Écouter le culte :
« Au commencement, il y eut la parole ! » Mais ce matin, je dirais plutôt, paraphrasant le début de l’évangile de Jean : « Au commencement, il y eut la voix ! »
Au commencement de toutes les naissances, avant la vue, il y a la voix. Celle de l’être qui vous donne la vie et qui vous accueille dans un déferlement d’intenses vibrations.
Au commencement il y eut donc la voix. La voix créatrice de toutes choses. Se tenir dans la proximité de cette origine, de ce commencement – et c’est bien là où nous sommes, en ce troisième dimanche de l’Avent – c’est avant tout aiguiser notre conscience. C’est créer l’espace nécessaire à Dieu pour naître en nous. C’est aller boire à la source de tout ce qui vit et respire, c’est élargir son cœur.
Et puis, se tenant adossée à la voix créatrice, il y eut une voix singulière, particulière, celle d’un homme, envoyé par Dieu : son nom était Jean. Jean le témoin, celui à qui Dieu fait grâce puisque telle est la signification de son nom. Celui à qui a été donné la capacité de sortir de soi-même, la capacité d’être tourné vers autrui.
Jean, celui qui témoignera de tout son être, de tout son corps, de toute son intelligence que la lumière existe, même au cœur des ténèbres. Pour que d’autres, avec lui et après lui, puissent y adhérer, s’y reposer, s’y déposer et s’en trouver illuminés. Il n’est pas la lumière, mais il est celui qui témoigne de la lumière, dit encore l’évangile.
Au fond, dans ce passage, ce dont il est d’abord question, c’est l’identité de Jean le Baptiseur. Qui est-il ? Question à laquelle le récit tend à répondre par la négative : il témoigne de la lumière mais il n’est pas la lumière. Plus tard, Jean dira de lui-même : «Je ne suis pas… le messie, Elie, le prophète…» avant de répondre finalement « Je suis une voix ! »
Ainsi, Jean le Baptiseur, le témoin, la voix, n’est pas la source de la lumière mais son reflet. C’est là tout l’enjeu de ce prologue d’évangile : lorsque surgit un témoin, charismatique qui plus est, parlant juste, sans concession avec les petits arrangements de nos vies, on est en droit de se demander d’où il parle. Mais Jean ne sort pas de son cadre : précurseur admirable, adverbe tonitruant du verbe, il n’est ni Elie, ni le Prophète (comprenez Moïse et ses successeurs), ni le Messie.
De la même façon, dans l’expérience de notre vie intérieure, il arrive parfois que l’on prenne le reflet pour la lumière. Un certain calme, une certaine lueur d’esprit ne sont pas encore la source de la lumière. Mais ça y conduit !
Là-bas, de l’autre côté du Jourdain, les religieux qui harcèlent Jean ne se contentent pas de sa réponse : « Si tu n’es ni Elie, ni le Prophète, ni le Messie, qui es-tu alors ? Que dis-tu de toi-même ? »
La réponse étincelle comme un diamant brut : « Je ne suis pas le messie mais je suis en route pour préparer son chemin » ! A chaque question, renvoyer non à soi mais à un autre, pour relativiser l’importance du soi et laisser la place à l’autre. Pour Jean en effet, l’essentiel est de renvoyer à l’autre, au Messie qui vient, mais pour une raison bien définie : pour que se réalise, en nous, la Présence de l’Autre.
« Au milieu de vous se tient celui que vous ne connaissez pas, (dit-il encore) ; il vient après moi et je ne suis même pas digne de dénouer la lanière de sa sandale ». Que l’on ne comprenne pas mal cette humilité du baptiseur ! L’ardente nécessité de parler de l’autre en s’effaçant ne relève pas d’une sorte de coquetterie ou d’un réflexe de fausse modestie : Jean est juste inexorablement lié à celui qui vient.
Porteur de lumière, sa présence est parfaite capacité à accueillir l’Autre, comme Marie le sera aussi pour son fils (on le verra dimanche prochain).
Encore une fois, ce récit des commencements résonne aussi dans l’expérience de nos vies intérieures. Ainsi, comme Jean, nous ne sommes pas le messie, mais il est, au cœur de notre être, une Présence que nous ne connaissons pas et que pourtant nous pressentons, au plus intime de nous-mêmes. Une Présence qui ne demande qu’à briller en nous, lumière étonnante, multitude d’étincelles messianiques pour élargir nos vies et les appeler à davantage de transcendance.
Ainsi, comme Jean, il nous reste à préparer en nous les chemins de celui qui vient, à nous rendre disponibles au souffle balayant les aspérités de nos routes désaccordées. Alors nous comprendrons, de tout notre être, de toute notre âme aussi, que le messie attendu n’est pas que la trajectoire de Jésus de Nazareth.
Bien plus qu’une attente, ce qui se joue en effet en cette période de l’Avent, c’est la prise de conscience que chacune, chacun d’entre nous peut s’éveiller à cette part messianique qui éclaire l’humanité de tous les vivants.
Préparer, en nous, les chemins de celui qui vient, c’est aussi nous décentrer de l’immédiateté de nos vies ! C’est nous ouvrir à ce qui, en nous, dépasse le bien-faire pour accéder à une parole vraie. C’est accéder à cette énergie qui crée en nous l’espace nécessaire pour accueillir la Présence !
Là-bas, à Béthanie, au-delà du Jourdain, Jean le Baptiseur s’époumone tout en plongeant les corps dans l’eau pour les relever en un jaillissement lumineux. Comme une naissance. Comme un humain né à lui-même, libéré de sa peine intérieure. Un royaume est en marche.
La géographie de l’évangile situe la scène à Béthanie qui, ici, ne correspond vraisemblablement pas à la petite bourgade du même nom, connue pour être celle de Marthe, Marie et Lazare. Qu’importe, puisque le sens même du nom nous élève : Béthanie, la maison de la grâce !
A Béthanie, lieu d’un accomplissement, Jean réveille les paroles les plus enfouies dans la mémoire d’Israël : « Préparez le chemin du Seigneur ». Étonnamment, sa voix caverneuse criant dans nos déserts nous apprend, doucement, à lire, en nous-mêmes, le langage de la grâce, celui qui fait de nous des êtres composés de poussières d’étoiles.
A Béthanie, Jean le précurseur porte la lumière. Ni messie ni prophète, il prépare le chemin et nous éveille à cet inconnu des profondeurs de notre être : « Voici le temps de sentir en vous les reflets de cette lumière, celle qui préexiste à toute chose, à la Création même. Contraction inouïe entre l’incroyablement grand et l’infiniment petit, elle ne demande qu’à vous traverser de son intensité. »[1]
Plus tard une autre voix s’approchera des rives du Jourdain, celle qui articulera, en un lumineux condensé, « Je Suis ». Comme la voix qui avait convoqué Moïse au buisson ardent. Comme la voix de fin silence qui avait convoqué Elie dans l’anfractuosité du rocher.
Plus tard viendra le temps du Souffle rendu et redonné à la terre en partage.
Mais aujourd’hui, déjà, Jean nous ouvre à cette présence lumineuse, donnée de toute éternité.
Quelques décennies plus tôt, la jeune Marie avait parcouru la campagne de Judée après la visite de l’ange et son annonce étonnante, pour aller trouver Elisabeth sa cousine, elle-même enceinte, alors qu’on la disait stérile. On raconte que lorsque la jeune femme arriva, les joues rosies et tout essoufflée, devant la maison de sa cousine, la saluant joyeusement, l’enfant d’Elisabeth, le futur Baptiseur donc, tressaillit en son ventre et Elisabeth fut traversée par le Souffle. Signe manifeste que ces deux-là, alors même qu’ils étaient encore dans le ventre de leur mère, allaient développer une relation unique, liés à jamais.
Mais plus profondément, je crois que ce tressaillement de Jean, comme l’entier de son témoignage, pointe vers une seule prise de conscience : la naissance de l’enfant Jésus n’est autre que le signe de notre propre naissance spirituelle.
En ce troisième dimanche de l’Avent, il est temps d’entrer dans la lumière.
Amen
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[1] Source : Jean-Yves Leloup, L’évangile de Jean, Paris, Albin Michel, 1989.