Écouter le culte :
Il est donc question ce matin de l’arbre fruitier le plus présent dans la Bible : la vigne (176 fois). Cette familiarité déborde largement l’univers biblique. Partout et de tout temps, notamment dans les religions du pourtour méditerranéen, la vigne passait pour un arbre sacré et son produit, le vin, pour la boisson des dieux. Par mode d’adaptation et de transposition, la Bible (le premier Testament) va se saisir de cette image très suggestive pour exprimer un certain nombre d’idées et de vérités fortes au sujet du peuple élu, associé à l’idée de plantation de Dieu.
C’est dans un contexte d’alliance que la Bible mentionnera pour la 1ère fois la vigne : juste après le Déluge, à la sortie de l’arche, Noé plante une vigne. Si le vin est la boisson des dieux, pour la Bible, point trop n’en faut abuser car c’est par excès de cette boisson que Noé sera déshonoré par l’un de ses fils.
Plus tard, lorsque les 40 années de vie nomade au désert touchent à leur fin, la vigne deviendra pour les Fils d’Israël le signe de la fertilité promise. (Deutéronome 8, 7-9). On se souvient que les éclaireurs envoyés par Moïse pour explorer le pays de Canaan, reviennent de leur mission chargés de grappes de raisin énormes (Nombres 13, 20).
Temps nouveaux, fertilité, le Cantique des Cantiques étendra l’image positive de la vigne comme représentation de la femme aimée. Et par extension, la vigne devient le symbole même de l’amour.
Du symbole des temps nouveaux à celui de l’amour, on passera tout naturellement, avec les prophètes, au thème majeur du symbolisme : « La vigne, c’est Israël, comme plantation, comme propriété de Dieu. Il y trouve sa joie, la soigne constamment et en attend les fruits qui sont le droit et la justice. » (Ésaïe 5).
Plus tard, il y aura un transfert du symbolisme sur la personne de celui qui incarne et récapitule le peuple de Dieu : le Messie. Ainsi les paroles que l’auteur de l’Évangile de Jean place dans la bouche de Jésus, juste avant la passion, sont chargées d’une mémoire lointaine et énorme.
« Je suis la vigne, la vraie, mon père est le vigneron. Les sarments qui ne portent pas de fruits en moi il les enlève, les sarments qui portent un fruit, il les allège, pour qu'ils fructifient davantage. »
Quelle vérité profonde veut nous enseigner celui qui prétend être la vraie vigne ? Celui qui désigne Dieu son Père comme le vigneron et ses disciples comme les sarments ? Voyez-vous, ce que j’aime avant tout dans cette métaphore c’est que Dieu est comparé à un professionnel : un vigneron. Il sait. Il connaît. Comme le berger, ailleurs dans Jean, qui connaît ses brebis par leur nom. Il ne se trompe pas sur sa vigne. Il en surveille l’évolution. On peut lui faire confiance. Ce qu’il taille, il le taille en vue d’un plus beau fruit, d’une récolte plus généreuse. Quand il veut quelque chose il se donne les moyens de le réaliser. On peut lui faire d’autant plus confiance que la vigne, c’est sa raison d’être : sans vigne pas de vigneron.
J’aime bien cette image de vigneron rapportée à Dieu. Pour moi c’est une image très positive. D’abord parce que l’union entre le vigneron et sa terre passe par des soins prometteurs. Ensuite parce que les vignerons sont en général des professionnels passionnés par ce qu’ils font. Ils se consacrent entièrement à leur vigne. Ils ne peuvent pas faire semblant.
Il me plaît de croire que Jésus est venu rendre témoignage à un Dieu passionné pour l’humanité. Un artisan de l’humanité, méticuleux, humble, tenace. Dont chaque geste trahit l’espérance et la passion qu’il a pour son métier de Dieu-vigneron.
La métaphore ne s’arrête pas là, ou plus exactement, elle est un peu plus compliquée qu’il n’y paraît. Il y a une sorte de télescopage. Nous sommes de la vigne, mais nous ne sommes pas la vigne. On apprend que la vigne qui donne la vie, c’est Jésus. Pour reprendre le symbolisme d'Ésaïe, Jésus est la vigne fidèle qui a répondu aux soins de Dieu en produisant le vin de la fidélité à l’alliance.
« Je suis la vraie vigne. Vous êtes les sarments. »
Il y a d’un côté le caractère singulier de celui qui se présente comme la vigne par opposition à la multiplicité de ceux qu’il appelle ses sarments. Nous, nous ne sommes que les sarments. Là aussi l’image est non seulement positive mais elle est éminemment suggestive. Le sarment fait penser à ces branches vigoureuses qui forment des arabesques souvent gracieuses, en tous cas toutes différentes. Les sarments et les pieds de vigne d’où ils prennent leur force sont tout en nœuds et torsades, et ils évoquent bien nos vies à la fois riches et tordues, complexes et imprévues.
Il est également question de sarments multiples. Le multiple ici ne renvoie pas à un groupe où tout est fusionnel, où tout et tous se ressemblent. Il n’y aura beaucoup de fruits que si chaque sarment porte les siens propres. L’un du Gamay, l’autre du Pinot noir ou du Gamaret, l’autre du Merlot ou du Chardonnay. Bref chacun sa personnalité fruitière et gustative.
Être sarment dans la vigne du Seigneur c’est découvrir qu’il y a beaucoup d’autres sarments avec nous. Nous sommes reliés les uns aux autres par un réseau d’échange. La sève qui nourrit ma vie, nourrit aussi celle de mon frère, de ma soeur. Se découvrir liés les uns aux autres c’est aussi réaliser que c’est ensemble et non l’un à côté de l’autre, ou l’un contre l’autre que nous pourrons porter du fruit. Pas de fruit sans fraternité. Ou seulement des fruits qui donnent du verjus qui fait grincer les dents. C’est une belle image de la diversité, du pluralisme qui fait la richesse de l’Église.
Ensemble nous pouvons porter des fruits, certes, mais pas seuls entre nous. La fécondité de la vigne n’est pas une entreprise humaine qui relève de notre seule volonté, de notre savoir-faire, de nos talents ou de nos bons sentiments. « Comme le sarment ne peut de lui-même porter du fruit s'il ne demeure attaché au cep, ainsi vous ne le pouvez non plus, si vous ne demeurez en moi, » ajoute Jésus. « Le sarment ne donne pas de fruits s'il est séparé de la vigne, comme vous, si vous vous séparez de moi. » Ce qui permet au sarment de demeurer sur le cep et de porter du fruit, c’est cet échange permanent de la sève qui relie le sarment au cep. Être sarment, c’est reconnaître dans la personne de Jésus le Christ, le principe même de notre floraison, de notre croissance.
Il est bien évident ici, que le mot croissance n’est pas synonyme d’obésité sociale. Il ne s’agit de devenir de plus en plus gros, de plus en plus puissant, de plus en plus performant. Tout dans notre monde nous dit qu’il ne faut rien perdre, rien céder. Il ne faut pas perdre son temps. Pas perdre son argent, ses avantages acquis, son statut. Rien perdre de ses performances intellectuelles, sportives et sexuelles.
La croissance, dans la bouche de Jésus, contient paradoxalement l’idée d’une perte, d’un émondage. Nous sommes invités à abandonner le rêve de tout garder, tout stocker. Cette exhortation rejoint l’une des paroles de Jésus devenues célèbres : « Celui qui perd sa vie la trouvera. » Croître en Christ suggère ainsi l’idée d’une croissance qui n’est pas grossissement mais transformation.
Or il n’y a pas de transformation sans mort et nouvelle naissance. Cela est vrai de tout organisme vivant. Les vignerons savent bien que pour que le sarment grandisse et se fortifie, pour que le fruit soit abondant, il ne doit pas se déployer n’importe où et n’importe comment. Il faut l’émonder. De même nous faut-il faire le tri dans nos vies. Savoir trancher, savoir émonder certaines de nos possessions, de nos certitudes, tout ce qui nous envahit, nous détourne de l’essentiel, et ce faisant, nous empêche de porter du fruit. En taillant ce qui est stérile, improductif en nous, la Parole-sève nous rend féconds. Elle empêche notre vigne intérieure ou communautaire de devenir une friche, envahie par les mauvaises herbes, le feuillage inutile.
J’ajouterai que le « demeurez en moi » de Jésus-cep est inséparable du « que mes paroles demeurent en vous ». Le deuxième volet de cette affirmation est important. Pour être relié au Cep-Jésus il faut se laisser traverser par sa parole prêchée et partagée. Cette Parole-sève qui est tout à la fois un principe de purification et un principe de fécondité. Par la Parole, le sarment est émondé. Il y a l’idée que la Parole ne nous conserve pas intact. Des tailles s’opèrent en nous.
Enfin, il est ajouté : « Si quelqu'un ne demeure pas en moi, il est jeté dehors, comme le sarment, et il sèche ; puis on ramasse les sarments, on les jette au feu, et ils brûlent. » L’image des sarments jetés au feu est cinglante et nocive. Cinglante parce qu’elle semble sans appel. Nocive parce qu’elle peut servir et encourager une religion qui fonctionne à la menace et à l’exclusion. Comment peut-on jeter dehors quelqu’un qui l’est déjà ! Il n’est pourtant pas question de condamnation ici. Mais simplement un pur constat. Lorsque les sarments ne sont pas reliés au Cep-Jésus et qu’ils dédaignent sa Parole-sève, alors ils deviennent sarments dévitalisés, ivraie, et se livrent d’eux-mêmes à une force qui les anéantit. S’ils ne portent pas de fruit, par définition, ils sont sans avenir.
Il me semble que ce texte, comme beaucoup d’autres textes de l’Écriture, nous enjoint à prendre notre existence individuelle et communautaire au sérieux. Il nous est demandé de prendre soin de ce qui nous a été confié, et pour qu’il fructifie, d’inventer une taille juste. Je crois que cette taille juste, c’est celle qui laisse Dieu guider notre main.