Oser quitter le juste pour entrer dans le vrai

Temple de Gingins (©Alexandra Urfer Jungen)

Écouter le culte :

« Il y a une manière de regarder le monde qui invite à tutoyer son auteur. » Ces mots sont tirés de l'œuvre de la poétesse Anne Perrier. En quelques phrases, il y a tout un condensé de la vie en Dieu. 

Quand on dit il y a une manière de regarder le monde, c'est dire que si ma manière de regarder le monde ne m'invite pas à tutoyer son auteur, je suis invité à transformer radicalement ma manière de regarder le monde, car lorsque je parle d'une manière de faire les choses, il y a toujours quelque part, tapi en deçà, une invitation à vivre une conversion, un retournement. Et la promesse qui est faite, c'est de tutoyer son auteur. 

Tutoyer son auteur, ça veut dire reconnaître que l'auteur est là et reconnaître une relation tout à fait franche, amicale, voire intime. C'est tout l'enjeu. Comment regarder le monde pour mieux entrer en relation avec son auteur ? 

Les textes que nous avons aujourd'hui nous parlent de parole. Et il y aurait tant de choses à dire sur un texte qui vient nous dire « Au commencement était la Parole », et la Parole et Dieu étaient tout à fait blottis l'un à côté de l'autre, l'un en l'autre. 

Quand on dit cela, qu'au début il y avait la Parole et que la Parole était avec Dieu, on est déjà en train de dire quelque chose de profond et de radical sur l'être de Dieu : si avec l'être de Dieu, il y a de la Parole, alors forcément ce Dieu se découvre comme un Dieu en relation. Il n'y a pas de parole s'il n’y a personne pour l'exprimer et personne pour la recevoir. 

Au début, il n'y avait pas un monologue, il y avait une parole, il y avait quelque unité de sens, quelque unité de vrai, portée par un désir d'atteindre quelque part, d'atteindre un autre cœur, de se trouver des vis-à-vis, de simplement trouver un endroit où résonner ou créer une chambre d'écho suffisamment grande et merveilleuse pour que la parole continue de s'y déployer, et que par la suite, ce soit l'amour, l'être même de Dieu, qui puisse rayonner et habiter.

J'émets l'hypothèse que pour véritablement entrer dans une parole qui soit vraie, il faut parfois quitter ce qui est juste, parfois quitter ce qui est convenu, quitter ce qui, à force de discours, devient formule et à force de formules, devient simplement de l'automatisme, de la routine. Toute vive soit elle, une parole répétée court le risque de sa fossilisation. Pourtant, nous sommes à la suite d'un évangile qui est bonne nouvelle. Cette nouveauté implique quelque chose qui, d'une manière ou d'une autre, me sort et me déplace de ma routine. 

Et d'ailleurs c'était Georges de Nerval qui disait cette phrase magnifique à propos de la poésie : « La première personne qui a comparé une femme à une rose était un poète. Le second un imbécile. » Une manière toute simple et toute rapide de dire que l'enjeu de la poésie, c'est devenir, faire émerger quelque chose qui n'était pas là. C'est même sa définition. La poésie, ça vient du verbe créer, du verbe inventer, faire advenir quelque chose qui n'était pas là. Et souvent, la poésie souffre de cette charge. Un peu comme cette parole qui arrive dans le monde, qui vient témoigner de la vérité et de la lumière, qui n'est pas reconnue parmi les siens. 

Cette Parole qui vient, et toute l'histoire du Christ, telle que le temps du Carême qui s'ouvre bientôt nous le montrera dans toute sa force, dans toute sa vigueur, ce message de paix, de liberté, d'amour, reflet certain d’un désir tapi en toute humanité, n'est pas toujours reconnu. Qu'est ce qui fait que ce chemin de parole chemine dans l'inconnu n'est pas tout à fait reconnu et trouve sa place à sa juste valeur ?

La clé que nous ouvre la poésie, c'est justement, et je cite ici Georges Perros qui nous dit que « le plus grand poème du monde ne sera jamais qu'un pâle reflet de ce qu'est la poésie. Car la poésie, c'est une manière d'être, une manière d'habiter et une manière de s'habiter. » 

Hélas, trop souvent, la poésie est cantonnée à quelques phrases qui riment un petit peu dans une certaine structure, et au bout d'un moment, la poésie devient affaire d'artifice, devient tout à fait creuse. Elle devient tout à fait scolaire, pourrait-on dire. Et le scolaire n'est pas mauvais en soi : il remplit une autre fonction. Le scolaire vise à véhiculer une idée et un sens de la manière la plus directe et la moins interprétative possible. 

L'enjeu de la poésie est tout autre. Il ne vise pas à verrouiller le sens pour être certain qu’il soit acheminé jusqu'à la personne à qui je parle avec le moins de mouvement possible. La poésie, elle, vise à, au pire, embrouiller le sens, au mieux à l'ouvrir, le rendre tout à fait gigantesque dans sa capacité à venir créer quelque chose en nous. 

« L'art nait de contraintes, vit de luttes et meurt de liberté » : c'est ainsi qu’André Gide pave le chemin de la poésie, le chemin de l'acte de poésie, de l'acte de créer. Il naît des contraintes, il vit de luttes, il meurt de liberté. 

C'est presque un résumé de l'Évangile de ce Jésus qui vient et qui naît dans un monde qui est tellement plein de contraintes qu'il n'a aucune place pour l'accueillir. Il lutte pour trouver sa place. Il lutte pour dire son désir, pour dire sa vie, pour dire sa promesse et pour dire simplement : « Il existe une manière pour vous de vivre, d'habiter le monde, de vous habiter, qui vous ouvre à une liberté infinie, à un amour palpitant qui vous transforme à chaque seconde. » 

Porter ce discours était affaire de lutte, à travers tout son ministère. Et il finit par mourir de liberté. Cette liberté d'arriver jusqu'au bout de son œuvre et de pouvoir venir dire : « Pardonne leur, ils ne savent pas ce qu'ils font. » Cette liberté de pouvoir dire : « Bien sûr, je pourrais descendre de cette croix. Bien sûr, je pourrais me défaire. Bien sûr, je pourrais dire avec toute mon autorité que je ne joue pas à votre jeu. » 

La liberté christique par excellence est celle de dire : « Je vous aime beaucoup trop pour céder quoi que ce soit à ma liberté d'aimer, même si j’ai le pouvoir de contraindre votre acte, votre manière d'être et de faire les choses. Je vais tout simplement être qui je suis, vous aimer en toute liberté et rien ne saura verrouiller ou restreindre cet amour jusqu'au bout. »

Tout ce chemin qui se pave, ce chemin qui va d'une contrainte, d'une vie de lutte et d'une mort dans la liberté, c'est quelque chose qui s'offre à chaque instant quand la réalité vient vers moi. Lorsque, au milieu d'une matinée merveilleuse qui était resplendissante ou pluvieuse, ou remplie de chants d'oiseaux où je me réjouissais de vivre des belles choses, lorsque je mets le nez dehors et que tout d'un coup il m'arrive quelque chose que je n'attendais pas. Un froid plus mordant que ce que j'avais prévu. Une nouvelle que je reçois qui me désappointe. Une voisine, un voisin que je ne peux pas supporter, qui me dit bonjour d'une manière qui a le don prodigieux de m'agacer. N'importe quelle contrariété. Un retard que j'ai accumulé, ou un rêve abandonné. 

Le réel est fait de ces tout petits incidents. Ces toutes petites choses qui surviennent, nous accidentent et qui viennent nous dire : « Ce tu avais prévu, ta manière de vivre aujourd'hui, elle ne sera peut-être pas tout à fait comme tu l'attends. » 

Le réel, c'est aussi tout ce qui est posé sur le réel, tout ce qui est représenté, tout ce que nous avons comme discours que nous faisons à l'intérieur de nous-mêmes. Notre brouhaha, notre vacarme intérieur, mais aussi tout ce qu'il y a à l'extérieur de nous-mêmes. Tout ce monde qui, à force de divertissements, cherche tout à fait à nous divertir de ce qui compte, nous invite à prendre la voie de la diversion et de la fuite plutôt que de celle de l'ancrage, de l'attachement à quelque chose qui tient debout, qui relève, qui fait vivre et rayonner tout ce qui est. Qui par son rythme effréné, nous empêche de véritablement savourer cette paix qui ne sommeille pas mais qui veille, prête à nous saisir, à nous envahir par nos racines.

Nous vivons dans un monde où il nous arrive plein de choses, et là où la poésie peut être salutaire, c’est dans sa fonction première, selon les mots d'Yves Bonnefoy qui disait que « son but est de nous arracher au réel pour nous y replonger avec un goût encore plus prononcé du réel. » 

La poésie est affaire de ce pas de côté, de ce moment où tout d'un coup, j'arrive à me dire dans tout ce qui submerge, je vais aller à l'intérieur de moi, peut être me dire il y a une petite place dans une étable qui m'attend à l'intérieur de mon brouhaha. Peut-être qu'il y a un petit endroit où je peux aller. 

Et c'est là que nous pouvons relire ces quelques mots que Paul adresse à ses amis du côté de Rome, quand il vient dire : « Allez à l'intérieur de vous et là vous irez trouver votre foi. C'est dans cette foi qu'il y a quelque chose qui est à côté de la Parole et qui vient être à sa racine, qui va la porter, qui va la faire émerger et la faire sortir. » 

Quand j'arrive à prendre une pause dans ce qui m'arrive et à confronter ce qui m'arrive à la lumière de ce que j'espère, alors véritablement, je peux vivre une conversion et ma manière de voir le monde, de voir mon prochain, de voir tout ce qui m'arrive peut se changer radicalement et m'inviter, une fois que j'ai retrouvé ce qui compte au cœur de moi à véritablement tutoyer mon auteur. 

Il y a tout un magnifique chemin qui est ce chemin de la poésie, ce chemin qui nous invite à nous arracher un tout petit peu à ce qui nous arrive et à ce que je peux me dire de moi-même pour véritablement me rapprocher de ce que je suis, de qui je suis dans le regard et dans le cœur de Dieu. 

Le travail de la poésie est ensuite de retourner dans ce monde : fortifié, habité par cette parole, une parole qui est non seulement nouvelle, non seulement radicalement autre, car elle se fiche tout à fait de ce qui est convenu, de ce qui est attendu pour oser venir dire quelque chose qui n'était pas encore là. 

Mais aussi cette nouvelle, elle est bonne. Elle est bonne car elle est passée par le prisme d'un Dieu qui nous dit : « Je te vois dans tout ce qui t'arrive, je suis avec toi, dans tout ce qui te met à terre et je suis toujours là pour te relever, dans ce qui te met au sol, au tapis. Alors relève toi, haut les cœurs ! Toi qui es souffle fragile, dépose quelques mots sur ce souffle. Viens l'animer et te relever. »

Le poète Jean-Pierre Siméon a écrit un livre qui s'appelle La poésie sauvera le monde, et dans sa conclusion, il nous dit ceci : « Vivre en poète sur la terre, c'est lutter pied à pied contre les forces qui poussent à l'exil pour habiter la vie entière et lui demeurer fidèle jusqu'à la mort. » 

Le mouvement de poésie, vous l'aurez compris, ce n'est pas une question d'écrire quelques poèmes et des belles phrases bien réfléchies. C'est une manière de regarder le monde. C’est par exemple considérer une chaise bien au-delà de sa fonction classique permettant de s’asseoir. D’ailleurs, que la personne qui n’a jamais utilisé une chaise pour changer une ampoule me jette le premier vers ! 

Il y a une manière de regarder le monde qui voit tout ce qui s'y déploie comme richesse, comme grandeur, comme potentiel, comme profondeur, qui met une nouvelle lumière. Et il nous appartient dans notre cœur, dans la prière, de se dire que cette lumière peut être la lumière du Christ lui-même qui nous rejoint, qui était Parole en Dieu, auprès de Dieu et qui fait toutes choses nouvelles. 

Amen !

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Comment passer des simples mots à une parole qui s’élève en glorieux témoignage de la Parole? Comment oser rompre les silences qui en disent déjà long? Peut-on dire n’importe quoi pour échafauder l’écrin de la vérité? Et, surtout, est-ce que la poésie ne serait pas le meilleur moyen de répondre à toutes ces questions?

Détails

Avec la participation de
Claire-Lise Walz
Orgue
Musique
L'Ensemble instrumental de Collonges, sous la direction d'Oliva Rakotonanahary, aussi au piano