Quel est votre avis? Un homme avait deux fils...
Jésus raconte une petite histoire et termine par une question à laquelle - avouons-le - il n'y a pas besoin d'être très savant pour donner la bonne réponse : un enfant de 7 ans ne s'y laisserait pas prendre. Au point que certains parents pourraient hésiter à raconter cette histoire à leur progéniture de peur que les plus rebelles n'y trouvent prétexte pour banaliser leur tendance à contester tout ce qui leur est demandé.
Vous en connaissez probablement de ces enfants qui préfèrent dire systématiquement 'non' plutôt que 'oui' dès qu'on leur demande un coup de main pour mettre la table ou pour descendre la poubelle. Peut-être étiez-vous même l'un d'eux. De ces enfants à qui l'on finit bien un jour par dire : "Tu ne pourrais pas être plus sage. Prends exemple sur ton frère ou sur ta sœur ou sur le fils ou la fille des voisins qui disent tout de suite 'oui' quand on leur demande un service." Pour peu qu'ils entendent l'histoire des deux fils racontée par Jésus, ils auront vite fait de rétorquer: "ce qui compte, ce n'est pas ce qu'on dit mais ce qu'on fait." Le comble, c'est qu'en répondant ainsi, ils auront Jésus de leur côté et vous ne pourrez plus en faire façon. Non, non, c'est beaucoup trop risqué. Cette histoire n'est pas pour les enfants.
Effectivement, au moment où il la raconte, Jésus n'est ni au culte de l'enfance ni en train de donner une leçon de catéchisme. Il est au milieu du Temple de Jérusalem, face aux représentants de l'autorité religieuse, les grands prêtres et les anciens du peuple (Mt 21, 23). Ils viennent de contester son autorité et Jésus a refusé de se justifier. L'ambiance n'est donc pas des plus sereines. Jésus va-t-il la détendre par cette petite histoire? Un bref instant seulement. Car à peine ses interlocuteurs ont-ils répondu à la question posée, les voilà remis en boîte, acculés sous les reproches de Jésus:
"Collecteurs d'impôts et prostituées vous précèdent dans le Royaume de Dieu. En effet, Jean, c'est-à-dire Jean Baptiste, est venu à vous dans le chemin de la justice et vous ne l'avez pas cru; collecteurs d'impôts et prostituées, au contraire, l'ont cru. Et vous, voyant cela, vous ne vous êtes pas par la suite davantage repentis pour le croire."
Jésus n'y va pas par quatre chemins : rien ne pouvait être plus blessant pour ceux à qui il s'adresse. Eux, qui se considèrent comme des croyants respectables, n'aiment pas se mélanger avec des gens louches et peu convenables.
Sur cette question de se mélanger ou de ne pas se mélanger, il y a longtemps que Jésus les dérange, lui qui n'hésite pas à s'attabler avec ceux qui prélèvent les taxes (et qui profitent de leur fonction pour s'en mettre en plus dans les poches) et avec ceux qui font la fête avec eux (Mt 9, 9 - 13 p. ex.). Mais maintenant, Jésus fait plus que déranger : il humilie. Il affirme à ceux qui font tout pour accomplir la volonté de Dieu qu'ils sont pires que les pires pécheurs. C'est le monde à l'envers : les enfants rebelles sont donnés en exemple aux enfants sages.
Oh, notez, pas tant pour leur rébellion que par leur capacité à se remettre en question et à changer d'orientation. Jésus ne recommande pas les détournements d'argent et le commerce du sexe. Le premier fils n'est pas pris en exemple parce qu'il a refusé d'accomplir le service demandé, mais parce qu'il a été capable de changer d'attitude. Quant au second fils, ce n'est pas son désir d'accomplir la volonté de son père qui pose problème, mais le fait qu'il ne mette pas son désir à exécution.
Blesser l'amour propre
On peut donc avoir l'air d'être un enfant sage et être complètement à côté de la vie véritable telle que l'annonce l'évangile. C'est cela que Jésus ne supporte pas. Il lui faut intervenir de toute urgence, pour tâcher de réveiller ceux qui dorment dans leur bonne conscience. Au risque de les heurter, car il y a des blessures salutaires : celles qui font sortir de l'enfermement mortifère en blessant les armures qui encombrent et en brisant les carapaces qui excluent. C'est pourquoi Jésus prend le risque de blesser les chefs religieux dans leur amour propre, car ils enseignent qu'il faut distinguer des catégories de gens et croient qu'ils sont plus conformes à la volonté de Dieu que d'autres.
Au contraire, Jésus, comme Jean Baptiste avant lui, s'adresse à chacun sans distinction. Ce faisant, il renverse la hiérarchie, bouleverse les a priori. Il affirme que personne n'est en position privilégiée devant Dieu : la seule chose déterminante, c'est la disposition à répondre à son appel, à accueillir l'imprévisible, à reconnaître sa venue, le plus souvent là où on ne l'attendait pas.
Deux attitudes spirituelles
Au fond, la petite histoire racontée par Jésus oppose deux attitudes spirituelles : la fuite dans le spirituel et le combat spirituel. La première de ces attitudes se manifeste par une préoccupation à vivre selon la volonté de Dieu, à se nourrir d'enseignements spirituels, en prêtant attention à ne pas dévier de la voie considérée comme juste, mais sans implication directe dans la réalité. On vit alors dans une illusion, fasciné par sa propre image, satisfait de soi-même. On est le premier à savoir ce qu'est la vie chrétienne, et l'on ne voit pas qu'on est le dernier à la vivre réellement. Le dernier à la vivre réellement ? Oui. Comment ? Parce que cette attitude débouche sur l'exclusion des autres : dès qu'on tourne le regard au-dehors, un certain mépris ou des réticences apparaissent; tel autre, très différent de nous, nous semble avec évidence si loin de Dieu. Chaque fois que nous adoptons cette attitude, nous sommes en train de fuir la réalité quotidienne pour nous réfugier dans un idéal spirituel.
Et il y a une autre attitude qui accepte la confrontation avec la réalité telle qu'elle est et qui entre de ce fait dans le combat spirituel. C'est une attitude ouverte et réceptive aux remises en question. Elle exprime le choix de mettre en œuvre coûte que coûte ce qui va permettre à la vie de se déployer. Cette mise en œuvre s'exprime, dans l'histoire racontée par Jésus, par le travail accompli dans la vigne, condition nécessaire pour que celle-ci porte du fruit. C'est une disposition à s'engager à la suite du Christ dans le chemin de la justice.
Si cette disposition fait entrer dans le combat spirituel, c'est que la réalité ne se conforme pas d'emblée au désir d'amour de Dieu pour le monde. Et quand je dis cela, il faut mettre au premier rang des résistances celles qui se situent non pas tant chez les autres que chez soi-même : le premier fils a dû lutter contre lui-même et peut-être contre sa fierté pour choisir finalement de faire ce qu'il avait dit qu'il ne ferait pas. Le texte parle à ce propos de remords. Mais nous voyons aussi que les résistances qui s'expriment franchement sont plus faciles à vaincre que celles qui s'ignorent. Le premier fils sait qu'il est en désaccord avec son père, et il peut changer de comportement. Le second fils est emprisonné dans son illusion. Il semble bien que le plus redoutable pour la vie spirituelle soit l'illusion de la propre justice.
Justice ou propre justice
Le critère pour différencier la fuite dans le spirituel du combat spirituel consiste à se placer dans la perspective du chemin de la justice. "Jean est venu à vous dans le chemin de la justice", dit Jésus. De ce chemin, Il en a parlé avec Jean Baptiste dès le début de son ministère. Jean s'était mis à prêcher dans le désert et à baptiser dans le Jourdain. Et Jésus était venu lui aussi pour se faire baptiser. Lorsque Jean l'avait vu, il ne s'était pas senti digne de baptiser Jésus. Mais Jésus avait insisté, lui disant : "c'est ainsi que nous devons accomplir toute justice" (Mt 3,15).
Jean aussi, à sa manière, voulait instaurer une hiérarchie, opérer des discriminations, et Jésus s'y oppose. Il veut être un baptisé comme tous les autres. C'est ainsi qu'il exprime ce qu'est pour lui la justice de Dieu: il se compromet avec les pécheurs. Il se tient de leur côté et pas sur un piédestal. La Lettre aux Philippiens le dit admirablement: "Lui qui est de condition divine n'a pas considéré comme une proie à saisir d'être l'égal de Dieu. Mais il s'est dépouillé, prenant la condition de serviteur, devenant semblable aux humains..." (Philippiens 2, 6, 7). C'est ainsi que s'exprime la justice de Dieu: en cessant de faire passer des barrières entre les humains pour séparer les justes des pécheurs et en se compromettant avec tous les humains. Cette attitude nous provoque jusqu'au moment où Jésus nous pose à notre tour la question: lequel à fait la volonté de Dieu ? Cette question nous invite à renoncer à notre propre justice qui exclut, pour nous engager au service de chaque personne rencontrée. En ce sens, l'injustice serait d'instaurer des discriminations entre les humains.
Entrer dans une spiritualité qui proteste sa foi
Or, ne nous y méprenons pas : l'injustice, c'est notre fort. Dieu seul est capable de se compromettre jusqu'au bout avec nous pour tenter de briser nos cloisons. Et c'est dans le domaine spirituel qu'elles sont souvent les plus tenaces. Nous avons si vite fait de penser qu'il y a des gens qui sont spirituels et que d'autres ne le sont pas ou de croire que certains sont plus spirituels que d'autres. Les Réformateurs ont lutté contre l'idée que la vie spirituelle était réservée à des spécialistes engagés dans des ordres religieux. Ils ont voulu en quelque sorte démocratiser la vie spirituelle, affirmant que tout être humain était appelé à vivre consacré à Dieu. S'ils avaient été entendus, les peuples qui ont adhéré à la Réforme auraient dû voir disparaître l'exclusion.
Mais ce sont des protestants qui ont introduit l'apartheid en Afrique du Sud et les églises protestantes sont loin d'être le lieu de rassemblement des exclus de la société. Ah, si seulement les protestants vivaient une spiritualité vraiment protestante ! Au sens fort du terme : une spiritualité qui proteste. En commençant peut-être, comme le premier fils de la parabole, par se rebeller parce qu'il y a toujours un premier combat à mener contre soi, mais ensuite et surtout en protestant sa foi, c'est-à-dire en la manifestant par des actes engagés, par l'accomplissement de la volonté de notre Père qui est aux cieux.
A chacun ensuite de trouver sa forme
Contrairement à ce que pensaient les Réformateurs, la vie monastique a sur ce point sa valeur comme tout autre choix, car chacun est libre de chercher Dieu selon la voie qui lui convient le mieux. Simplement, la forme en soi ne donne aucune supériorité. L'histoire suivante l'illustre bien : des gens ayant entendu parler d'un ermite vivant seul dans la forêt avaient décidé d'aller le rencontrer pour bénéficier de son enseignement car, disait-on, c'était un grand spirituel. Peinant à trouver son lieu d'habitation, ils croisèrent sur le chemin un homme à qui ils demandèrent où il résidait. Celui-ci leur répondit: "N'y allez pas, c'est un imposteur." Plus tard, ils comprirent que c'est lui-même qu'ils avaient rencontré. Ce faisant, ne leur avait-il pas donné l'enseignement le plus important qu'il pouvait leur dispenser : savoir que l'admiration que nous pouvons avoir de la vie spirituelle que nous poursuivons risque toujours de s'interposer entre nous et Dieu. Lui-même en était si conscient. Si seulement nous pouvions à tout moment vivre notre attachement à Dieu sans prêter garde aux apparences, ni au qu'en-dira-t-on !
Retour aux enfants
La vie spirituelle se mesure donc à ses fruits, à son impact dans le quotidien. Sa valeur ne réside non pas tant dans des expériences exceptionnelles mais dans l'accomplissement de la volonté de Dieu. Et la volonté de Dieu, c'est qu'il n'y ait aucun exclu. La parabole des deux fils racontée par Jésus et le commentaire qu'il en donne dans l'évangile de ce jour sont très clairs à ce propos.
Ailleurs, en conclusion de la parabole de la brebis égarée, Jésus avait même précisé que la volonté de Dieu, c'est "qu'aucun de ces petits ne se perde." (Mt 18, 14). Et, dans l'enseignement de Jésus, les petits nous ramènent aux enfants. Aux disciples qui lui demandaient : "Qui donc est le plus grand dans le Royaume des cieux ?" (Mt 18, 1), Jésus avait répondu en plaçant au milieu d'eux un enfant et en déclarant : "Si vous ne changez et ne devenez comme les enfants, non, vous n'entrerez pas dans le Royaume des cieux. Celui-là donc qui se fera petit comme un enfant, voilà le plus grand dans le Royaume des cieux." (Mt 18, 3 - 4). Dans le même sens, il dit aux chefs religieux : "collecteurs d'impôts et prostituées vous précèdent dans le Royaume de Dieu" (Mt 21, 31).
Oui vraiment, l'évangile d'aujourd'hui n'est pas fait pour les enfants. Car eux savent très bien que quand on veut se faire grand, on exclut les autres. C'est pourquoi Jésus n'a pas besoin de leur raconter l'histoire des deux fils. Il faut qu'il la raconte à ceux qui veulent se faire grands (et peut-être y a-t-il tout de même parfois des enfants qui s'égarent dans cette voie, une voie qui est une fuite dans l'imaginaire grandiose où l'on aurait vite fait de se prendre pour un dieu). Il faut donc que Jésus raconte cette histoire à ceux qui veulent se faire grands pour leur dire que le chemin de la justice, c'est de se faire petit comme un enfant. Et c'est bien peut-être cela le combat spirituel le plus difficile.