Écouter le culte :
Rarement une foule aussi nombreuse s’est pressée dans la rue vendredi pour entrer dans la cathédrale. Que cherchaient-ils ? Étaient-ils venus par simple curiosité pour assister à un événement rare, l’illumination du lieu par plus de 2000 bougies ? Voulaient-ils se recueillir, ou chercher une réponse pour eux-mêmes, leurs proches et même pour le monde ? Une chose est sûre : tous ces hommes et ces femmes étaient attirés par la lumière.
Or, quel est le sens de cette lumière par rapport à celle que Jésus revendique pour lui dans l’Évangile de Jean : « Je suis la lumière du monde » ?
Faut-il y voir, comme Platon, une secrète continuité ? Pour Platon, en effet, la lumière qui illuminait la cathédrale aurait un secret pouvoir d’attraction. L’émotion esthétique que nous ressentons nous attirerait vers plus grand qu’elle-même : la recherche de la Beauté.
La lumière des bougies, l’architecture de la cathédrale et la musique nous inviteraient à nous dépasser nous-mêmes. D’abord attirés par la lumière des flammes, nous serions peu à peu pressés de nous détacher du monde sensible pour entrer dans un monde intelligible, dont le divin serait l’accomplissement et l’expression la plus absolue. Dieu ne serait-il pas Beauté, comme il est Bien et Vérité ?
Tout comme l’amant cherche à travers l’être aimé des caractéristiques qui reflèteraient Dieu sans qu’il le sache encore, la contemplation de la lumière serait le vecteur d’un mouvement d’élévation où Dieu serait en quelque sorte la meilleure expression de nous-mêmes.
Pour la tradition biblique, ce chemin d’élévation pourtant nous trompe. Chaque fois qu’elle est à notre image, notre représentation du divin n’est qu’une idole. Dieu ne se connaît pas par élévation, à partir de ce que nous ressentons nous-mêmes, ni même comme le meilleur de nous-mêmes, mais seulement « Sola », par révélation.
Souvenez-vous : dans le mythe originel, Adam ne cherchait rien de vil ou de méprisable, mais précisément la connaissance ultime du Bien, et sans doute aussi du Vrai et du Beau. Et c’est cela même que la Bible juive nous présente comme l’erreur originelle qui nous coupe du vrai Dieu.
Tous les prophètes l’ont rappelé, jusqu’aux Réformateurs, et je ne résiste pas à mentionner ici ce que Calvin prêchait dans cette chaire même :
Dieu ne veut point être servi par je ne sais quelles superstitions. Comme feront les hommes qui prétendront par beaucoup de pompes et de fanfares servir Dieu en de beaux temples, en de belles peintures, en de belles tapisseries, en parfums, en cloches et en luminaire. Il leur semble que Dieu s'en réjouit et quand ils sonnent des orgues, qu'ils le feront danser comme s'il était un petit enfant. Or ne nous amusons pas à tous ces menus bagages, car Dieu veut être servi en vérité, en droiture et en rondeur de cœur. Et puis employons-nous de servir nos prochains, car il n'a que faire de ce que nous lui pouvons apporter en ces menus bagages […].[1]
Voilà donc le moyen de servir notre Dieu tel qu'il le veut, afin que nous ne le transfigurions pas par nos vaines folies, en nous faisant croire qu'il sera bien honoré, quand nous lui aurons apporté toutes ces belles choses, comme pour lui éblouir les yeux.
La Bible juive le rappelle sans cesse : non seulement on ne peut pas voir Dieu sans mourir, mais l’une des premières choses que Dieu commande dans l’alliance est de pas se faire de représentation de lui.
La quête alors n’est plus ascendante. Ce n’est plus à travers ce que nous ressentons que nous pourrons trouver Dieu, mais nous ouvrant à Dieu qui s’approche, qui descend. Il est vrai qu’en se révélant, Dieu alors se fait lumière, mais une lumière qui n’est pas une lumière naturelle ; elle est comme celle du buisson ardent de l’Horeb qui brûlait mais ne consumait pas (Exode 3).
Si Dieu est lumière, et c’est là le sens même de la gloire pour la Bible, ce n’est pas pour lui, mais pour nous, pour nous rassurer, pour nous guider, pour nous éclairer. Une colonne de feu guidait la nuit les fugitifs d’Égypte à travers le désert (Exode 13, 21).
C’est cette même nuée lumineuse qui apparaît dans le récit de la transfiguration. Or que dit-elle ? Que le Christ est le Fils bien-aimé, celui qu’il faut écouter. Le visage du Christ ne va pourtant resplendir qu’un instant comme le soleil et ses vêtements comme la lumière. Bientôt, Pierre, Jacques et Jean, qui décidément ne comprennent rien, ne verront plus rien de cette lumière.
Écouter le Christ, ce n’est pas demeurer sur la montagne, mais le suivre jusqu’à la croix. Le Psaume 45 attendait le Messie comme «le plus beau des enfants des hommes», il est alors «davantage un ver qu’un homme ; l’opprobre des humains et le rebut du peuple» (Psaume 22). Toute lumière paraît alors avoir disparu : «La sixième heure, il y eut des ténèbres sur toute la terre, jusqu'à la neuvième heure» (Marc 15,33).
Se sont-ils alors trompés, celles et ceux qui sont venus si nombreux pour voir les lumières de la cathédrale en espérant peut-être saisir quelque chose de Dieu ? Non, s’ils ont reconnu là non pas le premier pas d’un chemin d’élévation vers Dieu, mais le signe que Dieu se fait proche.
Le Christ est lumière si nous le laissons faire la lumière en chacune de nos zones d’ombres, si nous le laissons nous éclairer lorsque nous ne voyons plus rien, si nous nous confions en lui lorsque nous traversons la vallée d’ombres et de mort.
Les flammes fragiles des bougies sont finalement davantage les images de nous-mêmes que de Dieu. Elles sont dans l’attente que Dieu se révèle lui-même, comme celui qui est la lumière intérieure.
Puissions-nous alors nous associer à cette confession de saint Augustin[2] :
Bien tard, je t’ai aimée, ô beauté si ancienne et si nouvelle, bien tard, je t’ai aimée !
Et voici que tu étais au-dedans et moi au-dehors, et c’est là que je te cherchais,
et sur la grâce de ces choses que tu as faites, pauvre disgracié, je me ruais !
Tu étais avec moi et je n’étais pas avec toi ; elles me retenaient loin de toi, ces choses qui pourtant n’existeraient pas, si elles n’existaient en toi !
Tu as appelé, tu as crié et tu as brisé ma surdité.
Tu as brillé, tu as resplendi et tu as dissipé ma cécité.
Tu as embaumé, j’ai respiré et haletant j’aspire à toi.
J’ai goûté et j’ai faim et j’ai soif.
Tu m’as touché et je me suis enflammé pour ta paix.
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[1] Calvin, Serm Dt, t. 27, col. 69.
[2] Confessions, livre III, chap. 6.