Ce jour-là, nous nous sommes mis en route sur le tard, le soleil était déjà haut dans le ciel, et même si on était encore au printemps, il frappait fort, faisant vibrer l'air sur le chemin. Jésus marchait devant, nous suivions derrière, un peu à distance, parce que ces temps nous peinions à le comprendre et personne n'osait l'interroger.
Nous étions tout juste partis, quand on a vu arriver de loin, son vêtement retroussé, un pan dans la main, un homme échevelé, dégoulinant de sueur, comme quelqu'un qui a peur de manquer un rendez-vous. Il avait couru à perdre haleine, soulevant derrière lui un nuage de poussière. Il s'est jeté par terre, genoux au sol, la tête dans les cailloux, offrant à Jésus sa nuque baissée sur laquelle couraient quelques cheveux mouillés, et sans reprendre son souffle, comme si sa vie en dépendait, il lui a demandé : "Bon maître, que dois-je faire pour hériter la vie éternelle ?"
Permettez-moi une parenthèse. Sur le moment, je n'ai pas réagi, je devais penser comme lui. Mais maintenant, en redisant ses propres mots, j'entends une dissonance : "Que dois-je faire pour hériter la vie éternelle ?" Ce qui alors me semblait naturel, aujourd'hui me paraît étrange, incongru : que peut-on faire pour hériter ? Rien. Il faut être fils ou fille. C'est tout. Et recevoir d'un autre ce que librement il donnera. Il se pourrait bien que le secret soit là. Être fils ou fille et se laisser aimer, et accepter d'être aimé sans avoir à prouver ni à donner en contrepartie. Je sais bien moi-même le chemin difficile à parcourir, et que sans cesse il me faut reprendre, pour abandonner le désir de maîtriser, la volonté de faire pour être, le besoin de rendre, de ne pas dépendre, de ne pas être en dette. Mais je vais un peu trop vite. Il me faut vous raconter la suite.
La course effrénée, le visage en nage, l'agenouillement au pied de Jésus et la question lâchée d'un trait, comme si elle seule importait, tout chez cet homme traduisait une urgence qui ne devait rien au temps qui passe et qui devait tout à sa quête de vie et de sens. C'était une urgence intérieure qu'un feu brûlant devait porter à incandescence. Peut-être avait-il dû éprouver un vide intime, voir en lui s'ouvrir une faille qu'il ne connaissait pas et sentir le vertige s'emparer de lui. Je ne sais pas. Mais je peux vous assurer d'une chose. La question était sérieuse. Vitale. Pas comme celle que les religieux s'ingéniaient à poser à Jésus pour le piéger. Non, c'était pour cet homme une question de vie.
Au moment de répondre, Jésus a esquissé comme un mouvement de recul : "Pourquoi m'appelles-tu bon ? Nul n'est bon que Dieu seul." Jésus ne feignait pas l'étonnement, ni ne simulait l'humilité. Il disait ce qui l'animait en profondeur, ce qui pour lui était de l'ordre de l'évidence et qu'il vivait intensément. Il ne fallait pas accorder à un homme ce qui vient de Dieu. Il fallait reconnaître que le bien dont un homme est capable trouve sa source en Dieu. Jésus s'étonnait toujours que l'on puisse attribuer aux hommes ce qui appartenait à Dieu et voiler ainsi le mystère de son action en chacun de nous. Jésus nous invitait toujours à saluer en Dieu l'auteur de toute bonté et à le reconnaître en notre prochain, et à le reconnaître en nous quand nous étions capables de bien, capables d'amour.
L'homme a levé les yeux vers Jésus et celui-ci a continué : "Tu connais les commandements : tu ne commettras pas de meurtre, tu ne commettras pas d'adultère, tu ne voleras pas, tu ne porteras pas de faux témoignage, tu ne feras de tort à personne, honore ton père et ta mère." Comment vous dire ? L'homme a ouvert des yeux grands comme une écuelle. Il n'avait pas couru dans la poussière du matin, il ne s'était pas humilié en mettant le genou à terre pour entendre un résumé de la loi, le b.a. ba de l'enseignement de la synagogue, celui qu'enfant déjà il connaissait par cœur. Il attendait du maître une autre parole, un autre enseignement, peut-être une révélation nouvelle qui lui aurait indiqué la voie à suivre, les actions à entreprendre.
J'ai senti dans sa voix le double écho de la déception et de la fatigue, une fatigue ancienne et têtue : "Maître, tout cela je l'ai observé dès ma jeunesse." Dans le silence qui suivit, j'aurais pu poursuivre sa phrase tant ce qu'il vivait m'était connu : "Et l'observation de la loi n'a pas calmé mon angoisse et ma quête. Mes questions demeurent et je sens que ma vie doit s'enraciner ailleurs, au-delà de la loi. Maître, j'ai fait ce que la loi attendait de moi, mais mon être n'est pas assuré pour autant." Oui, on sentait bien que l'homme était sincère, qu'il accomplissait la loi avec sérieux, sans y trouver la réponse qu'il attendait.
Il y a eu un temps de silence d'une intensité rare. Comme une suspension du temps quand deux êtres se rencontrent et que l'amour s'installe au milieu d'eux, en invité-surprise. Jésus l'a regardé. Et je ne peux pas décrire la qualité de ce regard sans que mes poils se dressent sur mon bras, sans que mon cœur fonde au-dedans de moi. Un regard de tendresse et d'accueil qui disait l'espace ouvert et la possibilité pour vivre.
Puis Jésus a dit : "Une seule chose te manque ; va, ce que tu as, vends-le, donne-le aux pauvres et tu auras un trésor dans le ciel, puis viens, suis-moi." C'est un autre silence qui s'est installé. Celui qui suit une catastrophe. J'ai vu le front se plisser, dessiner des sillons profonds et graves, j'ai vu les commissures des lèvres s'étirer vers le bas, j'ai vu le regard plonger vers le sol.
Il devait voir défiler sous ses yeux tous ses biens, toutes ses possessions. Il devait s'imaginer sans elles, sans leur appui, sans leur présence rassurante. Et si elles n'avaient pu réellement le satisfaire, sinon pourquoi avoir couru et s'être jeté au pied de Jésus, elles l'avaient au moins dispensé de dépendre de quelqu'un, elles lui avaient permis de faire l'économie de quelques souffrances, elles lui avaient procuré une identité certaine que beaucoup lui enviaient. Il a dû, là, en entendant la parole de Jésus, éprouver un vertige nouveau, le sentiment de la nudité et du dépouillement. Il s'est vu comme un arbre déraciné, livré aux vents mauvais et aux eaux déchaînées.
J'ai imaginé, en le voyant, la bataille faisant rage au cœur, et lui au milieu, emporté de gauche et de droite. J'ai ressenti sa peine, compris l'impossibilité devant laquelle il se trouvait, perçu qu'il devait être riche, très riche et qu'on fond de lui, il s'identifiait à ce qu'il avait. Laisser ses biens semblait pour lui laisser sa vie, laisser son âme et il ne s'était pas vu vivre sans eux. Il n'avait pas envisagé cette déchirure au cœur, parce que jusque-là, jusqu'à l'ordre de Jésus, il n'avait pas ressenti avec tout son être intime les liens noués avec ce qu'il possédait.
Jésus lui disait en quelque sorte, il te manque de manquer, de n'être plus plein, il te manque de manquer et de vivre la confiance et sous les pieds de l'homme, la terre vacillait, et sous les pieds de l'homme, la terre se dérobait. Il n'a pas dit un mot. Il était venu en courant, porté par le vent, il est reparti lentement, le pas lourd, le dos courbé, portant sur ses épaules un poids nouveau. Pour lui le ciel s'était couvert, le ciel s'était fermé de nuages menaçants.
J'aurais voulu le retenir, le prendre par la manche, puis adoucir les paroles de Jésus. J'aurais voulu l'entendre dire : "Je veux te suivre, viens au secours de mon impossibilité ! ". Et je sentais en moi monter comme une colère contre Jésus et ses paroles si radicales. Comment pouvait-il répondre ainsi à un homme si bien disposé ? J'étais effrayé moi-même par les propos qu'il avait tenus et je me sentais concerné et bien incapable de les accomplir à mon tour. J'avais certes suivi Jésus en laissant mon père sur le bord du rivage, mais je n'étais pas riche comme cet homme devait l'être…
Jésus n'a rien dit. Jésus n'a rien fait pour retenir cet homme. Il a respecté sa douleur et son impossibilité. Il l'a laissé partir seul, dans la lumière du matin, avec cette question posée, sans en changer les termes, sans en affaiblir la rudesse. Il n'a pas fait le choix à la place de l'homme, il ne lui a pas permis de faire l'économie d'une décision, il ne lui a pas fait éviter la confrontation avec lui-même, la rencontre avec son cœur, avec ce qui constituait son identité.
Ce n'est qu'après, plus tard, bien plus tard, quand nous nous sommes retrouvés seuls, nous les disciples, sans Jésus, emporté par la mort, puis emporté par la vie au matin de Pâques, ce n'est qu'après, en repensant au parcours de Jésus, que j'ai compris que Jésus lui-même avait dû livrer le même combat, traverser les mêmes incertitudes, les mêmes déchirements, les mêmes abandons et la douleur d'être seul face à la vie, face à la mort. Et que, quand il avait parlé à l'homme riche, c'est qu'il avait déjà, pour lui-même, fait le pas, pris la décision essentielle qui allait orienter la suite de sa vie vers le don. C'est qu'il devait encore lui-même livrer bataille. Il n'avait pas parlé à cet homme avec légèreté ou hauteur, mais, malgré la dimension radicale et parce qu'il en comprenait la nécessité, il avait parlé comme un compagnon de route, comme un compagnon d'humanité qui pouvait saisir de l'intérieur le combat à vivre et la douleur de laisser ce qui donne l'illusion de la sécurité, et la douleur d'abandonner ce qui procure une identité passagère.
Il a parlé ainsi parce qu'il savait d'expérience que Dieu seul rendait la chose possible pour l'homme. Il a parlé ainsi parce qu'il savait que si l'homme voulait vivre en héritier de l'essentiel, communier avec l'ultime, il devait au cœur changer de manière de voir, se laisser aimer comme un fils et que pour cela, ses béquilles, ses échafaudages, ses protections devaient tomber.
Jésus n'a pas retenu l'homme. Il l'a laissé vivre le face à face avec lui-même. Il l'a laissé devant Dieu et il a fait confiance à Dieu qui peut rendre possible ce qui aux hommes est impossible. Il n'a pas retenu cet homme, il l'a laissé partir avec le souvenir de sa tendresse pour lui, le souvenir de la communion intime qui, l'espace de cet instant, avait fait d'eux des compagnons de route.
Je ne sais pas ce que l'homme est devenu, mais je sais que Jésus l'a aimé infiniment.