Marie l’élue

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Elle n’avait pas quinze ans, Marie, quand l’ange est apparu. Peut-être douze, peut-être treize ans. Et même si à cet âge, en Palestine, en ce temps-là, une jeune fille est prête pour se marier, elle est jeune, Marie. Très jeune.
Aussi, quand l’ange lui dit qu’elle est élue — sans avoir fait ni défilé, ni concours de beauté, ni séance de photographies — elle s’étonne, Marie. Elle n’avait pas imaginé ni prévu ça. Peut-être avait-elle rêvé, comme toute fille en Israël, de devenir la mère du Messie. Mais comme on rêve d’être princesse, en se laissant d’autant plus aller qu’on sait le rêve improbable.
Elle est élue, Marie. Elle n’avait pas prévu ça. Mais elle dit oui. Elle dit oui avec la foi d’une adolescente, avec l’enthousiasme que permet cet âge, elle dit oui avec l’audace qui ne voit pas tous les obstacles ou qui les minimise. Puis elle laisse éclater sa joie et chante au présent le temps où le Messie règnera, renversant les pouvoirs humains, elle chante, parce qu’elle, la petite de Nazareth, a été choisie. Alors le Royaume de Dieu, elle le voit déjà, elle le touche des doigts, elle le porte en son sein.
Elle n’a pas quinze ans et sa vie vient de basculer. Le sait-elle ? Le comprend-elle ? Que perçoit-elle de ce destin qu’elle ne choisit pas ? Que saisit-elle de ce Dieu qui s’impose et fixe pour elle un agenda qu’elle ne peut qu’accepter ? Parce qu’enfin, sérieusement, à l’ange, pouvait-elle résister ?
Elle n’a pas quinze ans, Marie, quand l’enfant naît dans la paille de Bethléem et qu’arrivent les bergers racontant les anges et les chants dans le ciel. Elle retient tout Marie, émerveillée et souvent elle se rappelle. Elle médite, elle murmure les paroles entendues, elle les passe et les repasse en son coeur. Mais comprend-elle ce qui se passe, ce qui se joue ?

L’enfant a tout juste huit jours. Marie s’est à peine habituée à sa présence et voilà que Siméon, en prophète, comme une ombre menaçante, lui annonce que la vie de son enfant sera un signe de contradiction, que le Messie porteur de paix sera contesté et l’occasion de trouble et que pour elle-même une épée la percera au cœur. Que comprend-elle, elle qui espère le relèvement de son peuple, elle qui a chanté les bontés de Dieu ? Curieusement, l’évangéliste Luc ne dit pas que Marie passe et repasse les paroles de Syméon en son cœur. Il y a des paroles qui, contredisant ce qu’on espère ou ce qu’on croit, sont inaudibles. Combien de fois, en sortant de chez le médecin, même pour des affections bénignes, je suis incapable de redire ce qu’il m’a dit ? Alors combien de temps faut-il pour entendre et accepter un diagnostic douloureux ? Des mois, des années peut-être ?
Comment Marie peut-elle entendre que celui qu’elle a mis au monde, voulu et désiré, non par elle, mais par Dieu, connaîtra un parcours troublé, alors même que les anges ont proclamé la paix ?
Première fêlure, première fissure. Comme une dissonance, comme une distance. Entre la foi de Marie et le discernement prophétique de Syméon, un espace se creuse. L’avenir de l’enfant n’est celui que Marie croit.

L’enfant a tout juste douze ans. Presque l’âge de Marie quand sa vie a basculé. Marie se souvient-elle encore de la parole de Syméon, de la menace d’une déchirure ? En famille, ils montent à Jérusalem pour la fête de la Pâque. Dans la cohue joyeuse de la foule, les parents de Jésus l’imaginent avec des connaissances, mais sur le chemin du retour, au soir, personne. Les parents responsables ont perdu leur fils. Honte et désarroi. Ils retournent aussitôt à Jérusalem et ne retrouvent pas Jésus avant trois jours. Mais lui, il est assis au milieu des maîtres, dans le Temple, et il écoute et interroge, comme si de rien n’était. Et quand Marie, sa mère, lui dit son angoisse et lui reproche son attitude, Jésus répond que ses parents n’avaient pas à le chercher et que lui, il a à voir avec Dieu son Père.
Deuxième fêlure, deuxième fissure. L’enfant n’est pas celui que Marie croit. Il n’est pas comme elle le voudrait. L’enfant n’est plus enfant. Il prend ses distances, il s’affirme différent et semble agir au nom d’un autre dont l’autorité pour lui dépasse celle de ses parents. Marie est pour le moins ébouriffée par la réponse de Jésus et par l’audace du jeune homme. A-t-elle oublié qu’à peu près au même âge, elle s’apprêtait à devenir mère, parce que Dieu l’avait voulu ? A-t-elle oublié que Dieu peut surprendre et saisir une vie comme il le veut ?

Vingt ans plus tard, l’enfant est devenu homme. Jésus a rencontré Jean le baptiste. Puis il s’est mis en tête de parcourir les routes de Galilée, entouré d’un petit groupe d’hommes et de femmes, annonçant la venue du Royaume de Dieu et guérissant les humiliés de la vie. Mais au village de Nazareth, personne n’en n’a voulu. Personne ne voit en lui un envoyé de Dieu, juste le fils de Joseph. Alors à quoi pense Marie, quand avec ses autres fils, elle veut voir Jésus et lui parler ? Veut-elle lui faire retrouver la raison ? L’amener à changer d’attitude ? Espère-t-elle le conseiller ?
Luc se fait discret. Comme s’il respectait la souffrance de cette femme, ou ses interrogations, ou son hésitation, ou ses doutes. Mais le silence de Luc sur les motivations de Marie rend la parole de Jésus encore plus dure, plus cruelle : « Ma mère et mes frères, ce sont ceux qui écoutent la parole de Dieu et qui la mettent en pratique. »
Troisième fêlure. Mais ce n’est même plus une fêlure, même plus une fissure. C’est une déchirure. Comme un acte de rupture. Trente années barrées d’un trait d’esprit. Le tout jeune homme, qui se réclamait de Dieu comme de son père, dit maintenant son indépendance vis-à-vis de sa mère. L’épée plonge au cœur. Que ressent Marie ? La contestation n’est pas qu’autour de Jésus, elle est aussi en Marie. Que pense-t-elle du destin qui se noue à nouveau ? Le Royaume que son fils annonce est-il le Royaume qu’elle a espéré ? A-t-elle supporté que sa vie soit bouleversée pour entendre ça ? N’y a-t-il pas même de la reconnaissance pour l’avoir porté et veillé durant son enfance ? Son fils n’est pas celui qu’elle croit. Jésus n’est pas le fils qu’elle avait cru.

Pudiquement, Luc ne dit plus rien sur Marie. Rien jusqu’à l’arrestation de Jésus. Et rien au moment de la mort de son fils. Où est-elle ? Que fait-elle ? Que vit-elle ? Qu’est devenue sa foi, elle qui chantait le Royaume, le renversement des puissants, le relèvement des humbles et qui sait son fils humilié, insulté, rejeté par les grands et la foule ? Mystère. On ne peut qu’imaginer la douleur et l’incompréhension, la violence du choc et le tumulte intérieur. Le fracas de la confrontation avec le réel. Et l’actualité soudaine des paroles de Syméon qu’on aurait voulu ignorer. Le cantique ne se réalise pas selon ses attentes.
Luc ne dit rien non plus sur Marie au jour de la résurrection. Mais il signale, comme une petite note anodine, qu’après l’Ascension, dans l’attente de l’Esprit, Marie se tenait en prière avec les apôtres. Marie ne rejoint le groupe des disciples qu’après la mort et la résurrection de Jésus. Quand sa propre foi est passée par la mort et par la résurrection.
Aux premiers jours, Marie l’élue, Marie l’adolescente dit sa foi claire et enthousiaste. Elle chante l’espérance en la touchant du doigt. Elle semble voir déjà ce que le Royaume sera. Idée forte, idée claire de celle que la grâce vient de rencontrer.

Trente ans et quelques fêlures plus tard, Marie prie avec les autres, Marie attend avec les autres, Marie cherche avec les autres un sens à ce qui vient d’arriver, un sens à la mort impossible et à l’impossible résurrection, un sens à ce qu’elle et les autres n’avaient ni pensé, ni prévu, et encore moins voulu.
Trente ans plus tard, ayant vécu la dure confrontation avec le réel, sa résistance aux désirs et aux projections de sa foi, Marie prie encore, avec les autres, parce que la foi est cheminement et non installation. Parce que la foi évolue et se transforme au gré des rencontres. Parce que la foi se laisse interroger par ce qui arrive, parce qu’elle laisse la place pour l’étonnement devant l’impensable de la mort et devant l’impensable de la vie surgissant de la mort. Marie prie avec les autres, parce que la foi se dit à plusieurs et se nourrit du dialogue avec les autres.
Trente ans et quelques fêlures plus tard, Marie comprend que le Royaume sera autre, autre qu’elle l’avait imaginé. Alors elle prie. Elle ne cesse pas d’espérer, mais elle renonce à l’idée qu’elle avait du Royaume. Elle ne cesse pas de croire, mais elle cesse d’enfermer son fils dans sa croyance, d’enfermer Dieu dans son désir. C’est pourquoi elle prie, dans l’ouverture à celui qui vient, autre et autrement.

Amen !

Détails

Avec la participation de
Orgue
Sylvain Junker
Musique
Choeur mixte de Forestay, direction Josiane Dupraz