Écouter le culte :
C’était ma troisième intervention terrestre en très peu de temps. On m’avait prévenue, en haut lieu, que j’allais être assez occupée pendant quelques temps. L’affaire semblait importante. Essentielle. Urgente. Un événement que l’on attendait depuis des jours et des lunes allait finalement se produire. Le Messie, l’envoyé du Tout-Puissant allait, enfin, accomplir son destin et s’incarner sur terre.
La première étape fut la moins agréable : aller parler à un vieil homme qui n’y comprenait rien, ou qui faisait mine de ne rien comprendre, ce n’était pas très folichon. Pourtant, j’avais fait les choses en grand : mes longs cheveux blond cendrés descendaient en boucles le long de mes épaules. Ma robe pastel affinait ma taille que j’avais déjà mince (d’autres comparses, moins bien dotées par le Créateur, me jalousaient bien un peu pour cela, je le sais !). Je m’étais placée à droite de l’autel des parfums et les puissantes volutes d’encens roulaient autour du temple.
Mais le vieux prêtre Zacharie n’avait pas cru ma parole, pourtant légère et joyeuse. Quoi de plus beau en effet que l’annonce d’un enfant pour celui et celle qui n’en peuvent plus de l’attendre ? Quoi de plus puissant que d’annoncer l’arrivée d’un précurseur, d’un baptiseur, d’un homme « grand devant son Dieu » ?
Mais malgré mes boucles blondes, le parfum entêtant et ma belle annonce, Zacharie s’était fermé au souffle de la parole. Alors, j’ordonnais qu’il demeure enfermé dans le silence total pendant qu’Élisabeth attendrait son fils premier-né.
La deuxième étape avait été la plus émouvante. Lorsque je m’étais retrouvée, sur la margelle du puits, près de la belle jeune femme, Myriam, qui me ressemblait tant. Avec elle, je n’avais eu aucune peine à faire passer mon message. Car, au fond, je ne suis rien d’autre qu’une messagère. Une courroie de transmission. Celle qui murmure à l’oreille des humains de la terre ce qu’elle a entendu aux portes du ciel.
Avec Myriam, tout avait été d’une simplicité enfantine. Les paroles de grâce que je lui offris, comme un bouquet de roses, se confondirent avec ses propres paroles de reconnaissance. La grande nouvelle se chuchota alors juste entre nous deux : le Fils de l’humain allait devenir l’Enfant du Très Haut et le Souffle saint habiterait la terre.
Je sentais bien que Myriam était un peu dépassée par ce que je lui annonçais mais sa joie profonde, sa belle énergie et surtout son ouverture au Souffle qui la traversait, l’autorisait à toutes les audaces.
Quelques temps plus tard, elle alla rendre visite à Élisabeth, sa cousine et les deux femmes enceintes, la stérile et la vierge, goutèrent leur mutuelle présence. Ce que la trace écrite des événements ne dit pas, c’est que j’étais présente, une fois de plus, mes ailes posées sur leurs mains jointes, mon sourire accroché à leur bonheur.
Ah oui, j’ai oublié de vous dire que je suis l’ange Gabrielle. Et, vous l’aurez compris, mon nom s’écrit, comme les anges, avec deux « l » et un « e » à la fin ! Ainsi, depuis toujours, je vous accompagne, de loin, vous les humains, en quête d’un désir à accomplir. Et puis, parfois, je m’approche de vous pour une rencontre plus intense.
Comme d’autres de mes semblables, j’avais, autrefois, grimpé les degrés de l’échelle de Jacob. Pour les redescendre aussitôt, montrant par-là que Dieu est en fait une présence bien plus présente que vous ne l’imaginez. Une présence à vos côtés. Pas en haut de l’échelle… mais au ras du sol sur lequel Jacob est allongé.
On dit souvent que mes semblables et moi sommes les messagers du divin. Certes, mais avant de parler, nous regardons. Déjà, souvenez-vous, les beaux chérubins, placés aux portes du jardin des délices, que font-ils, sinon vous regarder, reflet de la création dont ils sont les gardiens jaloux.
Et puis avant de parler, nous existons, tout simplement. Prévenants et plein d’égards, nous nous tenons aux bornes de l’espace et du temps, pour signifier que les terres sur lesquelles vous vivez, vous les humains, ne sont pas des espaces vides ou hostiles, mais des lieux déjà visités qui vous attendent.
Mais plus profondément, notre existence ne se comprend qu’en lien avec l’accomplissement. Non seulement votre propre accomplissement d’individu, mais l’accomplissement de toute la création.
Pour le dire autrement, toutes nos paroles d’anges, toutes nos annonces, toutes nos injonctions ne se comprennent qu’en lien avec notre mission annonciatrice. Ce que nous indiquons du regard ou de la voix pointe vers un futur inattendu pour vous les humains, alors que vous combattez dans l’arène de la vie, souvent englués dans vos regrets, vos échecs et vos peurs. Lorsque nous vous regardons, que nous vous accompagnons, que nous vous parlons, c’est un peu de votre plénitude à venir que vous ressentez.
Il y a bien longtemps, je me suis approchée d’une femme, Hagar, perdue au désert avec son fils Ismaël, voués à une mort certaine. Et je leur ai montré la source d’eau vive. Alors que tout semblait perdu, c’est la vie, la vie en abondance qui a jailli. Et puis, juste retour des choses, il m’avait fallu également visiter Sarah, la rivale, la princesse jalouse. D’elle aussi, je m’étais approchée pour dire que, envers et contre tout, la vie en abondance allait jaillir.
Longue chaîne de rencontres et d’accompagnements. Longue suite de fidélités. Jusqu’à la rencontre sur la margelle du puits, avec Myriam.
Et puis l’enfant est arrivé. Devant la porte du jardin des délices, les chérubins ont souri comme jamais auparavant. C’est que, dans cette naissance, c’est l’humanité tout entière qui naissait à nouveau aux portes de la création. L’histoire qui se déroulait depuis la création du monde prenait désormais un rythme nouveau.
Jusque-là, chaque instant, « chaque seconde était la porte étroite par laquelle le Messie pouvait entrer » (Walter Benjamin). Et là, avec l’arrivée de l’enfant de Bethléem, l’histoire s’était interrompue, le temps pour la porte étroite de s’ouvrir.
Cette troisième étape de mon parcours fut la plus grandiose. Après les salles sombres du temple, après la maison tranquille de Nazareth, je me retrouvais en pleine nature, près de Bethléem. J’avais suivi la scène d’en haut (nous autres les anges, nous avons une sorte de Google Earth intégré à notre anatomie et cela nous permet quelques fonctionnalités que vous, les humains, n’avez pas, à moins de suivre vos appareils connectés).
J’avais laissé le jeune couple à son intimité. La naissance d’un enfant n’avait pas besoin de spectateurs inutiles. En revanche, une fois l’enfant arrivé et bien emmailloté au chaud, il me fallut commencer à ouvrir le cercle restreint de cette scène d’enfantement.
Il y avait là des bergers que je surpris par mon arrivée un peu trop hollywoodienne : les pauvres, ils n’en croyaient pas leurs yeux devant tant de clarté aveuglante. Ce qu’ils ne savaient pas, ces bergers, c’est qu’au moment où Dieu naissait au cœur de l’humain, les rayons de la lumière première, celle qui précéda la création du monde, ces rayons balayèrent à nouveau le monde de leur intensité heureuse.
Il ne me restait plus qu’à énoncer l’essentiel : c’est aujourd’hui ! C’est maintenant ! L’attente, la longue attente a pris fin. D’une manière surprenante, incompréhensible même, le Roi, le Messie, le Sauveur attendu se retrouve emmailloté dans une mangeoire.
Et bientôt, je fus rejointe par mes compagnons et mes compagnes qui entonnèrent un hymne de louange si pur que les larmes coulaient sur les joues burinées des bergers, peu habitués à de tels emportements.
La suite de l’histoire ne nécessitait plus ma présence.
Alors que, d’un petit geste maniaque, je balayais mes ailes du revers de la main avant de remonter dans les cieux, je tournais la tête encore une fois vers Bethléem. Myriam tenait son enfant dans ses bras et s’émerveillait de cette beauté intense et diaphane dont sont empreints tous les nouveaux nés. Elle leva alors la tête et rencontra une dernière fois mon regard. Un bref instant, le temps fut suspendu.
Avant que l’histoire ne se mette en marche à nouveau, la beauté du monde au matin de la création illumina cet instant magique. Et dans sa candeur, le nouveau-né sourit aux étoiles.
Amen.