Avez-vous déjà visité Cluny ? Avez-vous déjà déambulé parmi les vestiges d'une des abbatiales les plus prestigieuses du monde chrétien ? Vous y êtes vous promenés, comme mon mari et moi, avec un guide ? Cette visite a ceci de très particulier que votre guide aura pour tâche principale de faire surgir devant vous l'image de la véritable église de Cluny de 1157. En effet, aujourd'hui, il ne reste qu'une infime partie de ce bâtiment prestigieux, quelques fragments de mur, un bout d'escalier reconstitué, une des chapelles du chœur. Les dernières trouvailles mises à jour permettent peu à peu de distinguer l'extraordinaire grandeur de l'église et de laisser courir son imagination : on voit les très nombreux moines réunis pour la messe - plus de 1000 parfois - on sent le parfum de l'encens, on entend les chants grégoriens qui se déploient sous les voûtes. D'ailleurs pour aider le touriste à visualiser l'abbatiale au temps de sa gloire, un film reconstitue de manière virtuelle le bâtiment. On ne peut qu'être saisi durablement par ces images.
A chaque voyage en Bourgogne, nous nous arrêtons à Cluny, comme pour mieux nous imprégner non seulement de ce que nous voyons, mais surtout de ce qui échappe à notre perception. De ce qui est aujourd'hui invisible aux yeux. Du temps est en effet nécessaire pour que notre pensée puisse reconstituer l'abbatiale invisible. Elle s'avère alors tellement immense que nous en sommes à chaque fois surpris.
"Nul ne vit pour lui-même ! ... Soit que nous vivions soit que nous mourrions, nous sommes au Seigneur."
Vous le savez, la lettre aux Romains, commentée par le réformateur Luther a été le point de départ de la Réforme. C'est une somme des convictions fondamentales de l'apôtre, un appel entre autres à la liberté chère aux protestants. Le texte du chapitre 14 qui nous a été lu tout à l'heure illustre très concrètement cette liberté. Des risques d'une division menacent l'Église de Rome. En effet, les chrétiens d'origine juive ne se sentaient pas la liberté de manger de la viande qui provenait de sacrifices offerts aux idoles païennes. Les païens convertis au christianisme, eux, n'ont pas de liens visibles avec le passé, encore moins avec la Synagogue. Ils vivent de la liberté de l'Esprit. Ils semblent donc bien condescendants, voire méprisant avec leurs frères qui manifestent certains scrupules. "Nul ne vit pour lui-même", conclut l'apôtre.
Cette histoire très particulière, qui se déroule dans un contexte évidemment différent du nôtre, que peut-elle nous dire ?
1. Autrefois, il y a 20 ans peut-être, l'altruisme, la disposition à être tourné vers l'autre, constituait une valeur essentielle de l'éducation. Cette aptitude était fortement valorisée. L'on voyait des films comme " Zorro, le beau Zorro " ou, dans une catégorie plus noble, saint Vincent qu'incarnait le grand Louis Jouvet. On donnait sa vie pour une bonne cause, parfois jusqu'à la négation de soi. Le dévouement, le sacrifice, le don de soi constituaient les qualités héroïques dont les jeunes rêvaient.
Le retour du balancier fut extrême. Il n'y eut plus de bonnes causes, les héros redevenaient des humains avec leurs forces et surtout leurs faiblesses, leurs contradictions et surtout leurs lâchetés. Tout idéal devint suspect, l'altruisme révélait une fuite de soi-même, un besoin de pouvoir qui se cachait sous des abords vertueux. Il s'agissait d'affirmer une identité forte, certes nécessaire. Le retour à soi fut à la mode : " Penser à soi, se faire du bien, prendre du temps pour soi ! " L'égoïsme devint une prescription de bonne santé !
Entre ces deux pôles extrêmes, que choisir ? Quel parti prendre : celui-ci des dévoués ou celui des égoïstes ?
Dans un roman intitulé La part de l'autre , le philosophe Eric-Emmanuel Schmitt met ces mots dans la bouche d'un de ses personnages, une sœur catholique : " Je crois qu'il existe deux sortes de monstres sur cette terre : les monstres égoïstes et les monstres altruistes. Les premiers mettent leur jouissance et leur réussite au-dessus de tout. (…) Cependant aussi néfastes soient-ils, ils ne le seront jamais autant que les seconds. Les monstres altruistes provoquent des ravages supérieurs car rien ne les arrête, ni le plaisir, ni la satiété, ni l'argent, ni la gloire. On pense à Staline, Mussolini, Hitler(…) Ils ne voient pas la part de l'autre. Ils essuient leur main dans le chiffon de leur idéal, ils maintiennent leur regard fixé sur l'avenir incapable de voir les hommes à hauteur d'homme. (…) Rien jamais ne les contredira. Ce ne sont pas leurs idées qui tuent, mais le rapport qu'ils entretiennent avec leurs idées : la certitude. (…) Un idiot qui doute est moins dangereux qu'un imbécile qui sait. " Ces considérations sont hélas d'une brûlante actualité, quand l'altruisme va jusqu'à donner sa vie pour une cause qui produit des milliers de morts.
Dans le dilemme qui nous occupe, il s'agit de reconnaître la part de l'autre. Car, nul ne vit pour lui-même.
2. Ce matin dans l'Église de Farel à la Chaux-de-Fonds vous êtes très nombreux - l'église est pleine - pour reconnaître le travail des nombreux bénévoles qui ont achevé une formation à la visite. C'est le signe tangible d'une prise de conscience : vivre uniquement " par soi ", " pour soi ", " de soi " amène au non-sens, à l'absurdité. Personne n'est sa cause, ni sa fin, ni son origine. Personne surtout n'est son but ultime.
Dans cette histoire de la communauté de Rome, ce qui compte, c'est l'idée du choix mutuel. N'opposons pas ce qui est bon pour soi à ce qui est bon pour les autres. Il s'agit de laisser sa part à l'autre, de trouver son accomplissement dans un service à autrui. C'est une chance de pouvoir partager ce que l'on sait, ce que l'on a reçu. Le drame de certains aînés et aussi des jeunes : c'est de ne rien pouvoir donner. Pour les premiers parce que plus personne ne leur demande quoi que ce soit, et pour les seconds à cause de leur inexpérience.
Vous avez peut-être entendu parler de cette expérience en Espagne, dans je ne sais quel village. La municipalité a décidé d'offrir aux personnes âgées du home des ordinateurs portables et a mandaté des jeunes laissés à eux-mêmes pour initier ces personnes à l'informatique. Le home a été investi par la jeune génération, heureuse de trouver des oreilles attentives et de la bienveillance. Les pensionnaires eux se sont pris au jeu et l'échange de messages informatiques, paraît-il, bat son plein. Une complicité nouvelle lie ces deux parties de la population traditionnellement séparées, voire étrangères l'une à l'autre.
Nul ne vit pour lui-même.
3. Hier matin, une foule nombreuse s'est pressée à l'université de Neuchâtel pour vivre un Dies academicus d'un excellent cru grâce, en particulier aux paroles du fameux physicien Albert Jaccard. " Quand je rencontre l'autre véritablement, a-t-il dit, je vis une métamorphose. Je peux dire " je " car l'autre est un " tu ". En rencontrant l'autre, d'un individu je deviens une personne, je deviens quelqu'un. La rencontre véritable s'apprend, car elle est forcément inquiétante, elle ouvre sur l'inconnu et le changement, elle appelle à surmonter la peur. Comme salariés ou bénévoles dans l'Église, nous sommes appelés à la rencontre, la rencontre véritable qui nous découvre l'autre, le Tout Autre parfois. Découvrir et se découvrir dans la rencontre, donner et se donner sans se perdre et se fuir devient alors une manière d'accomplir sa mission. C'est entrer dans le mouvement même de la vie, de sa vie. C'est répondre à des besoins secrets et fondamentaux qui ne sont plus de l'ordre du devoir, mais d'une nécessité intérieure qui nous laisse sans regret. C'est la source même de la joie. La visite, c'est une forme d'art. C'est distinguer la part de l'autre. C'est donner une place à l'autre. Car il n'est pas le faible et moi la forte. Il est quelqu'un. Il est une cathédrale, une abbatiale, le temple de l'Esprit, qui va bien au-delà de ce qui se voit et se perçoit au premier contact.
Le peintre Balthus qui vient de s'éteindre dans son Grand Chalet de Rossinière, décrit ainsi l'art du portrait : " Peindre, ce n'est pas figurer, mais pénétrer. Aller au cœur du secret. Faire en sorte de renvoyer l'image intérieure. De telle manière que la peinture est aussi un miroir. Il réfléchit l'esprit, le trait de lumière intérieure… Un portrait, ajoute-t-il, est un fragment d'âme à saisir, une trouée dans l'inconnu…Le visage humain peut soudain s'entrouvrir et laisser place à des mondes inouïs, grandioses. "
Amen !