Connaissiez-vous l'histoire de Dina, fille de Jacob et Léa? La seule fille connue du patriarche Jacob… et on n'en aurait jamais parlé si son histoire avait été sans histoire ? Connaissiez-vous cette toute jeune fille a déclenché malgré elle une vendetta, des massacres systématiques, un véritable génocide ? Saviez-vous que la Bible contenait, bien avant Roméo et Juliette, l'histoire dramatique de deux êtres dont l'amour a été broyé par des rivalités de clans ?
Ce récit est inséré au cœur de la Genèse et c'est étonnant qu'il n'ait pas été censuré. En effet, dans cet épisode, Jacob et ses deux fils n'apparaissent pas sous un jour très reluisant, c'est le moins qu'on puisse dire: on aurait fort bien compris qu'un défenseur zélé de l'honneur d'Israël ait fait disparaître discrètement les traces de cet épisode scabreux. Aussi bien dans les livres d'histoire que dans les éloges funèbres, il y a des champions de la retouche et du maquillage : vous avez probablement une fois ou l'autre entendu l'éloge solennel, du mari fidèle, du bon père, du magistrat intègre et du travailleur infatigable, du président intrépide, alors que…
C'est une des forces de la Bible que d'oser dire la vérité, même si elle n'est pas avantageuse: elle n'a pas censuré les conduites inadmissibles des ancêtres, elle n'a pas fait des portraits impeccables des fondateurs. Elle ose l'autocritique d'un peuple. Et il faut reconnaître que, sur ce plan, l'État d'Israël s'inspire encore de cette ligne: la critique de la politique gouvernementale y est possible, le débat démocratique est ouvert, il n'est pas constamment censuré et étouffé par la raison d'État. Nous pouvons en prendre de la graine. Certes, nous n'avons pas à faire de l'autoflagellation, mais c'est toujours la vérité qui doit mener notre quête.
1 Une femme qui se tait, des hommes qui parlent et qui exécutent
Dans cette quête de vérité, le récit de Genèse 34 est d'une richesse explosive. Nous nous bornerons à suivre trois pistes de lecture. La première nous montre un décalage, un abîme entre Dina et les hommes. Dans le récit, elle est muette, alors que les hommes parlent, parlementent et agissent. Tout se passe comme si elle n'était qu'un objet, un prétexte aux règlements de compte. Elle n'a pas voix au chapitre, ce sont les hommes qui vont décider pour elle.
Même dans sa relation avec Sichem, c'est lui qui prend l'initiative et même un peu plus. Le texte est clair sur ce point : "Il la voit, Sichem fils d'Hamor, le Hivvite, le chef de la terre. Il la prend, la couche et la déflore". Dans un premier temps, elle n'a apparemment rien à dire. Notez que, en amour aussi, il y a un temps pour se taire et un temps pour parler. Ensuite, le texte est étrangement silencieux à propos de Dina. Il nous parle des sentiments et des décisions de Sichem : "Sa vie s'attache à celle de Dina, la fille de Jacob, il est amoureux de la jeune fille, il parle au cœur de la jeune fille." Et il va demander le mariage. Rien ne dit la réaction de Dina. Nous sommes dans un univers où les hommes font la loi et où les femmes sont condamnées à se taire et à rester à la maison.
Et cet univers n'est pas seulement celui de la société patriarcale d'il y a 4000 ans, il se retrouve dans l'histoire de la lecture de ce texte. Par exemple, Calvin n'hésite pas à stigmatiser la conduite de Dina : " Dina est ravie et violée parce qu'ayant laissé la maison de son père, elle s'est écartée et a vaqué en plus grande liberté qu'il n'appartenait. Elle devait demeurer coite en la maison comme l'apôtre aussi le commande (Tite 2, 5) et la nature même l'enseigne, car cette vertu compte pour les filles, qui est attribuée par un proverbe commun aux femmes, qu'elles soient gardiennes de la maison. Car il ne faut point douter que Moïse rejette une partie de la faute sur Dina en disant qu'elle était sortie voir les filles du pays alors qu'elle devait demeurer sous la tente, à portée du regard de sa mère. "
Passons sur les anachronismes du réformateur, mais que dire de cette sourde conviction que la femme y est forcément pour quelque chose en cas de viol ? Même certains commentaires rabbiniques, faisant le parallèle entre la sortie de Dina et la conduite de Léa pour séduire Jacob, insinuent : " Telle mère, telle fille ! "
Mais, jusqu'à preuve du contraire, nous devons prendre la démarche de Dina pour ce qu'elle est, en évitant les fantasmes sournois des moralisateurs. Dina part à la découverte du monde. Elle ouvre les yeux sur la vie. "Elle sort pour voir les filles du pays." Quel mal y a-t-il à cela ? En quoi serait-elle coupable de la catastrophe dont elle a été l'occasion et non la cause ? Mais vous savez notre fâcheuse tendance à chercher un bouc émissaire, à charger celui qui passait par là ou que nous avons sous la main, surtout s'il est plus petit, surtout si elle est plus faible.
Car dans cette histoire, Dina est doublement victime. Non seulement Sichem, l'homme de sa vie, est assassiné, mais elle devra retourner vivre avec ses frères justiciers. Et on imagine Dina muette de révolte face à Siméon et Lévi, convaincus d'avoir agi "pour son bien". Que de crimes n'a-t-on pas commis au nom du bien que l'on veut imposer aux autres?
Mais Dina n'est pas la seule victime: que dire des femmes de Sichem, qui se retrouvent seules avec leurs enfants après le nettoyage de tous les mâles. Et ne me dites pas que la Bible, c'est une vieille histoire : l'Ossétie, l'Irak, Israël, la Palestine, les femmes ayant cherché asile chez nous, vous connaissez ? Il vaut mieux se taire devant elles et respecter leur douleur.
2. Des hommes qui mettent l'honneur au-dessus de la dignité
Tout cela parce qu'il y a eu palabres entre des hommes : il y a eu des négociations où se disputaient la bonne conscience et la mauvaise foi. Les hommes ont transformé une histoire d'amour en une affaire d'honneur. Et quand l'honneur s'en mêle, la catastrophe est programmée et j'entends d'ici le réquisitoire des victimes contre l'honneur des mâles.
Honneur, qu'est-ce qui t'a rendu supérieur à Dignité ? Quelles vengeances n'as-tu pas couvertes de ton manteau, quels complots, quels coups mesquins ?
Honneur, encore une invention des mâles pour camoufler leurs fiertés, pour perdre la vie plutôt que la face, pour travestir en idéaux glorieux le refus de leurs failles intimes.
Honneur, idole suprême qui se prend pour un dieu sanguinaire, qui justifie les attentats les plus lâches, qui mobilise des armées de gamins, qui divise les familles, qui a fait taire notre Dina.
Gardez votre honneur, Messieurs, et laissez-nous simplement quêter un peu de dignité, rendez-nous l'essentiel : des lieux et des temps pour naître et pour mourir ; des printemps pour aimer, des étés pour grandir, des automnes pour mûrir, des hivers pour attendre. Épargnez-nous la confusion des saisons quand il faut mûrir avant de pouvoir aimer et attendre sans avoir grandi. Qu'avez-vous fait à Dina ?
L'honneur peut être mal placé. La dignité, jamais. Nous sommes ici au cœur de l'Évangile. Les pharisiens défendaient l'honneur de la Torah, les prêtres l'honneur de leur temple, Pilate l'honneur de Rome. Jésus de Nazareth n'avait pas d'honneur à défendre. Simplement la dignité de tous ceux qui lui avaient fait confiance. Pour cela, il est resté humain jusqu'à la mort. Face au déploiement de la gloire, il a choisi le dépouillement.
C'est ce qui rend le christianisme à la fois si difficile et si simple, si nécessaire. Et l'on peut comprendre qu'il ait été trahi par les chrétiens eux-mêmes. Quand Pierre a voulu sauver le Christ de la mort, il a trahi l'Évangile. Quand les rois et les généraux, entourés de gens d'Église, ont inscrit la croix sur les armes et les étendards, ils ont trahi l'Évangile. Chaque fois que nous défendons un prestige, un honneur, une idéologie au détriment de notre prochain, nous trahissons l'esprit du Christ.
La croix du Christ restera toujours comme une écharde dans toute construction chrétienne en rappelant que l'humain ne saurait jamais être sacrifié aux principes. Mais la croix du Christ agit aussi comme critique de tous les systèmes religieux, politiques ou économiques, en rappelant que l'humain est plus important que nos logiques juridiques, que nos succès économiques, plus important même que l'honneur de Dieu mal compris. Car l'honneur de Dieu réside dans le respect de la dignité humaine.
3. Une loi au service de l'amour
Mais, me direz-vous, la dignité humaine passe aussi par le respect de la loi et il est important, dans un État de droit, de mettre la loi au-dessus de chacun. Et, c'est vrai, les arguments de Siméon et de Lévi pour faire circoncire les gens de Sichem (je ne parle pas de leur ruse et de leur acte de génocide qui sont inexcusables), les arguments de Siméon et Lévi sont parfaitement légitimes, si on lit une des lois d'Israël :
Deutéronome 7, 2-6
Tu ne contracteras pas d'alliance avec les nations du pays. Tu ne leur feras pas grâce. Tu ne contracteras pas d'alliance avec elles. Tu ne donneras pas ta fille à leur fils. Tu ne prendras pas leur fille pour ton fils. Car cela détournerait ton fils de me suivre et il adorerait d'autres dieux. La colère du Seigneur s'enflammerait contre vous et il t'exterminerait aussitôt. Mais voici ce que vous ferez aux autres nations. Leurs autels vous les démolirez, leurs stèles vous les briserez, leurs poteaux sacrés vous les casserez, leurs idoles vous les brûlerez. Car tu es un peuple consacré au Seigneur ton Dieu. C'est toi que le Seigneur ton Dieu a choisi pour devenir son peuple en exclusivité parmi tous les peuples qui sont sur la surface de la Terre.
C'est dans la Bible… hélas ! Ou plutôt, la question est de savoir comment nous allons lire ces textes qui sont inspirés à la fois par un légitime besoin d'identité et par la crainte. La peur d'être dominé par les étrangers ! La xénophobie ne date pas d'aujourd'hui, elle est vieille comme le monde et elle s'est même insinuée dans les textes que nous avons reçus en héritage. Mais c'est notre responsabilité aujourd'hui : voulons-nous les lire comme le dernier mot, nous conduire comme Lévi et Siméon en justifiant par des textes nos attitudes de peur devant l'étranger et nos comportements d'exclusion ? Ou voulons-nous convertir ces prescriptions à la lumière de l'Évangile, en réalisant que l'amour du Christ ne s'arrête pas au cercle d'une nation, d'une Église, d'une religion, mais qu'il vise l'humanité tout entière.
Ce type de loi, pris à la lettre, aboutit toujours à refuser l'autre, à supprimer toute différence, surtout si ces prescriptions s'arc-boutent sur un fondement religieux. Dans ce sens, on peut comprendre la critique du prêt-à-penser contemporain : les religions sont causes de guerre, elles divisent au lieu de rassembler. Car les religions aussi ont besoin d'être converties; elles ne sont en soi ni bonnes ni mauvaises. Comme nous.
Il faudrait reprendre jusque dans les moindres détails chaque rencontre et parole de Jésus comme l'argumentation de l'apôtre Paul. Si la loi occupe tout le terrain, elle tue. Si la loi est au service de l'amour, elle permet de vivre. Elle ne doit donc pas être abolie, ce serait l'anarchie, et encore plus de violence. Elle doit être remise en place.
Ce qui a manqué dans l'histoire de Dina, c'est une attitude forte et responsable de Jacob, le patriarche, qui a laissé agir ses deux fils, à la fois bornés et pervers. Mais on ne refait pas l'histoire. Essayons d'abord de vivre nos histoires, notre histoire. Il ne suffit pas d'invoquer Dieu quand il est trop tard. Nous pouvons nous engager maintenant, chacun à sa place, pour que l'amour reste maître de la loi.
Je ne sais si la violence aurait pu être évitée à Sichem il y a des milliers d'années, je ne sais si les violences d'aujourd'hui auraient pu ne pas avoir lieu, ce que je sais c'est que je dois choisir dans mon quotidien : mettre de l'huile sur le feu ou devenir artisan de paix?
Si Dina la muette m'a aidé à désamorcer la part de violence qui est en moi, sa souffrance n'aura pas été vaine.