En ce temps-là, les réfugiés de Bosnie ne se demandaient pas encore s'ils devraient retourner de force dans un pays dévasté et comment ils retrouveraient leurs maisons, leur travail, leurs familles.
En ce temps-là, des millions d'enfants d'Israël n'avaient pas encore fait leur nouvel exode pour retrouver la terre promise aux ancêtres; en ce temps-là, d'autres enfants d'Israël n'attendaient pas encore dans la résignation ou la révolte qu'on leur restitue ce qui leur avait été pris lors de l'extermination de la shoah.
En ce temps-là, les Palestiniens ne criaient pas encore pour retrouver les villages qui avaient été rayés de la carte lors de l'établissement de l'Etat d'Israël, tandis que d'autres ne croupissaient pas encore depuis trois générations dans des camps ou des territoires bouclés.
En ce temps-là pourtant, il y a 2'800 ans, une femme revient dans son village après 7 ans d'exil. Ma maison ! Mes ouvriers ! Mes champs ! De quel droit vous êtes-vous installés chez moi ? C'est à moi ! Usurpateurs ! Voleurs ! Je vais me plaindre au roi ! Vous dénoncer ! Obtenir justice ! Selon la traduction, la femme implore, ou réclame, ou vocifère : littéralement, elle «gueule».
Ce n'est plus la femme de Shounem que nous avons suivie dimanche dernier; une dame de qualité, qui savait ce qu'il se voulait; une femme de tête et de cœur. Elle avait un présent à la tête d'un beau domaine; Elisée, l'homme de Dieu lui avait ouvert un avenir en lui annonçant, puis en faisant vivre, un fils. Maintenant, c'est une femme seule, sans présent, ni avenir. Une femme devenue dépendante, réduite à crier, à gueuler ou à se taire. De maîtresse-femme elle a été réduite à un numéro sur une liste d'attente.
C'est fou la vie : on a été quelqu'un, on se retrouve quelque chose. Sans l'avoir forcément mérité, les circonstances de la vie, un divorce, des revers économiques, un accident de santé. J'étais sujet, maintenant on me traite en objet.
A Shounem, dans mon village, là où tout le monde me considérait comme quelqu'un, pourquoi, maintenant, les gens me regardent autrement ? comme s'ils me lorgnaient de travers, n'osant plus croiser mon regard en face; et mon regard qui commence à me gêner moi-même; et les enfants qui se cachent et se moquent de moi; et les commentaires chuchotés : «Tu crois que c'est elle ?… comme elle a baissé… tu te souviens de l'allure qu'elle avait avant…»
Mais oui, c'est bien moi. Simplement, maintenant, c'est moi qui ai besoin de vous. N'y a-t-il personne pour m'aider ? «Sometimes I feel like a motherless child, a long way from home !» Parfois je me sens comme un enfant privé de sa mère, loin de ma maison. Ou, ce qui est pire, tout près de ma maison, mais ce n'est plus ma maison ! A tout âge, nous pouvons être confrontés à cette expérience et être amenés à crier : «Y a quelqu'un ?»
C'est ici que les voies du Seigneur sont insondables. En l'absence d'Elisée, Il envoie Guéhazi, son adjoint, celui qui avait compris son drame de femme sans enfant; celui qui avait tenté de réanimer le fils… Mais Guéhazi, ce n'est pas, comme Elisée, un saint homme. Loin de là, il a été pris dans une sombre affaire d'extorsion de fonds. Bien avant les gourous d'exportation, les professionnels du miracle, les vendeurs de techniques méditatives, qu'elles soient transcendantales, paralogiques ou scientophysiques, il avait compris que la religion, ça peut être un sacré "business ". Elisée avait guéri un riche étranger; il suffit de venir encaisser… et ça marche !
Eh bien ! Dieu se sert de ce Guéhazi, tout pourri qu'il est, pour faire l'intercesseur, pour plaider la cause de la femme de Shounem auprès du roi. Sans lui, la requête aurait été classée ou il aurait fallu attendre, encore attendre, trop attendre.
A une époque où l'on ne veut plus que des chefs, des décideurs, où l'on chasse les têtes, vous savez, comme moi, l'importance des voix qui vous répondent au téléphone, des vendeurs qui se démènent pour vous comprendre et dénicher ce que vous souhaitez, des aides-soignantes qui savent prendre le temps d'écouter et qui transmettent vos désirs.
Nous avons besoin d'intermédiaires; nous ne pouvons nous débrouiller toujours tout seuls, surtout quand nous sommes diminués, demandeurs d'asile ou de tendresse; en quête de papiers, de domicile, de logement, quand nous ne pouvons plus nous lever, plus parler… quel cadeau de Dieu qu'un geste, un regard, une écoute qui nous redonnent courage, dignité, espoir !
Vous, qui avez un emploi dit "subalterne", vous êtes indispensables à notre humanité. Il n'y a pas de petit service, mais tous les grands services que savent rendre les petites gens. Dans l'éducation de nos enfants, nous devons veiller à ne pas nous laisser obnubiler par la réussite, la compétition, l'excellence : soignons aussi la culture des égards. Sans mièvrerie, insistons sur la sensibilité aux autres et développons une éducation du cœur.
Il suffit de pas grand-chose; un simple mot de Guéhazi : «Mon Seigneur le Roi, voici la femme et voici son fils qu'Elisée a fait revivre.» C'est tout, mais c'est beaucoup : la femme est ainsi introduite, elle n'est plus anonyme, elle est devenue quelqu'un aux yeux du Roi.
Elle est maintenant en droit de demander justice, de récupérer sa maison et son domaine en déshérence. Mais c'est terrible, l'énergie nécessaire pour obtenir gain de cause, même quand l'affaire, au fond, est simple et claire !
Les pères, pressés par la détresse, avaient confié leurs biens à nos instituts de crédit. Ils croyaient naïvement qu'on pouvait leur faire confiance, que credo et crédit viennent de la même racine, qu'un banquier vaut bien un confesseur avec le tact et le secret que l'on attend.
Pourquoi donc a-t-il fallu autant de temps, autant de pression pour qu'on daigne maintenant faire justice aux enfants ? Pourquoi finit-on par réagir non parce que c'est juste, mais parce que notre image est dégradée et qu'il faut faire un geste pour la restaurer.
J'ai lu cette semaine qu'il fallait tant d'argent pour restaurer l'image de notre pays… ridicule ! C'est comme si on préférait payer un peintre redresseur de laideur, plutôt de se mettre au régime ou de s'astiquer un peu. Ce n'est pas notre image que nous devons soigner, mais nous-mêmes.
Et si l'image que l'on nous renvoie nous gêne, plutôt que de casser le miroir ou de disqualifier celui qui le tend, si nous osions nous regarder sans complaisance ?
On avait confisqué le bien de la femme de Shounem pendant son exil; l'affaire est simple. Il n'y a qu'à le rendre, et avec les intérêts. Il en va de la morale la plus élémentaire.
Autrement plus compliquée que l'affaire des fonds en déshérence est la question de la terre à partager entre Juifs et Palestiniens. Cela fait quatre mille ans au moins qu'il y a des chassés-croisés, et que chacun à tour de rôle peut revendiquer telle ou telle portion du territoire parce que son ancêtre s'y est établi.
Oh ironie de l'histoire : avez-vous remarqué où la femme Shounem est allée trouver refuge pendant que la famine sévissait dans son village ? Sur l'invitation d'Elisée, l'homme de Dieu, elle est partie et a trouvé asile chez les "Pelishtim", Philistins, ou pourquoi pas Palestiniens. Elle est probablement allée sur la côte méditerranéenne, du côté d'Ashquélon, le pays de l’échalote, d'Ashdod ou de Gaza.
Arabes et Israélites sont cousins, ils sont sémites et il y a eu des époques dans l'histoire où ils ont réussi à s'entendre. Quand ils ne sont pas aveuglés par la soif de vengeance et les idéologies, ils savent que la seule voie possible est celle de la cohabitation, qu'il ne saurait y avoir un gagnant et un perdant.
Ils savent au fond, qu'il n'y a qu'une issue : la sagesse d'Abram, capable de céder un coin de terre pour vivre dans la paix, capable de préférer le pain partagé au prestige des vainqueurs.
Tous fils d'Abram ils savent, au fond, que la meilleure manière de gagner est de faire gagner l'autre et que la violence est fille du désespoir.
Combien de temps encore, combien de paroles haineuses, combien d'attentats, combien d'affrontements encore, leur faudra-t-il pour réaliser que salam et shalom, c'est le même mot, paix ?
C'est le pari des prophètes, hommes de Dieu, de croire à la réconciliation finale. C'est la vision du prophète Esaïe, montrant les nations du monde montant en paix vers Jérusalem. C'est en attendant, le geste d'Elisée guérissant un officier syrien ou ceux de Jésus face aux étrangers.
Pour les artisans de la paix, il ne suffit pas de croire à la réconciliation demain : c'est aujourd'hui qu'il faut, par des actes, semer les graines, qui en prépareront la moisson.
Amen.