Écouter le culte :
Se mettre à l’écoute du texte biblique, comme nous venons de le faire, et ce faisant se mettre à l’écoute de Dieu dont ce texte témoigne, c’est consentir à embrasser la réalité qui est la nôtre dans sa radicalité. C’est consentir à ne pas se contenter de la surface du réel, pour aller vers la racine des choses, vers le fond de la réalité.
Le texte des Lamentations nous présente le versant obscur de notre réalité humaine et du monde. Et il ne le fait pas à moitié !
C’est un trait crucial et récurrent des écrits bibliques que de ne pas voiler ou cacher ce qui est si sombre que cela nous remue au plus profond de nous-mêmes et que nous préférerions détourner le regard ou fermer les yeux.
Mais justement, s’il y a appel, c’est bien à ouvrir les yeux et à les tenir ouverts, malgré notre désir de les maintenir fermés, ou alors de les ouvrir mais pour regarder autre chose, quelque chose de plus aisé à contempler.
Toutes les traditions religieuses de l’humanité ont des choses importantes à dire à propos de la souffrance. La foi juive, puis la foi chrétienne, ne sont pas en reste – tout au contraire !
L’une comme l’autre ont été forgées au creuset de la tragédie et de la souffrance.
L’une comme l’autre font mémoire d’événements extrêmement douloureux et traumatiques : la servitude en Égypte, l’exil à Babylone, la déréliction du Galiléen Jésus en croix.
On ne peut tout simplement pas envisager une foi adossée aux écrits bibliques qui contournerait la souffrance et l’expérience du mal ou qui chercherait à atténuer ces dimensions de l’expérience humaine. La seule possibilité qui se présente à nous, c’est celle qui consiste à assumer ces dimensions, à savoir la souffrance et l’expérience du mal.
Attention, toutefois ! Assumer ne signifie pas accepter ou se résigner de manière hâtive ! Il peut y avoir acceptation, bien entendu, mais pas à n’importe quel prix, et pas sans douleur et sans larmes.
Le christianisme a parfois confondu « assumer le mal » avec « accepter le mal », ce qui a conduit à de graves dérives, comme si la vie de foi devait embrasser la souffrance comme une chose simplement positive à maints égards, quelque chose dont on devrait avant tout se réjouir, quelque chose de tout caractère scandaleux.
Or les écrits bibliques, s’ils assument de manière frontale la question du mal et de la souffrance, ne proposent pas la résignation, ou une conception du mal qui le transforme plus ou moins subtilement en un bien (par exemple en concevant le mal comme un outil pédagogique pour que l’humain grandisse dans la foi ou dans son humanité). Cela dit, à y regarder de plus près, qui d’entre nous n’est pas convaincu qu’une certaine expérience de vie, et donc aussi une certaine expérience de la souffrance, des tragédies qui peuvent accompagner nos vies, peut conduire à une plus grande maturité et à une plus grande humanité ? Mais voyez-vous il n’y a rien d’automatique là encore, car les tragédies peuvent non seulement nous humaniser, elles peuvent également briser nos vies – et peut-être que les tragédies font ces deux choses simultanément.
Les Israélites en Égypte crient vers Dieu qui leur avait promis la vie. L’extraordinaire contradiction entre ce que Dieu a promis et la situation d’oppression était insupportable. Mais cet épisode, tel que le début du livre de l’Exode le relate, est tout sauf unique dans les écrits bibliques !
Autant la sortie d’Égypte est avant tout un récit, un récit dont le soubassement ou l’ancrage historique est loin d’être assuré, mais en dépit de cela un récit puissant qui continue d’animer l’espérance et la foi de millions d’êtres humains aujourd’hui de par le monde, autant les diverses invasions et pillages de la terre d’Israël au fil des siècles sont attestées historiquement, avec surtout la destruction du temple et l’exil des élites du peuple au début du 6e siècle avant notre ère, puis de nouvelles invasions et une nouvelle destruction du temple vers la fin du 1er siècle de notre ère.
Pensons également à la figure de Job, dont la femme l’invite à la résignation et à en finir une fois pour toutes, mais Job clame envers et contre tout, envers et contre tous, son innocence et donc le scandale de ce qui lui arrive.
Les écrits bibliques ne « gèrent » pas la violence ; ces écrits n’ôtent pas à la violence son côté choquant, contradictoire par rapport aux promesses de Dieu. Dieu ne s’était-il pas engagé à ne plus jamais susciter la souffrance humaine et animale, à ne plus s’en prendre aux êtres vivants quels qu’ils soient ? L’arc dans le ciel n’était-il pas le signe que Dieu en avait fini avec l’usage de la violence, qu’il avait mis de côté une fois pour toutes son arc dans le ciel, résolu à ne plus y toucher (cf. Genèse 9) ?
Les écrits bibliques ne « gèrent » pas la violence pour la rendre plus confortable ou acceptable. À l’ère du bien-être et du « wellness », dans une culture qui, même au plus fort d’une crise sanitaire mondiale, préfère ne pas voir la mort en face, les écrits bibliques nous adressent un défi : celui d’ouvrir les yeux plutôt que détourner le regard, face à ce qui défigure l’être humain et le monde qui est le nôtre.
Regarder ces dessins d’enfants qui montrent la guerre telles qu’ils l’ont vue, réaliser la folie sanguinaire des soi-disant « adultes », c’est ce que propose l’exposition qu’un certain nombre d’entre nous aurons vue au Musée de la Réforme, à Genève, dans le cadre d’une exposition temporaire dont on ne ressort pas indemne.
Si nous omettons ce regard porté sur le mal, sur le malheur, sur les esclavages contemporains, sur le crucifié du Golgotha et sur les crucifiés de tous âges de notre temps – crucifiés qui ne sont pas seulement humains comme nous en prenons (espérons !) mieux conscience – nous manquerons également la lumière qui brille précisément dans l’obscurité.
La parole de Dieu nous conduit à considérer les pans obscurs de notre monde, à en tenir compte. J’ajouterai : sans se laisser happer par eux, sans sombrer dans une obsession et une fascination morbide pour eux.
D’une certaine manière c’est seulement à partir de la lumière, c’est seulement quand la lumière advient, que l’on se rend compte du degré d’obscurité dans lequel on se trouvait et on se trouve.
Et cela nous conduit à considérer l’autre versant des Écritures, le versant lumineux, dont on peut dire qu’il vient en effet éclairer l’obscurité, mais sans la dissiper tout à fait, sans l’annuler pour autant. Nous vivons dans un clair-obscur. Les Écritures nous montrent à quel point le clair est clair, et à quel point l’obscur est obscur. Dans les deux cas, pour la clarté comme pour l’obscurité, il ne s’agit pas de demi-mesure, mais d’une sorte de «complétude», de «tout à fait» : tout à fait obscur, et tout à fait lumineux. Mais jamais l’un sans l’autre, tout au long de notre pérégrination.
Les Écritures nous invitent, elles nous somment à vrai dire, à regarder à la fois les obscurités du monde et les lumières qui, déjà, luisent dans ces obscurités. Et si elles nous entraînent à concentrer notre regard sur la lumière, c’est pour nous orienter vers la lumière qui luit précisément au milieu les ténèbres. La lumière qui jaillit dans la lumière, on ne la remarque pas, ou à peine. Celle qui reluit dans nos nuits, même si cette flamme est toute petite, elle apporte une lumière qui, même fragile, vient trouer nos obscurités, qui ne nous laisse pas dans l’obscurité complète.
C’est parce que la lumière jaillit dans nos obscurités qu’elle transforme du tout au tout nos regards sur nos existences, sur le monde, sur notre prochain – qu’elle transforme nos vies.
Comme l’écrit un auteur néo-testamentaire anonyme : « Nous avons la parole des prophètes qui est la solidité même, sur laquelle vous avez raison de fixer votre regard comme sur une lampe brillant dans un lieu obscur, jusqu’à ce que luise le jour et que l’étoile du matin se lève dans vos cœurs ». (2 Pierre 1,19).
Qu’ajouter à ces mots qui disent tant ? On pourrait ajouter simplement ces paroles :
Qu’il en soit ainsi ! Amen !