La plupart des spécialistes de l’Ancien Testament considèrent le livre d’Esther comme un « roman historique », pour employer les mots d’aujourd’hui. C’est-à-dire un récit de fiction situé dans un cadre historique réel : un peu comme Les Trois Mousquetaires ou Da Vinci Code. Ou plutôt pas comme Da Vinci Code, dont l’auteur maquille les données historiques pour rendre le scénario un peu plus croustillant. Alexandre Dumas est plus sérieux : le 17ème siècle est bien reconstitué avec les intrigues à la cour de France et le rôle du cardinal Richelieu. Quant à Athos, Porthos et Aramis, sans oublier d’Artagnan, chacun sait que ce sont des personnages de fiction.
L’auteur du livre d’Esther, lui, a situé son récit à la cour de Xerxès 1er (Assuerus en hébreu) en reconstituant les fastes de la cour de Perse : il y a de quoi saliver en suivant les dix banquets qui ponctuent la narration : les festins d’Esther n’ont rien à envier au festin de Babette. Dans ce décor, très proche des Mille-et-une nuits ou du Samarcande d’Amin Maalouf, les intrigues de palais se succèdent auprès d’un souverain dont chacun cherche à s’attirer les faveurs. A quoi il faut ajouter une organisation impeccable de l’empire avec des provinces reliées par des communications efficaces. Dans ce contexte, une héroïne, femme, jeune, belle et juive.
Mais ce n’est pas pour les beaux yeux d’Esther que cette histoire a été écrite. À travers cette femme, le peuple juif essaie de comprendre son destin particulier. En effet, le livre a été vraisemblablement écrit trois siècles après Xerxès, au 2ème siècle avant Jésus-Christ. Le potentat de la région, Antiochus Épiphane, avait tenté de faire du peuple juif un peuple comme les autres. En 168 av. J.-C. il pilla et profana le temple de Jérusalem, en y installant une idole, détruisit les murailles de la ville, ordonna d'offrir des porcs en holocaustes, interdit la circoncision. C’est cette politique qui déclencha la réaction de la famille des Macchabées.
Face à ce rouleau compresseur de la normalisation, deux personnes se dressent : Mardochée, le juste qui refuse de plier et sa pupille, Esther. Deux personnes, ou plutôt trois, car avant Esther, il y avait la reine Vasti, Vasti la rebelle, qui fait trois petits tours au début du récit et puis s’en va, mais quels tours !
Quand son royal époux, aviné après sept jours de ripaille, a la fâcheuse idée de la convoquer pour l’exhiber devant ses courtisans, elle refuse tout net. Fût-ce devant le roi lui-même, la femme ne saurait être traitée comme un objet. Colère noire de Xerxès. Conseils intéressés des courtisans : si l’on accepte que la femme du roi désobéisse, c’est le début de la fin dans les foyers du royaume. Il faut bien montrer « qui c’est qui commande ici».
Non seulement, le roi répudie Vasti, mais on le pousse à faire ce que l’on fait depuis la nuit des temps quand il y a des gens qui gênent : des lois. Lois pour limiter les pouvoirs des femmes, des enfants, des étrangers, des petits. « Le roi expédia des lettres à toutes les provinces royales, pour que tout homme soit maître chez soi et parle la langue de son peuple. » (Esther 1, 22)
La loi, parce que l’on a peur, peur que l’autre prenne la parole, peur qu’il prenne sa place, peur qu’il nous oblige à changer, à abandonner une once de notre pouvoir, de notre confort.
Une loi exclut dans la mesure où elle est fondée sur la peur. Vasti, la féministe, met en péril le pouvoir des mâles. Vasti doit disparaître et l’on fait une loi pour décourager les Vasti à venir : des fois qu’elles abuseraient ! Exit Vasti. Arrive Esther, contrainte à un concours imposé de « Miss Perse ». Sur le conseil de son tuteur, elle commence par cacher son identité juive (pas besoin de faux papiers à l’époque ! il n’y avait pas de papier du tout, mais déjà des habillements, des faciès, des manières de parler qui trahissent votre origine), mais elle se conduit fondamentalement comme une juive. Elle assume sa différence, elle tient tête aussi bien à Mardochée son tuteur qu’au roi Xerxès, son mari. Au moment opportun, ni trop tôt, ni trop tard, elle ose enfreindre les ordres du roi et se présenter à lui sans avoir été appelée.
Vasti avait refusé d’être traitée comme une femme-objet ; Esther agit comme une femme-sujet. Elle prend l’initiative, elle prend la parole, elle prend le pouvoir parce qu’il y a péril en la demeure. Son peuple est menacé d’extermination.
Le livre d’Esther est le premier à affronter un des grands fléaux de notre histoire, l’énigme de l’antisémitisme. « Il y a un peuple particulier, dispersé et séparé au milieu des peuples dans toutes les provinces de ton royaume. Leurs lois sont différentes de celles de tout peuple et ils n’exécutent pas les lois royales. Le roi n’a pas intérêt à les laisser tranquilles. S’il plaît au roi, on écrira pour les anéantir. » (Esther 3, 8-9). Ce texte a plus de 2000 ans, mais il est répété génération après génération, que ce soit par Isabelle de Castille et Ferdinand d’Aragon, les très catholiques rois d’Espagne en 1492, que ce soit par Adolf Hitler au siècle passé ou par le président iranien aujourd’hui. Toujours et encore cet antisémitisme qui suggère la solution finale.
L’antisémitisme est un mystère. Il ne saurait s’expliquer, car expliquer, c’est justifier et suggérer que l’antisémitisme serait dû à l’attitude des juifs eux-mêmes. Or c’est tout le contraire ; pour citer Christianne Méroz, sœur de Grandchamp : « L’antisémitisme ne procède pas de la condition juive elle-même. Il est en réalité la projection sur le Juif, au-dedans du Juif, de l’image que nous nous faisons de lui… Tout au long de l’histoire, le Juif a été considéré comme l’étranger, dois-je dire comme l’étrangeté par excellence ? Il incarne dans son vécu la condition humaine telle que nous la présente la Bible : étrangère et voyageuse sur la terre. » Et cette condition fondamentale nous menace, nous qui sommes bien installés, enracinés sur une terre à perpétuité, c’est ce que nous avons envie de croire.
Christianne Méroz ajoute : « L’antisémitisme est la porte ouverte à toutes les formes de racismes dans l’histoire (…) dans nos sociétés d’abondance, l’étranger nous rappelle notre propre fragilité, nos limites. C’est ce qui fait que nous en avons peur, inconsciemment. En présence de ce danger, soit nous refoulons ou isolons l’étranger, soit nous exigeons qu’il s’assimile en renonçant à son particularisme. » (Christiane Méroz, Esther en exil, Editions du Moulin, Poliez-le-Grand, 1995)
L’antisémitisme, c’est le cancer de notre relation à l’autre ; la projection perverse de notre difficulté à accepter que tout le monde ne soit pas comme nous. La tentation de réduire son prochain à soi-même plutôt que de tenter de l’aimer comme soi-même, unique.
Ceux qui ont constitué la Bible juive avaient hésité à y inclure le livre d’Esther, mais par le seul fait qu’il attire notre attention sur la réalité de l’antisémitisme, il a sa place dans les textes de référence, car l’antisémitisme est un mystère qui marque l’histoire humaine et appelle à une vigilance de toutes les générations.
En mettant en scène une Esther à même de déjouer le piège tendu aux juifs et de renverser la décision royale, le récit est de ceux qui donnent du courage dans les heures les plus sombres. Quand on est persécuté, quand les droits élémentaires sont bafoués, quand les méchants triomphent avec insolence, quand les justes sont liquidés, il faut se nourrir de « success story », il faut croire aux histoires qui veulent contrer la fatalité ; qui ouvrent des brèches dans les murs de l’impuissance. Le livre d’Esther est un antidote contre la résignation.
Et l’histoire serait parfaite si elle se terminait par le salut du peuple juif évitant l’extermination : tout serait bien qui finirait bien. Malheureusement, il faut le dire, le livre d’Esther comporte deux chapitres de trop, qui laissent un sacré goût d’amertume. En effet, Xerxès ne se contente pas d’annuler les décrets antisémites et de renoncer à la violence. Il inverse la violence plutôt que de la supprimer : « Le roi octroie aux Juifs qui sont dans chaque ville de s’unir, de se défendre, d’exterminer, de tuer et d’anéantir toute bande armée, d’un peuple ou d’une province, qui les opprimerait, femmes et enfants, et de piller leurs biens… » (Esther 8, 11) et l’histoire se termine dans le sang de plus de 75'000 ennemis des juifs !
Avant de juger, il faut comprendre, chez un peuple persécuté, le désir de vengeance : enfants, nous avons tous applaudi au moment où la sorcière, marâtre de Blanche-Neige, était précipitée dans le précipice. Qui sommes-nous pour juger des réactions viscérales de ceux qui sont bafoués : éminemment humain, ce besoin de croire que le méchant va être puni !
Nous avons soif de justice. Mais la justice n’est jamais l’anéantissement de l’autre. Elie Wiesel, un Juif rescapé de la Shoah, a bien compris cette vérité fondamentale : « Quand les hommes font la guerre, Dieu est leur première victime. »
Dieu ? tiens ! il était le grand absent de cette prédication ! Il faut dire que le livre d’Esther est le seul de la Bible qui ne mentionne pas Dieu. Pas une seule fois ! Et cette absence a tellement gêné les gens pieux que l’on trouve dans une version postérieure du livre d’Esther, écrite en grec, des compléments, avec des prières d’Esther et de Mardochée et l’affirmation explicite que c’est bien Dieu qui tire les ficelles de l’histoire.
Mais dans notre première version d’Esther, écrite en hébreu, Dieu est le grand muet. Comme à Auschwitz. Comme dans les impasses de l’histoire… Comme dans la cellule de prison nazie où Dietrich Bonhoeffer a dû radicalement convertir sa théologie. « Dieu se laisse déloger du monde et clouer sur la croix. Dieu est impuissant et faible dans le monde, et ainsi seulement il est avec nous et nous aide. » (Résistance et soumission, 16 juillet 1944, Labor et Fides, 2006, p.431)
Les béatitudes ne disent pas : heureux ceux qui souffrent car ils seront vengés ! Heureux ceux qui sont battus, car leurs bourreaux seront torturés ! Heureux ceux qui pleurent, car ils pourront faire pleurer ! Les béatitudes nous disent autre chose : quand nous sommes affligés, ce n’est pas la fin du monde. Il y a cette présence, cette force, ce malgré tout, cette incroyable résistance au cœur de l’humanité, cette résilience qui permet de demeurer soi-même jusqu’au cœur de l’horreur.
C’est ce qui a ému la terre entière cette semaine : la découverte que Natasha Kampusch n’était pas devenue un objet. C’est un sacré mystère que ce ressort d’humanité, mystère qui vient par sa faiblesse même pulvériser celui de l’antisémitisme et de toutes les haines. Là aussi, pas d’explication. Un mystère est par définition ce devant quoi on se tait. On peut le nommer Dieu. On peut aussi, comme le veut une longue tradition juive et comme le livre d’Esther, s’abstenir de prononcer son nom. Ce qui importe ce ne sont pas les mots, mais notre capacité d’étonnement : vivre, c’est accueillir cette force qui nous permet de rester humain.
Amen !