C'est une histoire d'eau et de feu qui - comme vous le savez - ne se mêlent ni ne s'alimentent l'un l'autre et pourtant, péniblement elle se roule sur le côté et lentement, précautionneusement elle glisse les pieds hors du lit. Ses jambes craquent, comme du bois fatigué par les ans. Cela lui arrache des gémissements. C'est comme si une armée de fourmis la parcourait le long des jambes et la piquait en mille points. Elle bascule le torse pour s'asseoir, elle s'agrippe à la table et se lève. Maintenant elle se tient debout, vacillante, courbée, aussi fragile qu'une flamme sur le point de s'éteindre.
C'est comme cela tous les matins. Après les premiers pas titubants, cela va mieux. Les fourmillements cessent, les jambes se raffermissent, le pas prend de l'assurance. Le mauvais temps n'arrange rien, cela fait des jours et des nuits qu'il pleut sans discontinuer ! Une pluie grincheuse, qui rend tout gris et délavé. Cette fin d'hiver peut vous mettre le baromètre du cœur à zéro. Elle peste contre elle-même : dire que ces jambes si raides, si indociles l'ont portée, transportée d'un pas irrésistible et joyeux par monts et par vaux durant des années. Si c'est pas une misère d'être à demi impotente avec pour seul horizon cette pièce humide et sombre, si c'est pas une misère d'être à ce point dépendante des voisines. La dépendance, elle savait ce que c'était avant d'être vieille, l'humiliation de ne pas avoir de jardin secret, d'être déshabillée du regard impudique de ceux à qui on vient en aide. Tout dans sa chair connaît cette dépossession, cette emprise des autres sur soi, l'insidieuse charité.
Elle frissonne et se secoue, ce n'est pas le moment de flancher ! Elle lisse ses cheveux et les ramène sous le foulard. Il faut qu'elle se rende présentable pour la petite, car elle va venir la petite comme elle vient tous les matins. Ses yeux s'illuminent et pétillent de joie, ce qui l'aide à sortir du lit et à balayer ses idées noires du matin, c'est sa visiteuse du matin, Maïma, la porteuse d'eau.
Un petit coup contre la porte, là voilà Maïma toute dégoulinante de sourires et trempée de la tête aux pieds. Elle porte sur la tête une jarre de terre orangée qui est remplie à ras bord, même que ça déborde un peu. Elle dépose la jarre à ses pieds, qu'elle a nus et frétillants comme deux poissons. Même qu'ils soient couverts de boue, on distingue à sa cheville gauche une chaînette, bof ! ce n'est que du vulgaire métal et les pièces qui sont accrochées ne sont que de la menue monnaie. Mais quand elle marche le bruit des pièces qui s'entrechoquent rappelle le bruit de l'eau de source, de l'eau de la fontaine, un bruit franc et gai pas comme cette eau qui tombe du ciel sourde et sournoise qui ne fait aucun bruit, elle.
De son foulard qu'elle a ramené bien bas sur son front, roulent des gouttes d'eau qui glissent le long de ses joues qu'elle a rondes et rougies par le froid. Et les filets d'eau descendent pour former par terre une flaque qui s'élargit, qui s'élargit. " Tu nous as ramené toute l'eau du lac, ma parole ! " s'exclame la vieille dame en lui tendant un drap. Maïma se fonde dans l'eau, c'est comme si l'eau la rendait plus légère, plus volubile, plus fluide. Elle porte un nom qui lui va si bien : " Maïma ", ce qui signifie " fille des eaux ". Elle ôte son foulard qui lui écrase la tête, surgissent alors ses yeux qu'elle a clairs et transparents, vifs et argentés comme l'eau d'un torrent de montagne. Mais de sombres cernes les enveloppent de fatigue. " Cette petite fille travaille de trop ! "
Elle se sèche comme à regret et tout en se frictionnant, elle raconte les derniers potins de la ville. C'est qu'à Magdala il n'y a pas de journée qui passe sans qu'un nouveau fait divers vienne agrémenter la chronique locale. On dit que c'est la ville la plus mal famée du pays. Est-ce à cause du tempérament expansif de ses habitants, de leur franc-parler, de leur ton mordant ? C'est une ville de marins et de passage, de trafic et de larcins et tout cela est monté en épingle.
Les deux femmes rient, le rire clair de la jeune tranche avec celui plus voilé de l'ancienne. " Et quoi de neuf dans la maison de ton maître ? " Et Maïma de raconter l'effervescence et l'énervement de tous. C'est que les préparatifs pour la grande fête de Pâque vont commencer et que la pluie semble tout compromettre. Comment venir à bout des nettoyages où il est si important de traquer la moindre miette ? Comment faire sécher les grandes nappes du banquet ? Comment s'assurer que toute la nourriture est bien au sec et que le vin ne se change pas en vinaigre avec ces changements de température ? Comment aménager les lieux pour accueillir toute la parenté, toute la communauté ? Et comment enfin envisager les baptêmes au lac ? La pluie, la gadoue, le ciel couvert grippent toutes les initiatives.
" Maïma, entre, viens, tu vas prendre froid. Rallume donc le feu et prends place près de moi. Les maîtres attendront, ils comprendront avec cette averse que tu tardes. " Maïma s'exécute de bonne grâce, elle aime ces moments de pause chez la vieille dame. Tout son être fond quand la voix de l'ancienne s'allume pour lui raconter sa vie d'avant. Mais elle est surprise par la question qui surgit des lèvres de la vieille dame : " Dis donc, Maïma, quelle sera ta part dans la fête qui se prépare ? " Maïma écarquille les yeux et laisse la bouche grande ouverte : " M'enfin, elle devrait bien savoir qu'elle n'y est pas associée ! En tant qu'esclave juive, sa place c'est de se rendre utile, discrètement utile, un point c'est tout ! La vieille finirait-elle par perdre la tête ! Avec l'âge, l'immobilisme, c'est des choses qui arrivent : On rumine, on ressasse, on refait le monde à sa façon."
Le front de Maïma s'assombrit, elle s'est prise d'affection pour la vieille dame, elle n'aime pas ce qu'on raconte sur elle. On dit que Myriam a toujours été une femme rebelle et entêtée, quelle a mené une vie indigne de son rang, indigne d'une veuve, que si son mari l'avait vue parcourir les routes en compagnie de ces hommes bohêmes et miséreux, il se serait retourné dans sa tombe ! Paix à son âme et pitié pour sa veuve, même qu'elle aurait dilapidé tous ses biens à parcourir ainsi au jour le jour les routes de Judée et de Galilée. Mais Maïma a bien remarqué que ce n'était pas si simple non plus ! Les gens de la communauté ont un grand respect pour Myriam, un respect que l'âge ne suffit pas à expliquer. Certains prononcent son nom avec vénération, d'autres lui déposent de petits présents sur le pas de sa porte. Chez tous, le visage s'anime quand elle vient aux prières du soir. Et bien que femme, Myriam fait partie du Conseil des Anciens !
" Maïma, tu as l'air songeur ! Je crois que ma question sur la fête t'a mise mal à l'aise. Laissons-la de côté, viens ! Tu veux que je raconte quelque chose ? " Maïma acquiesce et se love près du feu. Elle ramène ses jambes contre sa poitrine et les yeux fixés sur les flammes elle se concentre pour ne perdre aucune braise du récit que va lui faire Myriam.
La voix de Myriam vibre et crépite quand elle évoque ses années de tourmente où habitée par des forces occultes, elle n'était plus elle-même Envoûtée, dominée, possédée, elle n'était plus qu'une ombre ! Maïma comprend cela à demi-mot : Myriam esclave de démons intérieurs, et elle, Maïma, une esclave elle aussi, qui a pour seul avenir celui que ses maîtres décideront pour elle. Elle soupire, ses épaules se soulèvent et retombent comme écrasées par un poids invisible. La voix de Myriam devient brûlante quand elle évoque celui qui l'a guérie. Un jour leurs routes se sont croisées et il l'a délivrée. Elle redécouvrait une vie nouvelle, enfin elle pouvait à nouveau manger toute seule, parler de façon cohérente, n'être qu'une parmi les autres. C'est en compagnie de cet homme, de ce libérateur qu'elle a parcouru les chemins de ville et les routes de campagne. Elle s'est donnée à lui, corps, âme et biens.
Maïma sait bien que celui dont elle parle est précisément celui qui est au cœur de la foi des maîtres qu'elle sert et de la communauté dont elle ne fait pas partie. Elle ne sait pas grand-chose sur lui, elle en attrape des bribes par les récits de Myriam ou lors des fêtes et des célébrations qui ont lieu dans la maison de son maître. Est-ce à cause de cette guérison que Myriam occupe une place à part au sein de la communauté ? Bah ! Cette histoire est trop belle, elle ne fait que renforcer sa situation à elle, bien cadrée, bien contrôlée. Maïma veut s'échapper, elle veut retourner sous la pluie, son amie, mêler ses larmes aux gouttes du ciel, de ce ciel désespérément fermé au-dessus de sa vie. Marcher sous la pluie la protège de toute intrusion et là, elle peut rêver à une autre vie, imaginer un autre avenir, se laver de tout son dépit.
Un mouvement des pieds a fait résonner les pièces qui tiennent à sa cheville. Myriam a senti le désarroi de la jeune fille. D'un signe de la main, elle lui fait comprendre qu'il est temps de reprendre la route pour la maison du maître. Le temps que durent les préparatifs de Pâque, Maïma n'a pas le temps de s'attarder chez Myriam. Chaque matin, la mort dans l'âme elle dépose rapidement la jarre et s'en retourne à son travail. Les deux regrettent ces instants volés à la solitude et au labeur. Et puis viennent les jours de fête, la maison du maître ne désemplit pas, une célébration, ensuite une autre, aux journées sans trêve se succèdent des nuits sans rêve où épuisée, allongée sur son lit Maïma sent son corps inerte et lourd comme une pierre. Encore un jour et la fête est finie. Cette veille au soir, la maison du maître a résonné de chants et de prières. Au lever du jour, les fidèles se retrouveront pour saluer la bonne nouvelle de Pâque et puis, ils prendront part au copieux petit déjeuner qui marque la fin du jeûne : galettes de blé au miel, figues et dattes séchées sont déjà disposées sur la table recouvertes d'un drap blanc.
Pour l'heure, tout le monde dort dans cette nuit sans lune et sans étoile encore toute encombrée de nuages. Il ne pleut plus, mais l'air est humide et frais. Tout le monde dort, sauf cette frêle silhouette qui sort de la maison sur la pointe des pieds. C'est Maïma qui s'engage dans le dédale sombre des rues. Pour se rassurer, elle tient dans sa main une petite lampe à huile ; cette lampe est si petite qu'elle tient tout entière dans la paume de sa main. Comme elle marche d'un pas rapide et qu'elle risque de s'éteindre, elle la couve de son autre main et elle la tient comme ça à bout de bras pour éclairer son chemin. Lumignon mobile, ombre agile qui se faufile et le martèlement sourd des pièces à sa cheville.
Maïma se rend chez Myriam. Elle se demande encore comment Myriam a pu obtenir l'autorisation de l'avoir près d'elle en une journée comme celle-ci où il y aurait tant à faire. Le pas de Maïma se fait plus allègre, le bruit des pièces à sa cheville s'égaie. Myriam est déjà sur le pas de sa porte, elle a laissé ses cheveux dénoués et ils roulent en vagues argentés sur ses épaules. Elle ne porte pas l'habit noir qui sied à une vieille femme, non elle a revêtu une simple tunique blanche. Myriam fait signe à Maïma du bout de sa canne : vite, il faut y aller !
Maïma ignore tout de leur escapade nocturne. Elles se dirigent vers la sortie de la ville, elles sont les seules à se présenter aux portes de la cité. Là, un garde tout ensommeillé pousse les lourds battants de la porte, l'air ahuri. Elles marchent vers le jardin des morts ! Que peuvent-elles bien y faire à cette heure-ci alors qu'aucun mort n'a été inhumé ces derniers jours ? Et de plus, elles n'ont rien emporté, ni huile, ni aromates, ni linge. Maïma se fait du souci pour sa compagne. Arrivera-t-elle seulement à grimper ce sentier raide et caillouteux ? L'heure de la mort serait-il si proche pour Myriam que c'est là-haut qu'elle a choisi de partir ?
Le souffle de Myriam est court et rauque, chaque pas lui est pénible. De tout son poids, elle pèse tantôt sur sa canne, tantôt sur l'épaule de Maïma. Oh ! son cœur la porte vers le haut, mais ses jambes ont du mal à suivre. Au fur et à mesure qu'elles progressent, émergent en contrebas la masse sombre du lac, les oliviers dénudés et tortueux, le froid piquant de l'herbe trempée de rosée, les fleurs printanières toutes recroquevillées sur elles-mêmes et le cliquetis étouffé des pièces à la cheville.
Enfin elles arrivent sur le plateau au sommet de la colline. Les premiers jets de lumière bousculent les nuages encore accrochés au ciel et se projettent en rai froid et métallique sur le lac. Dans le jardin, les caveaux creusés sous la terre sont bien scellés. Certains sont recouverts de mousse gris vert et d'autres, la pierre à nu, évoquent une mort récente. Le jardin est parsemé de cyprès longilignes qui veillent sur les endormis et leurs secrets.
Myriam a lâché le bras de Maïma pour s'asseoir sur la pierre d'un tombeau qui n'a pas encore servi. Maïma reste debout derrière elle, ombre protectrice. Et puis Myriam prend la lampe des mains de la jeune fille et la tend vers le trou sombre. La frêle lumière est comme happée par la béance. Maïma détourne ses yeux pleins de larmes vers le lac; l'appel de la mort est trop fort, l'attirance vers l'abîme est insoutenable. Elle a besoin de retrouver l'espace et le mouvement. La lumière du jour se lève sur le lac, tranquille, indifférent.
Myriam est comme aimantée vers la tombe ouverte. Sa voix murmure sourde et ardente : " La pierre enferme et retient toute vie. Le corps supplicié du maître déposé dans un tombeau comme celui-ci, recouvert d'une lourde pierre. Et puis ce corps subtilisé, confisqué, enlevé, où a-t-on mis le corps du Seigneur ? La pierre roulée, les linges roulés en boule, les bandelettes pliées de part et d'autre, et au milieu la place vacante ! Où a-t-on bien pu mettre son corps ? Et puis la fulgurance d'un éclair qui me traverse, la sensation de ne plus être seule. La voix, le nom prononcé par cette voix reconnaissable entre mille et le Maître enfin plus que vivant ! La pierre enferme et retient toute vie ! Mais toute pierre ne peut-elle pas être soulevée, déplacée, enlevée ? "
Un fourmillement la parcourt de la pointe des cheveux jusqu'au bout des orteils. Cela n'a rien à voir avec l'assaut du matin quand ses jambes refusent de la porter. Sa respiration jusque-là si oppressée, si haletante, se dilate et s'apaise ; elle aspire avec ivresse l'odeur naissante du chèvrefeuille et du jasmin.
Maïma s'est penchée pour entendre le feu des paroles, mais déjà Myriam se redresse. Elle souffle la flamme de la lampe, le soleil surgit sur le lac qui devient une mer éclatante de feu. Les deux redescendent du jardin, emmêlées l'une à l'autre. Au bruit des pièces s'ajoute le chuchotement fiévreux des deux silhouettes.
De ces confidences seuls les oliviers, s'ils pouvaient parler, nous rendraient compte. Maïma a oublié sa lampe et Myriam a laissé sa canne près de la pierre. Elles baignent dans la lumière de Pâque. Il va faire beau à Magdala aujourd'hui ; elles rejoignent la communauté qui chante la vie nouvelle. Quelque temps plus tard, un dimanche matin sur la rive du lac, au milieu de la communauté rassemblée, Maïma émerge de l'eau. Elle revêt l'habit blanc des baptisés, Myriam s'agenouille et lui ôte le bracelet qu'elle porte à sa cheville gauche. A la place, elle en met un autre, tout neuf : à la place des pièces, il y a, finement ciselées, des flammes d'or et des gouttes argentées. Le maître de maison qui préside à la célébration donne la parole à la marraine de la nouvelle baptisée.
La voix chaude de Myriam enveloppe toute l'assemblée. " Après bien des tractations et des débats houleux, qui arrivent trop souvent entre moi et vous, j'en conviens, j'ai pu convaincre le Maître de Maïma de me confier sa jeune esclave. Maïma, tu as été baptisée au nom de celui qui m'a délivrée de tous les démons qui me hantaient. En son nom à lui, aujourd'hui je déclare, lui le Vivant, le plus que Vivant, en son nom je déclare aujourd'hui que je t'affranchis. Tu es libre, Maïma ; à toi de choisir si tu veux encore servir dans la maison où jusqu'ici tu as été esclave ou si tu préfères retourner auprès des tiens ou si tu aimerais vivre avec moi. Quoi qu'il en soit, tu es notre sœur et non plus notre esclave.
Les fidèles s'étonnent, marmonnent, s'agitent et le rire perlé de Maïma déferle sur eux. Elle se met à danser, elle rythme son pas au bruit du nouveau bracelet qu'elle porte à sa cheville. C'est un bruit de source surgi du creux de la terre. C'est un mouvement tourbillonnant d'une danse embrasée. C'est une histoire d'eau et de feu que j'aime imaginer pour l'an 50 à Magdala.