L'auteur du conte désire laisser à celui-ci sa vie de stricte oralité. Cette transcription ne saurait être re-imprimée, photocopiée ou re-utilisée dans quelque écrit que ce soit. Merci !
Qui est cet homme qui s'enfuit dans la nuit ? Que fait-il dehors à cette heure tardive alors que tout Jérusalem dort du sommeil du juste ? C'est que c'est la nuit de la Pâque et que chaque maison de la ville a accueilli parenté et amis pour le repas traditionnel. Jusque tard dans la nuit les rues de la vie ont été animées, mais à présent tout est calme ; ne restent dans l'air que des relents de viandes rôties, l'odeur amère des épices et l'arôme un peu écoeurant du vin qui a généreusement rempli les ventres et les coeurs.
Alors que fait cet homme dehors et que fait-il ? Il s'enfuit avec dans l'oreille la voix envoûtante de son maître, son maître qui lui a dit avec l'autorité qui est la sienne : " Ce que tu as à faire, fais-le vite. " Alors sans trop y réfléchir, il s'est levé, il a quitté la table, il est sorti. Il s'est arraché à la chaude communion du maître par ce qu'au ton de la voix, il a bien compris qu'une mission particulière lui était confiée. Il l'a compris à la voix et au geste aussi. Il revoit la main du maître qui prend du pain, le trempe dans le plat épicé et le lui tend, à portée de bouche, geste d'intimité privilégiée, geste d'envoi ; ce geste et puis cet ordre : " Ce que tu as à faire, fais-le vite. "
Et c'est ainsi qu'il se trouve dans les rues désertées et lui, l'homme de confiance du maître, lui si sûr et si décidé d'habitude, eh bien il est là qui hésite : " Est-ce que le moment est vraiment là, l'heure est-elle enfin venue ? " Cela fait si longtemps qu'il a attendu en silence. Il a eu tant de mal à contenir son impatience de passer à l'action, il a eu tant de mal à ravaler cette soif qui le tenaille, soif de revanche et de justice, soif de révélation, soif de changement. Cette soif l'a rongé de l'intérieur et a fait de lui un homme sec, aussi tranchant qu'une épée, aussi dur qu'un poing levé. C'est qu'il s'agit de faire au mieux la volonté du maître - mieux le servir encore - car si c'est l'heure c'est l'heure de lever l'anonymat, l'heure de dire qui est le Maître qu'il sert fidèlement depuis 3 ans. Si c'est l'heure, c'est l'heure de dire que son Maître est le Messie, oui le Messie est à Jérusalem et avec le Messie vient l'heure de la colère de Dieu qui va bouter dehors l'occupant, avec le Messie c'est l'heure joyeuse de la libération d'Israël, avec le Messie c'est l'heure grave de l'instauration du règne de Dieu ni plus, ni moins. Et c'est à lui que le Maître a pensé pour lui confier les derniers préparatifs de cette mission. Au fond, c'est normal que le Maître ait pensé à lui ! N'est-ce pas lui qui a toujours veillé sur les questions pratiques, lui qui au long des pérégrinations a assuré le gîte et le couvert pour toute l'équipe ? N'est-ce pas lui qui inlassablement a cherché des fonds et distribué les aumônes, lui l'intendant bon et dévoué, fiable et compétent ?
Il cherche un endroit pour rassembler ses esprits et c'est là qu'il parvient à la piscine de Siloé. Oh là, pas le risque d'être dérangé à cette heure ! C'en est fini avec les bêtes qu'on mène à l'abreuvoir, c'en est fini des artisans qui viennent nettoyer leurs outils, c'en est fini avec la jacasserie des femmes qui viennent à longueur de journée puiser l'eau pour les corvées ménagères. Il s'assied au bord du bassin, le bassin est large et profond. Il a recueilli toute l'eau des pluies hivernales. On y voit rien, mais on sent une immense masse inerte et noire qui semble comme avaler tout bruit extérieur. Machinalement il trempe ses doigts dans l'eau glaciale comme pour s'assurer que c'est bien de l'eau qui dort là.
" Eh Judas Iscariot, mais qu'est-ce que tu fais là ? Tu n'es pas à table pour le repas de la Pâque avec ton maître ? " L'importun est un homme ridiculement petit - petit et boiteux - ce qui n'arrange rien. Judas le reconnaît, c'est Schéba son voisin d'enfance, un vaurien infirme, rebut de la société. A force de désespérer d'un miracle qui le remette droit sur ses pieds, il s'est converti dans la délation et les mauvais coups.
Mais cette apostrophe a sorti Judas de sa torpeur. Il est libéré du poids de son indécision et il dit : " C'est le Maître qui m'envoie car une fête encore plus grande se prépare pour cette nuit. " Et c'est comme un flot de paroles qui remontent du fond de sa mémoire, paroles bien enfouies, paroles de son Maître et il s'entend dire à haute voix cette parole que le Maître a dite il y a si longtemps déjà : " Levez les yeux et voyez, les champs sont blancs pour la moisson. Déjà le moissonneur reçoit son salaire, il amasse du fruit pour la vie éternelle en sorte que semeur et moissonneur se réjouissent ensemble. "
" Mais qu'est-ce que tu me chantes là ! " murmure Schéba, un peu inquiet. C'est que Schéba connaît Judas et il sait que sous un abord affable, cet homme est habité par une passion démesurée pour tout ce qui concerne la fin des temps, la venue du règne de Dieu et tout le fatras nationaliste qui s'ensuit. D'ailleurs, c'est bien à cause de cette passion religieuse que Judas a tout quitté et qu'il s'est mis à suivre cet énergumène-là - comment il s'appelle déjà ce Nazaréen ? Ah oui, Jésus, fils de Joseph, prophète aux pieds nus et aux paroles pointues, ah la belle affaire !
Mais Judas ne prête aucune attention au ton sarcastique de Schéba. En fait, il est ailleurs. Resurgi dans son esprit une scène parmi tant d'autres vécues lors du long compagnonnage avec le Maître. C'est fou comme tout lui revient dans la force du détails. C'était après une autre fête de la Pâque. Grand était l'intérêt suscité par Jésus. Il faut dire qu'il en imposait avec ses signes et ses prodiges. Et il se souvient que lui, Judas et les autres disciples, baptisaient, baptisaient, un baptême succédait à un autre au point que pharisiens et autorités commençaient à réagir. Ils voulaient convoquer Jésus et l'interroger et Judas attendait cette confrontation qui allait permettre au Maître de dévoiler le sens de sa mission, mais au lieu de cela brusquement sans laisser à Judas le temps de préparer quoi que ce soit le Maître avait décidé qu'il fallait quitter la ville et remonter en Galilée. Et Judas sent, sent à nouveau cette chaleur étouffante et il se met à raconter cet épisode à Schéba qui, lui, n'en demandait pas tant : " On avait les jambes lourdes d'avoir parcouru une si grande distance depuis Jérusalem et on avait marché vite, vite, trop vite comme si on fuyait un danger. "
" Ah, danger ? " susurre Schéba tout à coup intéressé par le ton de la conversation qui tourne à la confidence. " Mais il n'y avait aucun danger à craindre ; on ne peut rien contre l'envoyé de Dieu. Toute cette équipée m'a terriblement contrarié parce qu'en plus de la course folle, le Maître avait décidé de prendre le pire des itinéraires et de nous faire passer par le pays des faux frères, peuple impur, peuple insoumis à la volonté de Dieu. "
" Ah, parce qu'en plus vous êtes passés par la Samarie ? " s'exclame Schéba. " Oui, j'ai beau essayé de l'en dissuader, mais quand le Maître a une idée en tête, aucune parole de sagesse n'a d'emprise sur lui. " " Et alors en Samarie, qu'est-ce qui s'est passé ? " dit Schéba en se frottant secrètement les mains, car il se dit que peut-être dans cette confidence, il y a peut-être une faute à recueillir, enfin quelque chose à vendre aux inquisiteurs parce que tout ce qui concerne le Nazaréen est devenu suspect et donc susceptible d'être vendu aux autorités.
" Alors, raconte, ton histoire m'intéresse ! " " Arrivés près de Sichem, on n'en pouvait plus. Faut dire que c'est un pays ingrat que la Samarie, à tous points de vue ! Il n'y a que des épines et de la rocaille, la seule chose de bien, c'est ce puits fondé par notre ancêtre Jacob. C'est là qu'on a fait une halte, mais c'était dur d'entendre l'eau qui s'écoule au fond du trou, eau claire et pure, eau inaccessible parce qu'évidemment on n'était pas équipé et sur place il n'y avait ni corde, ni jarre, rien pour puiser l'eau du puits et pas un chat à l'horizon. Alors il fallait bien pousser plus loin et regagner la ville. C'est là qu'on a commis une erreur. Jésus a voulu rester tout seul au bord du puits. Moi je n'étais pas d'accord, mais tous les autres m'ont suivi. Arrivé aux abords de la ville, j'ai bien vu une femme qui en sortait avec une cruche sur la tête. Même que je me suis dit - c'est pas une heure à mettre une bête dehors. Mais enfin bon, autre pays, autres moeurs ! Dans la ville il a fallu tirer les commerçants de leur sieste, il a fallu qu'ils nous déballent leurs marchandises, qu'on s'assure de la fraîcheur des fruits, qu'on marchande, qu'on marchande. Tu penses, jaloux qu'ils sont de nous, ils n'allaient pas nous faire de cadeaux, parce que c'est nous le peuple élu. C'est nous le peuple bien-aimé de Dieu.
Enfin, on a fait aussi vite qu'on a pu et on s'en est retourné, chargés comme des mules, dégoulinants de sueur et écrasés de fatigue. Au loin on a bien vu que Jésus n'était plus seul au bord du puits, mais c'était difficile à voir car les deux étaient si proches l'un de l'autre. En avançant un peu plus, on réalise que c'est bien avec une femme qu'il converse là. En s'approchant encore un peu plus, mais on reconnaît - c'est la Samaritaine - celle qu'on a vu sortir de la ville avec sa cruche sur la tête. Mais c'est pas possible : Jésus, il sait bien qu'on ne peut pas parler en tête-à-tête avec une femme, et une Samaritaine en plus ! Bon, mais à cette heure-ci, il n'y aura pas de témoin et nous, on commence à s'y faire à cette manie du maître de ne respecter aucune règle élémentaire de bienséance. Quand nous arrivons à portée de voix, la femme s'en retourne et regagne précipitamment la ville. Elle court et même qu'elle oublie sa cruche qui reste là au bord du puits. Alors nous, on fait comme si de rien n'était, on fait mine de s'apercevoir de rien. "
" Oui, le Maître a bien dû vous fournir une explication ! " arrive à glisser Schéba. " En tous les cas, ce ne sont pas les reproches ni les questions qui nous manquaient, mais personne n'a rien dit. Personne ne saura donc rien de ce qui s'est dit entre cette femme et Jésus. Faut dire qu'on était tellement surpris de la transformation du Maître : on l'avait laissé là assoiffé, affamé, à bout de forces et on le retrouve ragaillardi comme s'il venait de bien manger et de bien boire. Et nous, on était là avec notre faim au ventre, mais pas question de se restaurer. Le maître nous donne à ce moment-là un enseignement. Il nous parle de nourriture, il nous parle de peines et de joies à partager. Il nous parle de moisson et de vie éternelle. Je sais bien, moi, de quoi il est question quand on parle de moisson. Je sais bien qu'il s'agit de la venue du règne de Dieu, promesse de vie nouvelle. Mais cette promesse ne concerne que les Juifs et à commencer par Jérusalem, alors pourquoi en parler ici et à cette heure-ci ?
A peine Jésus avait-il fini de nous enseigner qu'on voit une foule qui sort de la ville et qui se dirige vers nous. Non, mais c'est pas croyable : elle a rameuté toute la population ! Elle a réussi à sortir les dormeurs de leur sieste, à faire quitter la table à ceux qui se restauraient et à laisser leur établi à ceux qui travaillaient. Enfin c'est bien simple : à partir du moment où ils nous ont rejoints, ils ne nous ont plus quittés, même qu'on a dû rester 2 jours de plus à Sichem. Les conversions tombaient comme des fruits mûrs, mais que peut bien valoir la conversion de toute une ville si elle est samaritaine ! " " C'est bien beau ton histoire, mais je ne vois pas le rapport entre ce que tu me racontes et ta mission de cette nuit ? " arrive enfin à dire Schéba.
" Le rapport ! mais il est là : c'est maintenant l'heure de la moisson, l'heure est venue du règne de Dieu. Il faut que la confrontation ait lieu entre mon maître et les autorités. Ce jour-là, au bord du puits, Jésus a dit : " Ma nourriture, c'est de faire la volonté de celui qui m'a envoyé. " Eh bien, maintenant moi, je pourrai dire à Jésus que ma faim à moi, c'est de faire la volonté de mon Maître, Toi le Messie. "
Et c'est sur ces mots que Judas laisse Schéba interloqué. Il s'est relevé et il s'enfonce dans les ténèbres. A cause du froid mordant, il s'est enveloppé dans sa tunique comme dans un linceul. Et il court, et il court pour rejoindre le grand-prêtre et les prêtres. Il court vers le Temple, le Temple n'est-pas le lieu privilégié pour la venue du Messie en cette nuit pascale ?