Offensez-vous!

Temple de Gingins (©Alexandra Urfer Jungen)

Écouter le culte :

Au risque de choquer, je vais me permettre de dire en ce lendemain du 8 mars, journée internationale de lutte pour les droits de la femme, qu'il est grand temps qu'on arrête de donner la parole aux femmes ! Par contre, il est encore plus grand temps qu'on commence peut-être à demander aux autres de prêter l'oreille. Cela semble même un peu plus urgent. Parce que si l’on suit l’exemple antique de Machla, Noa, Hogla, Milca et Thirsta, les femmes n'ont jamais attendu qu'on leur donne la permission pour parler. 

Il n'y a peut-être pas toujours eu les conditions réunies pour que cette parole soit entendue, et ce n'est pas du tout la même chose. Parler et être entendu sont deux choses très différentes. J'ai bel et bien l'impression qu'il y a deux ou trois indices dans le monde aujourd'hui et dans nos quotidiens qui nous montrent que ce n'est pas tout à fait aussi simple. 

Ce que nous proposons aujourd'hui, c'est un chemin possible. Et ce chemin, pour passer de la parole à l'écoute de ce qui est dit, nous postulons (en tout cas moi), le reste de l'équipe a dit assez ouvertement : « On ne comprend pas tout à fait où tu veux aller, mais on se réjouit de t'entendre ». Ce chemin est un chemin qui passe peut-être à travers l'offense de temps en temps.

Au sein de l’équipe du Camp biblique œcuménique de Vaumarcus, nous nous sommes posés la question si l’on pouvait véritablement laisser un homme prendre la parole pour prêcher à l’occasion d’une célébration autour des femmes rebelles de l’Ancien Testament (le thème de notre camp de cette année 2025), le lendemain du 8 mars ? Est-ce que c'est vraiment pertinent ? Après avoir assez rapidement discerné que ce serait bien en effet d’avoir une parole féminine pour la prédication, nous nous sommes rendus compte que ce n'était pas tout à fait le désir profond des femmes au sein de l'équipe d’assumer la prédication. 

La question s’est donc transformée : Est-ce que ça vaut la peine de prendre la parole alors qu'on n'est pas tout à fait certaine qu'on a envie de le faire ? Alors qu'il y a une personne, une victime volontaire, tout à fait désignée, qui dit : « Moi, je prends volontiers la parole s'il faut ! ». Nous avons donc décidé de prendre le chemin d’un homme à la prédication. Mais force m’est d’admettre que je ne me sens absolument pas légitime pour porter la parole des femmes. Je me sens d’ailleurs à peine légitime pour porter la parole d'autres personnes que moi-même, et encore, je n’assume pleinement de porter ma parole qu’avec l'aide de Dieu, et je l'espère, le discernement que m'amène l'Esprit.

Je prends donc la parole, avec cette tache redoutable de devoir porter une parole qui puisse permettre d’aider à l’accueil d’autres paroles. Accueillir une parole, c'est consentir à être mis en route, à être déplacé. Si une parole ne me déplace pas, vaut-il la peine de l’entendre ? Et plus radicalement, si ta parole ne vaut pas plus que le silence, ne serait-il pas mieux de te taire ? Et je crois que c'est un peu l'enjeu aujourd’hui en ce premier dimanche du temps du carême. 

D’ailleurs, je me réjouis beaucoup que le confrère catholique qui célébrait la messe radio tout à l’heure nous ait invité à vivre ce carême dans la joie. Le carême est en effet temps de joie ! Nous croyons, à tort parfois, qu'il est temps de contrition. Il ne l'est pas du tout :  il est temps de connexion avec la joie profonde qui vibre au cœur, à l'intérieur de nous-mêmes. Temps de révélation de la joie parfois enfouie au cœur de nos désirs d’être enfants de Dieu. 

Le temps du carême s'ouvre toujours avec ces récits de tentations de Jésus dans le désert. Des récits fantastiques et merveilleux parce que ces récits viennent nous montrer que Jésus, fraîchement baptisé encore tout humide de l'eau du Jourdain, arrive dans le désert pour être véritablement éprouvé, pour véritablement montrer ce qu'il a dans le ventre. Et d'ailleurs, quand le tentateur, Satan, le diable, (on l'appelle comme on veut, ce qui compte, c'est de se rappeler que ce n'est pas du tout lui le personnage de l'histoire : c'est Jésus qui est au cœur de la narration !) vient avec une parole adressée qui est de l'ordre du défi en disant : « Si tu es le Fils de Dieu ». Il devient un formidable agent de révélation de l’identité de Jésus. On pourrait même traduire son adresse par « puisque tu es le Fils de Dieu », une manière de dire : « Tu dis que tu es le Fils de Dieu. Eh bien, on va voir quelles en sont les conséquences. Qu'est-ce que ça fait ? Est-ce que tu mérites vraiment ce titre, cette distinction ? ». 

Et c’est précisément en raison de cette épreuve, de ce défi, que Jésus peut se positionner et véritablement venir dire quelque chose, s'affirmer fortement, fondamentalement, dans son identité. Cet échange de paroles dans le désert est un véritable échange, où les personnes ne cherchent pas forcément à dire la parole que l'autre attend mais plutôt à chercher celle qui va déplacer, qui va faire avancer le schmilblick comme on dit en langage tout à fait populaire et clair. 

Donc comment faire avancer les choses ? Comment avoir une parole qui véritablement fait avancer ? C'est l'enjeu de ce récit de la tentation où les échanges de parole, la discussion, servent à faire bouger un peu les codes, bouger les lignes. S'il n'y avait pas ces récits de tentation dans la Bible, finalement, l'histoire de Jésus serait une histoire d'un personnage qui passe et qui finalement n'est jamais tout à fait éprouvé jusqu'au bout. 

D'avoir au tout début du ministère de Jésus, un Jésus fraîchement baptisé qui est jeté par l'Esprit dans le désert et qui vient à être éprouvé dans son humanité pleine, qui est déplacé et qui doit faire face à ce qui l'accuse, à ce qui veut le mettre à terre et lui dire : « Ta liberté, elle sera toujours inférieure à des puissances qui sont sur cette terre, sauf si tu acceptes de jouer le jeu de la puissance ». 

Jésus y résiste. Il refuse. Il dit : « Je suis porteur d'une force, d'une promesse qui me tire en avant que rien ne peut enlever ou égratigner ». C'est ce qu'on a chanté sur ce premier chant (ndlr: Nous marchons vers l’unité) : plus jamais nous n’aurons peur car l’amour est notre force. Tout son ministère sera un ministère où il sera cet homme qui marche, comme le disait le poète Christian Bobin, et traverse tout le registre de l'humain, la grande gamme émotive, si radicalement homme qu'il touche au dieu par les racines (Christian Bobin, L’homme qui marche, éd. Le temps qu’il fait, 1998). 

Jésus, c'est celui qui vit la plénitude de l'expérience humaine dans tout ce qui s'accueille simplement dans la communion et aussi dans tout ce qui résiste. Ce Satan jeté en travers de la route du Christ marque la première offense, la première résistance qui permet de pleinement reconnaître et révéler Jésus, et la fin du carême nous amènera à l’ultime offense, l’heure de gloire johannique, la révélation des Révélations.

Les cinq sœurs du livre des Nombres sont un témoignage puissant d’une parole qui met vraiment en mouvement. Elles se mettent en route pour dire : « La situation dans laquelle nous vivons est une situation d'injustice ». C’est en effet bien beau d’être ce peuple choisi par Dieu, qui marche dans le désert, qui est en train de se donner tout plein de lois sous la direction de Dieu, qui vient donner des paroles pour pouvoir mieux vivre, pour vivre ensemble toujours résolument du côté de la vie. Et cette loi qui se définit, qui vient cadrer toutes les relations entre le peuple d'Israël et Dieu, est une loi véritable au sens plus pur et noble de la loi : une loi qui sert toujours à préserver un certain horizon harmonieux pour chacune et chacun et qui vise toujours à offrir un couvert, un abri pour les plus faibles. C'est ça le but de toute loi. 

Je ne dis pas forcément que la justice est toujours du côté de cette loi-là, parfois, on a l'impression que la justice met la loi au service des puissants, mais en réalité, la loi dans son être sert toujours à couvrir les plus faibles, à leur assurer non pas la simple survie, mais les conditions d'une vie en plénitude. Une vie avec des frères et des sœurs reconnus qui puissent véritablement s'aimer et croître ensemble. 

Donc, dans ce livre des Nombres, nous sommes dans cette période où il faut élaborer, se doter des lois pour garantir l’Alliance en faveur de la vie. Et ces sœurs viennent dire : « Il y a plein de choses qui sont en place, et pour une raison ou une autre, nous, parce que nous sommes des femmes, parce que nous sommes les filles de notre père qui n'a rien fait de mal, et nous non plus n'avons rien fait de mal, nous nous retrouvons complètement en dehors d'un régime de la grâce, en dehors d'un régime où nous pourrions recevoir ce qui devrait logiquement nous être dû : notre héritage ». 

C'est bien l'enjeu. Toutes les propriétés du père, toute son histoire, qui il était, est appelé à passer à l'horizontale dans la famille, à passer du côté des oncles et des cousins de ces femmes, et pas de ces femmes uniquement parce qu'elles sont des femmes, ou plutôt, parce qu’elles ne sont pas des hommes. Elle viennent donc dire que ce n'est quand même pas très normal comme situation. Elles viennent questionner l'ordre établi. 

Là, Moïse a une réponse fantastique, grandiose. On voit Moïse dans tout son courage, dans toute sa force, dans toute son audace !  Il dit : « Trois secondes, je vais demander au chef ! » Il est remarquable dans son écoute, Moïse. Il n'a pas envie de trop se positionner. Il se dit peut-être : « Bon, il y a de l'enjeu. Je me tourne vers Dieu, on va voir ce qu'il en pense. Au pire, si les anciens sont pas contents, je pourrai dit que c’est Dieu qui m’a dit ! ». 

Et la réponse, elle est directe ! La première phrase que Dieu dit est: « Elles ont raison », et c'est énorme. « Elles ont raison. » Trouver dans des textes aussi anciens, tout d'un coup, des femmes qui prennent la parole, qui l’adressent, qui vont vers l'autorité et que cette dernière se retourne immédiatement vers Dieu. Une autorité qui se retourne là où il y a la Vie. On pourrait parler de conversion. Et tout d'un coup la sentence tombe, comme un glaive de lumière tranchant le rideau de l’injustice : « Elles ont raison ».

Bravo et merci à elles d’avoir osé interroger cet ordre établi. Mais pour que ça marche en réalité, il faut se rappeler que ce texte est profondément offensant. Mettez-vous une seule seconde à la place des cousins de ces sœurs qui se disaient : « C’est que, génération après génération, lorsqu’une personne décède sans avoir de fils, toutes ses terres nous reviennent ! C'est normal, c'est l'état des choses et tout le monde s'en accommode. La société est comme ça finalement. On a toujours connu que ça. » Et là, tout d'un coup, elles ont l'outrecuidance d'aller voir le chef pour dire : « Hé bonhomme, c'est pas juste, ça va pas, ça va pas ! Tu nous appelles à vivre dans ce désert, sous la grâce de ce Dieu qui donne des lois tellement justes, bonnes, pures et profondes, et ensuite tu viens nous dire que notre lignée, il faut qu'elle arrête d'exister. » 

On pourrait comprendre que la recommandation des cousins serait plutôt de leur dire : «Mettez-vous sous le couvert d'un homme plutôt que sous le couvert d'une loi de vie». Et franchement, les cousins, ils auraient raison ! Moi, à leur place, je me serais certainement dit : « Cet héritage, il m’est dû ! » 

Quand quelque chose m’est dû et que je ne peux pas l’avoir, qu'est-ce que c'est terrible ! Et c'est quelque chose qui peut arriver assez souvent. Ce qui est compliqué, c'est que pour me rendre compte que je suis dans une culture du dû, dans une culture où je me dis qu’on me doit telle ou telle chose, alors c'est très difficile de quitter cette logique de ce qui m’est dû pour passer à autre chose, ne serait-ce qu'une logique de la grâce ou une logique du don. Passer du dû au don, de l'ordre des choses, à ce que simplement je reçois, je partage, cela demande une audace terrible.

Mais pour véritablement bouger, peut-être que ça ne passe que par le chemin de l'offense, l'offense qui est une atteinte à sa dignité, une atteinte à son honneur. Quelque chose qui vient me dire : « Ce que tu pensais être, l'entier de qui tu étais et de ce qui te revenait, tu dois peut être le remettre un peu en question. » Et il faut se faire un peu égratigner. Il faut que quelque chose vienne gratter son ego, vienne gratter son confort pour enlever les couches et les couches d'habitudes, pour enfin nous exposer à la vie, à une promesse qui passe et qui nous tend les bras et qui nous dit : « Vas un peu en dehors de toi si tu veux vraiment te trouver dans toute ton humanité ». 

Et ça, c'est le chemin qui est un chemin de l'offense. C'est un chemin où nous sommes égratignés et il est nécessaire d'être égratigné, en particulier quand je suis tellement assis dans mes certitudes, dans mes convictions, que je confonds le confort et la grâce. Voici bien un des fléaux spirituels les plus terribles de notre époque : confondre confort et grâce. Se dire que si tout va bien, c'est que je suis dans le juste. Quand je suis dans une vie remplie de bénédictions tout à fait objectives, alors c'est que tout va bien. C'est ce qui fait les relents de cette théologie nauséabonde de la prospérité qui émerge à gauche, à droite, qui fait des ravages absolument terribles. Quand je me dis que mon confort, il m'est dû et que c'est une grâce. Quand je dis : « Regardez comme je suis bien, c'est bien la preuve que je suis profondément une personne noble, digne, voire sainte ». 

L’offense permet justement et salutairement de se secouer un tout petit peu, permet de gratter toutes ces différentes choses. Et on a lu ce magnifique Psaume 139 tout à l'heure, qui nous est proposé par ces femmes des îles Cook et qui nous rappelle à la beauté de qui nous sommes. Et justement, l’origine du mot Psaumes (ψαλμός - psalmos), c'est ce qui pince, ce qui vient gratter les cordes d’un instrument pour en révéler la musique. Les Psaumes sont donc des textes qui ont pour fonction de nous pincer, de nous gratouiller de ce qui nous encombre pour mieux nous révéler. Ils nous permettent d'enlever couche après couche pour véritablement vivre et nous tenir dans l'existence, dans la grâce, dans la justice et dans la paix.

Et je vous avais dit au début que j’allais vous partager certains de nos questionnements au sein du Camp biblique œcuménique de Vaumarcus. Nous en avons eu un qui concerne la fin de ce culte, où nous allons prier ensemble le Notre Père. On se posait la question de comment rendre ces textes plus égalitaires, plus justes, plus véritablement des textes qui reflètent la réalité de l'entier de l'humanité. Alors on s'est dit qu’une première chose possible serait de transformer Notre Père en Notre Mère, ou les ajouter les deux, ou dire Notre Parent. Mais dans la mesure où c'est quand même une prière qu'on reçoit de Jésus et qui parle de l'être de Dieu, nous nous sommes dit qu'il serait plus judicieux de refaire un jour un culte radio autour de l'identité de Dieu. Et là, nous pourrons passer peut-être du Notre Père au Notre Mère, ou à encore autre chose. 

Par contre, on s'est dit plus loin, quand il y a cette phrase « pardonne-nous nos offenses, comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés », que c’était l’opportunité géniale de rendre notre texte plus égalitaire et dire qu’on ne pardonne pas seulement à ceux qui nous ont offensés, mais à celles et ceux qui nous ont offensés. C'est super ! 

Toutefois, Fabien et moi avons partagé un petit inconfort de se dire que c'est peut-être bizarre que le moment où on se dit qu’on va mettre de l'égalité, c'est pour dire que les femmes nous offensent aussi. Et puis en même temps, ce serait proprement scandaleux de refuser aux femmes la possibilité d'offenser les autres ! Ce serait refuser tout pouvoir d'action et de déranger l'ordre établi pour venir dire : « Mais il y a une autre promesse qui est à l'œuvre ! Il y a un autre Royaume qui s'approche, qui est tout près ! Et que ce Royaume des cieux, ce Royaume de Dieu est là où la loi est véritablement Loi, sous laquelle peuvent se ranger les plus faibles ».

Si les femmes ne peuvent pas offenser, c'est une manière de leur dire qu’elles peuvent parler tout ce qu'elles veulent, mais je n'aurai jamais besoin de les entendre, et je n'ai jamais besoin que ça vienne me déplacer un tant soit peu. Alors réjouissons-nous de l'offense et rappelons-nous que dans la prière, la condition de l'offense réussie, c'est une offense qui ouvre le chemin du pardon, qui ne cherche pas à offenser pour offenser, mais à offenser pour libérer, et pour que cette force à l'œuvre soit véritablement force d'amour. 

Alors, offensez-vous ! Écoutons un peu plus, pardonnons plus fort et aimons-nous les unes, les uns les autres et vivons libres ! Par la grâce de Dieu, sous sa Loi : Amen !

Le récit des cinq sœurs, filles de Selofad, nous invitent à vivre l’audace face aux forces convenues et contraignantes de l’habitude. Comment s’ouvrir véritablement à l’audace de la Bonne Nouvelle quand cette dernière me bouscule dans mon habitude, surtout si mon habitude est faite de confort, de pouvoir et de certitude?

La célébration est portée par le Camp biblique oecuménique de Vaumarcus, en ce surlendemain de la Journée mondiale de prière et en ce lendemain de la Journée mondiale des droits de la femme. Elle s’inscrit tout à fait dans le thème du prochain camp du 6 au 12 juillet sur le thème des «femmes rebelles». 

Le Camp biblique oecuménique de Vaumarcus va fêter ses 80 ans, et est une des plus anciennes institutions œcuméniques de Suisse Romande. Année après année, une centaine de personnes de toutes les générations se rassemble pour explorer le message biblique à travers des ateliers créatifs et des temps communautaires en renouvellement permanent, soutenue par une équipe formée de théologiennes et de théologiens de toutes origines.

Détails

Avec la participation de
Alice Corbaz, Sylvie Moulin et Nicolas Lüthi pour la liturgie.
Orgue
Musique
Fabien Moulin à la guitare et au chant, Etienne Guilloud au piano et à la guitare.