Logique de la grâce

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En m'attelant à un travail de prédication autour du thème de la crise, je ne pouvais savoir que les événements ou plutôt " les déclarations " du Vatican viendraient m'apporter une pareille possibilité de travaux pratiques d'une " crise " en plein cœur de l'œcuménisme; non, je vous assure, je n'avais rien demandé au cardinal Ratzinger ! Pas plus que je n'avais remarqué que le texte de l'évangile de ce 23e dimanche ordinaire nous place au cœur d'un récit d'une guérison opérée par Jésus sur un enfant en proie à des " crises " d'épilepsie.
Le choix de ce thème tient au fait que dans notre bonne ville de Porrentruy va se tenir dès le 16 septembre, et ce jusqu'au 25 novembre prochain, tous les quinze jours, un atelier de chant médiéval sous la direction d'Anne-Marie Deschamps et de l'ensemble Venance Fortunat, qui dans le concert du changement de millénaire, veut nous apporter un regard sur cet autre temps de grandes crises que fut le Moyen Age.

Ce retour historique présuppose une constatation qu'il nous faut saisir comme un postulat : à l'image du Moyen Age, le monde occidental traverse en ces temps, en nos temps, une crise fondamentale, c'est-à-dire une crise de ses fondements. Cette crise est chantée sur tous les tons, économique, politique, social et, bien entendu, religieux. Et si, chez certains, cette crise porte encore le doux nom de " progrès ", la plupart d'entre nous n'est pas dupe : nous ne cessons de réparer depuis de nombreuses années, ici et là, les lézardes toujours plus béantes d'une construction qui nous apparaît toujours plus difficile de maintenir debout.
La crainte de grandes épidémies, une information toute fondée sur l'esprit de " la catastrophe ", le retour à des pensées particulièrement intégristes, la remise en cause des valeurs traditionnelles, font effectivement bien plus penser à ce que l'on sait du mouvement d'idées du 11e siècle qu'à la suite logique et temporelle de notre ère moderne, attachée, elle, aux succès de la science, aux utopies politiques, au souci de l'objectivité et de la pensée rationnelle, au développement économique linéaire et à la tolérance comme moteur de notre développement intellectuel. Il y a là un indice parfaitement clair pour affirmer que nous traversons une vraie " crise " quand les grands mouvements qui se développent sont en contradiction fondamentale avec les intuitions fondamentales de l'époque qui a précédé. Là, on peut parler de crise et non plus seulement de " changements ".

Il est donc parfaitement intéressant, pour nous Eglise du presque 21e siècle, contrainte par les succès du génie humain des 19e et 20e siècles, d'exercer toujours plus notre timidité, voire notre effacement, face à ce qui apparaissait comme la toute-puissance du pouvoir de l'homme, de nous pencher à présent dans ce temps de crise sur ce que nous n'avons pas su garder et faire fructifier de la valeur civilisatrice de notre foi en Christ.
Et aujourd'hui je voudrais en fait commencer par ce qui pourrait être une fin de notre réflexion. Ce sont ces paroles de Dieu rapportées par le prophète Jérémie et qu'il fait parvenir au peuple de Juda, récemment déporté à Babylone. Histoire de " crise " exemplaire, car en effet c'en est fini des deux royaumes issus du grand Israël de David et Salomon : le royaume d'Israël a déjà disparu depuis cent ans et le petit reste de Juda bascule sous l'occupation babylonienne en cette fin de 7e siècle avant J.-C
Décidément, le divorce entre le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob semble consumé; l'alliance a volé en éclats, nous n'en sommes plus au stade de la scène de ménage. La rupture semble définitive et voilà, c'est dans cet orage d'incompréhensions que ces paroles retentissent, avec le même son que les paroles du père dans l'évangile qui retrouve le Fils qu'il croyait avoir perdu, et dans ce moment d'" inespérance " totale retentit : " J'interviendrai pour vous, j'accomplirai ma parole, je connais mon projet pour vous, vous me chercherez et vous me trouverez car vous me chercherez de tout votre cœur, Je me laisserai trouver par vous. "

Il y a de nombreux endroits dans la Bible où la " grâce " se dit dans un surgissement : Luther avait flashé sur la parole d'Habacuc " le juste par la foi vivra ", moi en ces temps d'interrogations, c'est celle de Jérémie qui m'ouvre les grands espaces de la grâce : " Je me laisserai trouver par vous. ". Souvenez-vous de vos parties de cache-cache enfantines. La règle de base, bien sûr, c'est surtout de ne pas se laisser trouver et lorsque très sérieusement en tant qu'enfant nous y avons joué, cette règle nous semblait impérative. La tâche du chercheur était dès lors presque impossible tant notre imagination se montrait fertile à découvrir de toujours plus excellentes cachettes. Et même souvenez-vous, la meilleure que nous puissions trouver, c'était de rester vers celui qui collait, derrière son dos et lorsque le décompte touchait à sa fin, de vite frapper l'arbre : 1, 2, 3. Le pauvre chercheur de Dieu, il y a deux cas de figures dans lesquels il est sûr de ne pouvoir le trouver : quand Dieu lui paraît trop près et quand Dieu reste caché. Mais voilà, dans le texte de Jérémie, nous avons le cas d'une rencontre qui dépend et de lui et de nous, disons d'abord de lui et ensuite de nous : cette fantastique grâce, celle de cette parole de retrouvailles dont les dés sont pipés à l'avance : " Je me laisserai trouver par vous. "
Ce n'est pas : je surgirai devant vous; ce n'est plus : je ne me montrerai plus à vous. C'est : " Cherchez " et non pas simplement " vous me trouverez ", mais bien, " je me laisserai trouver par vous. ". Comme une partie de cache-cache où celui qui initie le jeu connaît fort bien à la fois les limites de nos efforts personnels tout autant que l'insolence de nos paresses spirituelles.

C'est pareil que pour ce père de l'enfant épileptique lorsqu'il s'ouvre par cette parole pourtant incompréhensible parce que paradoxale : " Je crois, viens au secours de mon incrédulité. " C'est n'importe quoi dans le sens de la logique, c'est tout dans la logique de la grâce : équilibre entre le mouvement de l'homme et le geste de Dieu, crainte et tremblement, hésitation et questionnement, du fil tendu de la foi du coté où nous nous engageons, presque chute, jusqu'à la caresse de la grâce de la main de Dieu entré sur le fil de l'autre côté.
Par là même, les situations de crise sont propices à cette rencontre; il n'y a plus de peuple sur la terre d'Israël quand Dieu vient le sauver à nouveau par les paroles de Jérémie, quand il vient le tirer une fois encore de sa captivité et pour citer un exemple tellement plus proche de nous et que je citais au début de cette prédication, cette crise subite provoquée par ce texte venu de Rome et rappelant sa définition dogmatique de l'Eglise. Et en écho à la manière d'un Jérémie, écoutez ce mot que j'ai reçu d'un ami catholique, vraiment catholique : " Cher Marc, si tu savais la révolte, la honte, l'écœurement ! Le texte romain nous a blessés profondément. Ces mots pour te dire ma peine et te demander pardon. L'Esprit Saint n'a probablement pas eu la parole. Proche de toi, de ton église. Dis-leur mon amitié et ma souffrance. "
Dans ce qui sera " hautement " dénoncé comme un coup porté à l'œcuménisme, dans ces interminables justifications des uns et des autres, d'un côté comme de l'autre, souhaitons que soient nombreuses les paroles de grâce comme celle que je viens de vous lire.

Amen !

Détails

Avec la participation de
Orgue
Paul Flückiger
Musique