Écouter le culte :
Bien plus tard, lorsque de sombres nuages s’amoncelèrent sur le Golgotha, laissant poindre l’inéluctable, Marie ne cesserait de faire appel à sa mémoire, celle des commencements, lorsque le souffle de l’Annonciation l’avait traversée de part en part.
Alors que le chemin douloureux conduisant à la croix se faisait de plus en plus précis, elle se souviendrait comment, autrefois, dans un doux bruissement d’aile, le messager avait calmé sa crainte première : « Réjouis-toi, toi qui as trouvé grâce auprès de Dieu ».
Mais devant la démesure de cette annonce, comment ne pas se trouver ébranlée, comme Abraham lorsque Dieu lui annonça qu’il serait père d’une multitude plus nombreuse que les étoiles du ciel, comme Sarah, sous la tente, quand elle se mit à rire à l’annonce de sa future maternité, comme le prophète Esaïe au fond du sanctuaire, incrédule devant les séraphins de feu.
Alors l’ange avait rassurée Marie, lui dévoilant que le Divin était proche, si proche qu’il allait descendre sur elle et qu’elle allait porter l’enfant de la promesse.
En ce quatrième dimanche de l’Avent, m'approcher de Marie, qui plus est avec un regard de femme protestante, relève de la bravoure, voire de l'inconscience. D'abord, dans le protestantisme, parler de Marie, ce n’est pas notre fort. Et lorsque nous nous risquons tout de même à lire les textes qui la concernent, c'est toujours avec une froideur un peu raide.
Pour de nombreuses théologiennes, l’image de Marie n'est guère plus engageante. C'est que l'héritage laissé par la tradition mariale est lourd, très lourd même pour des femmes, toujours et inévitablement reléguées au statut d'Ève la pécheresse, surtout en regard d'une Marie en apparence si parfaite.
Dans l'ensemble, on pourrait préférer à Marie la vierge mère, Marie-Madeleine, l’amie aimante. C’est qu’avec Marie-Madeleine, toutes les autres femmes de l'Évangile semblent plus charnelles, plus réelles, plus vivantes aussi que cette intouchable madone, féminin éthéré, enfermé dans une grâce encombrante.
Et pourtant, au moment où nous nous approchons de Noël, je pense essentiel de nous approcher aussi de Marie.
« Le sixième mois, l’ange Gabriel fut envoyé par Dieu dans une ville de Galilée du nom de Nazareth, à une jeune fille accordée en mariage à un homme nommé Joseph, de la famille de David ; cette jeune fille s’appelait Marie ».
Le décor est posé, à la fois marqué du sceau d’une simplicité extrême et touché par la grâce. L’ange, sur le seuil de cette maison de Galilée, mais plus symboliquement encore sur le seuil d’un monde nouveau, ouvre un étonnant passage du fini à l’infini. Porté par la lumière de cet être, le message d’un Dieu venu s’incarner en l’humain investit désormais tout l’espace.
Au-delà de son côté merveilleux, l’ange c’est d’abord la figure par excellence de la transgression des limites, lui qui passe d’une dimension à une autre avec une grande facilité. Car l’ange, c’est le champion toute catégorie des déplacements cosmiques. Ainsi, l’ange, en entrant dans le quotidien de Marie, indique que le monde se fissure, que ses limites se déplacent et qu’un souffle de lumineuse transcendance va parcourir sa surface.
Sur le seuil, entre dedans et dehors, entre fini et infini, l’ange entraîne Marie dans un véritable rite de passage dont elle ne reviendra pas indemne. Franchissant à son tour le seuil, marquée profondément par la secousse angélique, Marie permet le passage de l’humanité à un temps nouveau. Dans un bruissement d’aile, le souffle divin vient habiter l’humain dans ce qu’il a de plus secret, de plus intime.
Marie n’a pourtant rien demandé, à l’inverse de Zacharie et Elisabeth, ses proches parents sans enfant, en prière depuis des années sans être exaucés. Mais lorsque l’ange leur annonce une naissance inattendue, Zacharie se trouve trop âgé et Marie trop jeune. Et pourtant, contrairement à Zacharie qui sera réprimandé pour sa réserve, Marie, elle, trouve grâce auprès de Dieu.
Venue d’une bourgade peu connue, voire méprisée (« Quelque chose de bon peut-il venir de Nazareth ? », dira l’évangile de Jean 1, 46), Marie va porter tout l’espoir du monde.
L’espoir contenu dans les promesses des Écritures faites jadis aux patriarches jusqu’aux derniers des prophètes.
L’espoir inséré dans la trame des histoires humaines qui se déroulent depuis Tamar, Rahab, Ruth et Bethsabée, ces femmes de la promesse, obstinées et justes, jusqu’à cette annonciation de l’ange Gabriel, sur le seuil.
L’espoir des paroles prophétiques, comme ce beau passage du prophète Esaïe que nous avons entendu tout à l’heure et dans lequel une vierge met au monde un fils appelé Emmanuel, le nourrissant de crème et de miel.
L’espoir des paroles prophétiques encore, comme celle du Serviteur souffrant, toujours dans le livre d’Esaïe, homme de douleurs, écrasé, brisé pour nos révoltes mais comblé de jours à jamais.
Alors vient pour Marie le temps d’accepter son destin. C’est que, avant d’accoucher d’un enfant, elle va déjà accoucher d'une parole : « Voici la servante du Seigneur, dit-elle, qu’il me soit fait selon ta parole » (v. 38).
Ainsi claque au vent cette parole d’adhésion, qu’il ne s’agirait pas de prendre pour de la servilité ! Bien au contraire, faut-il entendre ici une fière déclaration d’indépendance ! Loin de ressembler à la caricature de l’humble servante dont on l’a trop souvent affublée, Marie affirme ici qu’aucun homme ne sera désormais son maître. En se déclarant «servante du Divin», Marie ne fait rien d’autre que de passer d'un objet à un sujet, d'une soumission à une liberté.
Mère en devenir, Marie incarne aussi l’attente d’un accomplissement. C’est ce que dira sa cousine Elisabeth lorsqu’elle lui rendra visite, reconnaissant en Marie une étonnante force intérieure : « Heureuse celle qui a cru que ce qui lui a été dit de la part du Seigneur trouvera un accomplissement » (Luc 1, 45).
Qu’importe, ici, la difficile question de la conception virginale du Christ. La maternité de Marie tient moins du prodige obstétrique que de son audace à affirmer sa foi. Le texte biblique d’ailleurs, pudique, parle d’une ombre couvrant un sens qui nous échappe, indiquant que ce n’est pas à cela que nous devrions porter attention.
Revenons plutôt à la parole de Marie qui incarne l’attente d’un accomplissement. C’est ici que l’on prend conscience, déjà, du chemin de vie qui lie la mère et son fils. Car l'accomplissement de la promesse pour la mère rejoint déjà le « tout est accompli » du fils. Le cri du Golgotha retentit déjà dans le chant de Marie.
Rappelez-vous, au pied de la croix, Jésus a ces mots énigmatiques pour Marie : «Femme, voilà ton fils», puis pour le disciple : «Voilà ta mère.» Je ne crois pas qu’il faille voir ici un excès de sollicitude filiale où Jésus assurerait à Marie un appui matériel. Car des fils, Marie en avait d’autres, chez qui elle aurait pu naturellement se réfugier.
De façon plus profonde, ce qui se joue dans cette parole, c’est ce que Jésus a maintes fois proclamé sur les routes de l’évangile, sans être vraiment compris. Ce qui se joue là, c’est tout simplement la filiation spirituelle.
Car, finalement, qui est Marie : une jeune fille sous influence ? Une adolescente rebelle ? Une femme soumise ? Rien de tout cela bien sûr. Marie est d’abord et avant tout une femme audacieuse et forte, une femme qui suit la volonté du Père dans l’accomplissement de la parole.
Au-delà des représentations médiévales, en blonde diaphane, au-delà des modèles délicats de la Renaissance, au-delà de son aspect majestueux, presque sombre, des icônes byzantines, au-delà de sa stature imposante et baroque, montant au ciel, portée par des anges bienveillants, Marie est la mère de Jésus de Nazareth, qui sera confessé comme vrai homme et vrai dieu !
Ainsi, je crois que, grâce à Marie, nous pouvons réellement prendre conscience qu’au cœur de notre humanité, le divin nous habite. Le temps de la vie humaine, c’est le temps qui nous est donné pour intégrer tout cela : à travers la même attention, la même écoute que celle déployée par Marie, nous avons à découvrir le divin dans notre humanité, l’éternel dans notre temps, l’infini dans notre fini.
D’une certaine façon, Marie nous convoque pour que nous devenions, nous aussi des «mères de Dieu», ou des «parents de Dieu» ! Aussi inédite que soit la formule, elle dit simplement qu’il nous revient de mettre au monde notre humanité, mais aussi notre part de divin.
Alors en ce temps de Noël qui s’ouvre en ce jour, entrons dans le mouvement de la vie qui est en nous, de la lumière qui est en nous. Car dans un sourire, Marie murmure ce dont tressaille tout l’évangile : nous venons de la lumière et nous y retournerons.
Amen.