" Si vous observez mes commandements ", nous dit Jésus dans l'évangile de Jean, au chapitre 15, les versets 10 et 11, " si vous observez mes commandements vous demeurerez dans mon amour, comme en observant les commandements de mon Père je demeure dans son amour. Mais sachez-le, si je vous dis cela, c'est pour que ma joie soit en vous, et que votre joie soit parfaite ! "
Si je vous demande d'observer mes commandements, c'est pour que la joie soit en vous ! Et que vous ayez une joie complète, parfaite, pleine... C'est l'alpiniste en train de gravir une montagne et qui, tout à coup, se trouve devant une barre de rocher plus impressionnante que jusque-là, la paroi se redresse, les prises pour se tenir sont moins nombreuses. A ce moment-là ses mains deviennent un peu moites, et ses pieds commencent à faire comme une machine à coudre : ils tremblent. Tout soudain, il sent monter en lui la peur, peur de ce passage, de ces deux ou trois mètres qu'il lui faut maintenant escalader, alors que jusque-là, tout allait bien. Alors il s'arrête. Puis il avance un peu, avec encore plus de prudence que d'habitude, mais il hésite. Il a alors envie de redescendre les quelques centimètres qu'il vient de gravir, de revenir en arrière, de rejoindre l'endroit où il se sentait en sécurité, là où il y avait le piton planté dans le rocher auquel il pouvait se tenir.
La peur, cette émotion, ce sentiment que l'on ressent là au niveau du ventre et qui ne se commande pas, ce sentiment peut vous prendre à n'importe quel moment, dans n'importe quelle situation. Et l'alpiniste qui vit ce sentiment de peur doit alors se concentrer encore plus, non pas sur sa peur, mais sur ses gestes, sur ses capacités à grimper.
Peut-être doit-il alors se remémorer toutes les fois où il avait déjà, il y a peut-être quelques jours à peine, gravi un tel passage, voire un passage encore plus difficile que celui auquel il était aujourd'hui confronté. Et qu'il s'en était sorti, peut-être pas, selon l'expression consacrée, les deux doigts dans le nez, mais presque parce qu'on a besoin pour grimper de tous ses doigts ! Et que ce jour-là il n'avait pas eu peur, il avait pu grimper sans peur !
Et puis c'est aussi la peur de l'enfant, de l'enfant tout petit qui voit arriver soudain chez lui une personne qu'il ne connaît pas. Un monsieur, ou une dame, inconnu qui lui fait peur. Or cette peur, elle non plus, ne se commande pas ! L'enfant a peur, un point c'est tout ! Dès lors que va-t-il faire ? Revenir en arrière, venir se réfugier, se blottir dans les bras de papa ou de maman. C'est normal ! Car c'est qui ce grand " gaillard " ? Avec ses gros yeux, avec cette grande barbe, je ne le connais pas !
Alors l'enfant voit maman sourire. Il voit papa accueillir ce grand " gaillard " avec joie, en tendant la main en disant : " Bienvenue chez nous ! ". Et si l'enfant ne comprend pas les mots, la musique des paroles dites pour accueillir l'inconnu ou l'inconnue le rassure peu à peu.
C'est encore l'enfant qui fait ses premiers pas. C'est l'enfant qui va, pour la première fois, à l'école. C'est peut-être, plus tard, son premier rendez-vous d'amour. C'est lorsqu'on doit aller chez le dentiste ou qu'on a rendez-vous chez son médecin qui risque de nous annoncer une mauvaise nouvelle. C'est le téléphone qui sonne, parce qu'on n'a pas eu des nouvelles depuis tellement longtemps de telle ou telle personne qui nous est chère. C'est peut-être aussi, au soir de sa vie, allongé au fond d'un lit, quand on attend la mort.
La peur ! Cette émotion qui est là. Cette émotion qui existe et qui est fondamentale, parce qu'elle est celle qu'on partage avec tous les êtres vivants. Avez-vous déjà vu un chat qui a peur ? On reconnaît la peur du chat. Avez-vous déjà vu un chien qui a peur ? Peut-être avons-nous moins l'habitude de voir des oiseaux avoir peur, mais je me souviens lorsque je grimpais dans les Tours d'Aï, avoir été agressé par toute une troupe de chocards, parce que je passais tout près du nid où étaient leurs petits. Et ils me faisaient comprendre non seulement leur peur, mais aussi leur colère, en venant me frôler les mains et le visage, en poussant des cris perçants, plus aigus que d'habitude.
La peur ! Cette peur qui vous prend au ventre, mais qui est si nécessaire à notre survie. Car dans la peur, c'est non seulement les mains qui deviennent moites, mais il se passe encore d'autres phénomènes biologiques. On commence par avoir un moment de " paralysie ", on s'arrête. Alors tous nos muscles sont tendus, prêts à agir, prêts à réagir. La peur est bien une émotion, au sens étymologique du mot : e-mouvoir, mettre en mouvement, avec le préfixe " e " qui veut dire mettre en mouvement vers l'extérieur. La peur est bien une émotion fondamentale, importante pour la survie, et que nul ne peut commander.
Dès lors, est-ce que l'animal apeuré va fuir ? Est-ce que l'alpiniste va revenir en arrière ? Est-ce que l'enfant va rester blotti dans les jupes de sa mère ou dans les bras de son père ? Ou au contraire est ce que c'est toute l'énergie que l'on a qui va être mobilisée pour faire, par exemple, ce pas difficile ? Utiliser cette adrénaline, ces hormones produites par le cerveau, pour " décupler " ses forces. Est-ce que l'enfant ne va pas puiser tout au fond de son courage pour oser tendre la main vers cet inconnu qui lui tend la main pour lui dire bonjour, je ne dis pas qu'il va tout de suite pouvoir lui donner un " bisou ", car il faut encore aller doucement, il faut encore l'apprivoiser, la peur !
Et c'est maintenant la peur des disciples de Jésus. La peur des disciples devant la tempête, devant le vent, devant les difficultés. C'est notre propre peur devant la vie telle qu'elle est. Cette vie qui se fait si souvent menaçante. Qui se présente si souvent de façon " tempétueuse " et devant laquelle on n'aurait qu'une envie, c'est de fuir. Ou alors de se chercher un " sauveur " qui saura nous protéger, parce qu'il agira à notre place. Mais Jésus, lui, à l'arrière du bateau, dormait !
Alors on cherchera des " Zorros ", des gourous, des " papas " de remplacement parce que notre peur aura été trop grande, et nous, nous resterons des éternels petits enfants apeurés même à 50 ou 80 ans. Cette peur, parce que l'on voit la vie menaçante. L'alpiniste a vu la difficulté, il a vu le risque de tomber. Le petit enfant a vu l'homme qui s'approchait et il se l'est représenté comme un danger pour lui, parce que ce qui n'est pas connu fait toujours peur.
Et c'est aussi la peur de ce serviteur à qui le maître a remis un talent. La peur de cet homme qui ne sait pas quoi faire de ce cadeau qui lui est fait. La peur de celui qui en vient, peut-être, à penser que le cadeau qui lui est fait est un cadeau empoisonné. Pourquoi ? Comment en est-il arrivé à s'imaginer que son maître (qui est Dieu) lui faisait un cadeau empoisonné ? Si ce n'est par la représentation qu'il en avait. Comme l'alpiniste se représente la chute ; comme l'enfant qui s'imagine l'inconnu comme un danger. Et le texte de la parabole des talents nous montre que le troisième serviteur se représente son maître comme un homme dur, qui attend tout de ses serviteurs, et même plus que tout de ce qu'il a remis, de ce qu'il a confié.
Lorsque les attentes de l'autre, lorsque l'on s'imagine que la vie attend de nous tellement de choses, alors c'est normal qu'elle puisse faire peur ! Au point qu'on en arrive à être paralysé, pris de panique ! Et la peur, cette peur qui devait nous permettre de mobiliser toute notre énergie et tout notre courage, cette peur alors nous submerge. Et la peur à ce moment-là ne remplit plus son office pour la survie, elle est au contraire la cause de notre " chute " ! Ainsi, l'alpiniste qui a trop peur va tomber ! L'enfant qui reste submergé par sa peur et qui, à cause de cela, n'arrive jamais à s'ouvrir à l'autre (pourquoi ? peut-être parce que le parent n'a pas su être attentif à la peur de son enfant et n'a pas su le rassurer) va durant sa vie entière être habité par cette angoisse profonde qui, à n'importe quel moment de son existence, va ressurgir.
Ainsi l'image que l'on se fait des choses, la représentation que l'on se fait des choses va dicter notre comportement. Si je regarde et imagine les tempêtes que je rencontre dans ma vie en me disant que je ne suis pas capable ni de les affronter ni de les vaincre, alors oui, la peur va prendre le dessus ! Si j'imagine que la vie, qui m'est un cadeau, ou encore les talents que j'ai reçus comme des cadeaux empoisonnés, parce que je m'imagine que ce Dieu qui me les a donnés attend tout de moi : la perfection, que je ne fasse que des 10, alors je n'oserai jamais me présenter même au plus petit des examens de la vie.
Et pourtant j'ai lu ce texte qui parle de la joie ! Les Règles, les commandements que je vous donne, si je vous les donne c'est pour que vous soyez dans la joie ! Et les deux premiers serviteurs de la parabole des talents, celui qui avait reçu cinq talents ou encore celui qui en avait reçu deux, ne sont-ils pas entrés dans la joie de leur maître ? Parce qu'ils avaient fait, parce qu'ils avaient réalisé quelque chose de ce qui leur avait été donné, parce qu'ils ne s'étaient peut-être pas laissé submerger par la peur devant l'immense responsabilité qu'ils avaient reçue, par la représentation d'un maître dur.
Une joie qui n'est pas une récompense, une joie qui n'est pas un cadeau qui vient à la fin, mais une joie qui est présente dans la difficulté même. Avez-vous déjà observé un enfant qui fait ses premiers pas ? Quand il quitte enfin la position à quatre " pattes " pour devenir un bipède. Comment il a alors ses grands yeux écarquillés, le visage radieux, le sourire qui dit le plaisir qu'il a à ce moment où il découvre une nouvelle capacité. Un plaisir qui est en écho au plaisir du père ou de la mère qui, à ce moment-là, se réjouissent de voir leur enfant progresser, accéder à la stature de " bipède " pour marcher comme eux, être comme eux !
Le texte de la parabole dit : " Bon et fidèle serviteur, entre dans la joie de ton maître ! ". C'est la joie de Dieu, c'est la joie du maître, la joie de voir son serviteur agir comme lui, de devenir en quelque sorte son égal, c'est à dire un créateur, un inventeur, quelqu'un de libre et de responsable, acteur de sa vie. La Genèse, premier livre de la Bible souligne comment l'être humain a été fait à l'image de Dieu, c'est-à-dire créateur à son tour. N'est-ce pas aussi à cet être humain que le jardin, le monde créé par Dieu, est confié la responsabilité. Et le fait d'agir, d'être acteur, nous fait advenir comme Dieu, ce que souligne encore le Psaume 8 (qui a été lu au début de ce culte) qui voit dans l'homme une créature faite presque à l'égale d'un dieu.
Acteur, comme le petit enfant qui, marchant sur ses deux pieds, entre dans le " club " des bipèdes, l'homme en agissant, en étant créateur, entre dans le " club " des enfants de Dieu. Et c'est là qu'il y a de la joie ! C'est là qu'il y a du contentement, de la satisfaction, du plaisir.
Et je ne vous dis pas la joie que je ressens quand j'ai réussi à passer un pas difficile d'escalade. Quand j'ai réussi à vaincre ce sentiment de peur qui risquait de me faire revenir en arrière, mais que j'ai pu mobiliser toute mon énergie pour me concentrer non plus sur ma peur et la représentation de la chute qui risque toujours de se produire, mais concentrer mon énergie sur le but, sur ce sommet que je veux atteindre, alors quelle joie m'envahit au moment où j'arrive au sommet !
Du reste cela s'entend ! Car souvent l'alpiniste en arrivant au sommet pousse une grande " youtzée ", un grand cri de bonheur ! Parce qu'alors c'est toute cette énergie qui a été mobilisée qui part dans une grande décharge, une grande explosion de joie. C'est comme si le trop-plein de la peur devait se crier, comme une victoire sur soi-même. C'est comme cela que ça se passe pour l'alpiniste. C'est comme ça que cela pourrait se passer pour chacun de nous dans la vie. Le petit enfant qui fait ses premiers pas est plein de cette joie ! Et même s'il ne parle pas, son sourire et son corps entièrement l'expriment.
Oui la peur qui se transforme en joie. La peur nécessaire parce qu'elle mobilise l'énergie pour l'action et qui débouche sur la joie. Car Dieu veut la joie de l'être humain. Dieu crée l'homme comme être humain destiné à la joie. Mais une joie qui ne nous tombe pas du ciel. Elle ne ressemble pas à ces " bonheurs " frelatés que l'on pourrait acheter au kiosque du coin. C'est une joie qui est une victoire ! Victoire sur soi, et plus précisément victoire sur sa peur !
Une joie qui est le but ultime de l'existence, ici-bas et déjà maintenant. Quel merveilleux cadeau et quelle chance ont tous ceux qui peuvent vivre cette expérience-là. La joie des retrouvailles parce que le téléphone tant attendu a enfin sonné et que l'on a reçu des bonnes nouvelles. La joie quand on sort de chez le médecin parce que nos problèmes de santé se sont révélés pas trop graves. La joie aussi, et je l'ai vue parfois et on me l'a dit, de celui qui sait qu'il va mourir mais qui est plein de cette certitude qu'il va enfin rencontrer le Père ! Une joie paradoxale, étonnante. Et qui me laisse souvent émerveillé quand je la rencontre chez toutes ces personnes qui ont su vaincre leur(s) peur(s).
Mais voilà, il m'arrive aussi de devoir me demander pourquoi cette peur qui devait donner naissance à la joie débouche (si souvent !) sur la panique et la paralysie. Tout à l'heure j'ai mentionné l'importance de la représentation que l'on a de la vie, des autres ou des choses, c'est l'image que l'on se fait qui joue un rôle déterminant. L'image de la vague remplissant la barque qui tout à coup s'impose tellement à nous qu'elle prend toute la place, occupe tout l'esprit, et qui suscite une angoisse telle qu'il n'y a plus de place pour autre chose.
C'est la peur de la chute, parce que l'on se voit déjà tomber et que l'on va avoir mal, qu'alors on s'agrippe encore plus fort aux quelques prises qui sont là et sur lesquelles nos mains commencent à glisser.
C'est peut-être l'enfant qui est soudain tellement surpris de se trouver debout, parce que son horizon n'est plus le même, son angle de vue est devenu différent, et qui s'angoisse de cette nouvelle perspective. Une angoisse qui est renforcée par l'angoisse de sa mère qui, à ce moment précis, a elle-même peur. Du reste, ne dit-on pas parfois à un enfant qui se hasarde à quelques acrobaties : " Tu vas tomber ! " et qui, effectivement, tombe !
Et c'est encore l'enfant qui, devant l'inconnu qui est devant lui, reste prisonnier de sa peur, parce que non seulement le parent n'a pas su le sécuriser (comme je le disais déjà tout à l'heure), mais parce que sa peur a été niée par l'adulte. Je me souviens d'un parent qui rabrouait d'un ton plein de reproche son enfant parce que celui-ci avait eu un jour peur d'une personne précise : " Mais tu n'as pas à avoir peur !". Ce qui risque de conduire un tel enfant à s'imaginer alors qu'il est un enfant anormal puisqu'il ressent quelque chose qu'il ne doit pas ressentir, ne comprenant pas, à son âge, que la peur ne se commande pas ! De telle sorte qu'à l'avenir, tout ce qui sera de l'ordre de la peur sera refoulé, nié, caché. Il s'insensibilisera, peut-être comme le parent avait dû le faire avant lui. Mais même niée, ou cachée, la peur continuera d'exister, mais pour le paralyser définitivement et il ne saura pas pourquoi il échoue toujours dans la vie ou qu'il n'a pas en lui la force et le courage de réaliser sa vie, les talents qu'il possède et d'atteindre les buts qu'il aurait pu se fixer. Au contraire, il a renoncé à tout but, se contentant de simplement vivre au jour le jour, en suivant les autres.
C'est pourquoi il nous faut parfois aller rechercher ces peurs lointaines. Il est important de pouvoir s'y re-confronter pour les travailler afin de les dégager du " fouillis " qui est dans notre cœur, ce " fouillis " de représentations que l'on s'est fait. Et je me demande si, en matière de christianisme, nous n'avons pas nous aussi souvent une représentation négative de Dieu. Tout comme le 3e serviteur de la parabole des talents, l'image d'un Dieu terrible qui commande et qui exige la perfection, la sainteté même, qui donc attend de nous l'impossible puisque la perfection n'est pas possible à l'être humain (il ne serait alors plus un humain !), un Dieu qui, par conséquent, attend de nous que l'on n'ait jamais peur !
Ou bien ne pourrait-on pas avoir une autre représentation de Dieu, d'un Dieu qui nous confie ses biens comme dans la parabole des talents, mais également d'un Dieu qui se confie lui-même entre nos mains, comme Jésus dormant à l'arrière de la barque, parce qu'il croit en nous et en nos capacités de vaincre toutes nos peurs ! Et cela sans regarder au résultat, puisqu'il donne à chacun selon sa capacité : à l'un cinq talents, à l'autre deux, au troisième un, en fonction de la capacité de chacun de s'approprier le cadeau qui lui est fait, de le faire sien pour le porter et en faire quelque chose. Et la joie de tous ceux qui auront fait quelque chose est la même pour tous. Ainsi, tous ne font pas des 10 à l'école, mais celui qui a travaillé et qui a réussi, quelle que soit sa note, sera dans la même joie que le premier de classe.
Oui quelle image avons-nous de Dieu qui nous aide à vaincre nos peurs pour trouver la joie ? Quelle image de Dieu les Églises promeuvent-elles dans leurs discours ? Est-ce un Dieu qui suscite l'énergie et le courage pour oser l'action ? Ou bien est-ce un Dieu qui nous paralyse dans nos peurs ? C'est, ici, à chacun de répondre pour lui-même et pour sa vie.
Amen !