confrontation bienveillante avec ce qui en lui demeure, son amour blessé.
Au cours et à l’issue de la restauration de la relation, Jésus établit comme pasteur sur son troupeau un homme qui a fait l’expérience de la faiblesse et de l’échec et qui maintenant les accueille. Un homme qui réalise la vanité de sa prétention à vouloir servir sans écouter son maître. Un homme qui renonce à avoir sur lui-même le dernier mot et qui trouve refuge dans la connaissance du Christ. Un homme restauré parce que Jésus ne l’a pas laissé seul avec son histoire. Un homme désormais accompagné pour en accompagner d’autres.
Jésus établit un homme sur son troupeau, non aux regards de ses compétences, non après examen de son savoir et de son expertise théologique, mais sur la seule et humble confession de son amour blessé, prêt à renaître, encore en germe et qui vivra d’être accompagné.
Alors Pierre peut entendre l’appel de Jésus à le suivre. C’est le moment, non décidé par Pierre, mais par un autre, comme plus tard un autre ceindra son habit.
Je ne dirai jamais assez merci pour la présence de Pierre dans l’Évangile.
J’ai pu et je peux me reconnaître en ses enthousiasmes, parfois excessifs ou inadaptés.
J’ai pu et je peux me reconnaître en ses prétentions, quand je pense avoir le dernier mot sur mon existence.
J’ai pu et je peux me reconnaître dans ses reniements, quand ma condition de disciple ne résiste pas aux pressions extérieures ou intérieures.
J’ai pu et je peux m’associer à la parole qu’il adresse à Jésus quand il va jusqu’à douter de son propre ressenti : « Toi, tu sais toutes choses, tu sais que je t’aime ! »
J’ai pu et je peux entendre à mon tour la parole qui relève et qui appelle à suivre le Christ sur le chemin de sa vie, délivré du devoir de paraître, d’être à la hauteur d’un idéal illusoire.
J’ai pu et je peux, avec Pierre, reconnaître qu’à l’origine de mon amour pour Dieu se trouve l’amour-même de Dieu pour moi.
Et sur ce chemin-là, j’apprends à n’écouter qu’une seule voix, la sienne ! Mais le chemin est encore long et la vie de Pierre me console.
Amen !