Un geste fou !!!

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" Et l'odeur du parfum se répandit dans toute la maison. " " Et la maison fut remplie de ce parfum ", (selon l'évangile de Jean au chapitre 12, l'une des 4 versions de ce récit). Vous imaginez la scène? Et vous sentez cette odeur? Pas de l'eau de toilette, mais un parfum pur. Et pas une petite vaporisation pour faire partir les mauvaises odeurs; mais un demi-litre (toujours selon la version de Jean qui place ce récit chez la famille de Lazare que Jésus a ressuscité).
Le geste lui-même a dû surprendre et sidérer toute l'assemblée de ces messieurs assis sur leur siège, ou plutôt étendus pour manger à la romaine. Une femme qui surgit au milieu du repas, et non pour apporter un nouveau plat, mais tenant un vase d'albâtre; vase qu'elle brise et dont elle verse le contenu sur la tête ou sur les pieds de Jésus. Surprise totale, stupéfaction.
La narration de ce geste a été telle que la mémoire a flanché. Sur la tête de Jésus ou sur ses pieds ? En fait, le parfum sur la tête était un hommage rendu à l'infinie majesté de Jésus le Messie; tandis que le parfum sur les pieds était un geste d'extraordinaire humilité et de soumission. Peu importe la bonne version, Jésus va lui donner dans un instant un sens bouleversant.

" La maison fut remplie de ce parfum. " La surprise passée, c'est l'indignation des disciples. Parce que si vous faites un rapide calcul, histoire de prendre du recul, comme on dit, vous devrez admettre, malgré votre générosité naturelle, qu'il y a tout de même bien quelque chose à redire. " Pièce d'argent " pour l'un des récits parallèle, " denier " pour l'autre, encore une fois peu importe : il s'agit du salaire journalier, la paie d'un jour de travail, de quoi nourrir sa grande famille pour un bon mois. Or, les disciples, qui font le calcul dans leur effarement, arrivent à la somme colossale d'un salaire annuel : une année de travail, vous vous rendez compte. Cette femme vient de répandre un parfum et son odeur d'un prix équivalent à une année de salaire. Et vous ne seriez pas indignés, vous ? Je mets ma main au feu qu'on le serait tous, sans exception. Ce geste n'est pas raisonnable du tout.
Quand on sait le nombre de personnes, qui nous entourent, et à plus forte raison dans le monde, qui vivent au-dessous du seuil de pauvreté ! Et vous imaginez maintenant la pression que subit cette femme qui a fait ce geste sans compter, sans mesurer le prix du sacrifice ? Et vous imaginez un peu ce qu'on lui présente comme point de comparaison, comme calcul : on aurait pu nourrir tant de bouches affamées, sauver tant de vies, guérir tant de malades de la lèpre, tiens, puisqu'on est chez un ancien lépreux guéri. On aurait pu guérir définitivement 1'000 lépreux.
La femme a fait ce geste sans compter, autant dire sans réfléchir. Mais eux, les disciples, qui pratiquent la charité, la générosité - ils sont à bonne école avec Jésus - savent compter eux, ils connaissent les prix du marché, quel gaspillage !
La surprise passée, c'est une indignation compréhensible et la colère. Quel gaspillage ! C'est alors que Jésus s'interpose. Et comme il en a l'habitude, Jésus renverse la situation et nous prend à revers pour nous faire voir une toute autre perspective. Il faut dire que Matthieu et Marc, comme Jean d'ailleurs, placent ce récit à la veille de la passion de Jésus; cette passion qui le conduira, dans quelques jours, à la torture de la croix et à la mort du supplicié. C'est là que la perspective change. D'avance, mue par une intuition très féminine, cette femme, sans vraiment le savoir pourtant, a préparé le corps du mort que Jésus va devenir. Elle rend hommage - après une rencontre avec ce prophète dont on ignore tout - cette femme rend un dernier hommage à celui qui s'apprête à faire le sacrifice suprême en donnant sa vie pour ceux qu'il aime. Sans le savoir, et plus encore, sans le moindre calcul, cette femme participe déjà effectivement d'une folie, celle de la croix. La croix : " scandale pour les Juifs, folie pour les païens " selon les termes de l'apôtre Paul dans sa lettre aux Corinthiens, termes que nous avons rencontrés ici-même dimanche passé.

Dans l'interprétation que donnent les divers témoins médusés de ce geste de folie, nous ne sommes pas à la même échelle, si je peux présenter les choses ainsi. La femme au vase est dans l'infiniment grand, où tous les calculs n'ont pas de sens, où l'imagination savante et calculatrice est dans l'incapacité d'articuler un chiffre sensé. La femme au vase de parfum est dans l'infiniment grand; elle est dans le prix d'une vie.
Or la vie n'a pas de prix. On le sait bien au moment où nous perdons la santé, où nous perdons un être cher, au moment où une relation qui nous permettait de vivre se détruit irrémédiablement. Or, non seulement la vie n'a pas de prix, mais cette vie-là, celle de celui qui est le Sauveur de nos vies, est encore plus précieuse que nos vies de simples humains. Et c'est cette vie-là qui va être donnée pour le salut du monde. Et c'est le sacrifice de cette vie-là que cette femme honore par son geste fou. Cette femme anonyme est entrée dans le monde de la vie et de l'amour sacrifice qui ne calcule pas, parce que tout calcul est tout simplement impossible. Nous sommes ici dans l'infiniment grand.
Quant aux disciples, ils sont dans le terre-à-terre, le donnant-donnant, où les gestes de charité, quoi qu'on dise, se calculent; où la générosité humaine, si noble soit-elle, a toujours une raison derrière elle. Bon, généreux, oui; mais pas fou tout de même. L'une est dans l'infiniment grand où le moindre calcul est dérisoire; le vrai amour ne compte pas, car il ne sait pas compter, et la vie, la sienne comme celle des autres, n'a pas de prix. L'une est dans l'infiniment grand de la vie et de l'amour, les autres sont dans le commerce, où il vaut mieux bien calculer si l'on ne veut pas trop perdre, où l'homme est un loup pour l'homme sous les apparences rangées d'un complet cravate. L'une est dans le geste fou de l'amour et de l'adoration gratuite du Sauveur, les autres sont dans la charité bien ordonnée.

Remarquez que Jésus n'a rien contre la générosité et le souci des pauvres, et la saine gestion des biens, bien au contraire. D'ailleurs la preuve, c'est aussitôt cette phrase que l'on s'est mis à citer à tort et à travers parce qu'elle fait de Jésus quelqu'un de raisonnable : " des pauvres, vous en aurez toujours avec vous ". Jésus a les pieds sur terre, et nous avec lui. Alors voilà la phrase idéale pour les fatalistes que nous sommes devant l'immensité du problème de la misère dans le monde.
Mais attention aux phrases qui ont du succès mais que nous citons sans savoir d'où elles sont tirées. " Des pauvres, vous en aurez toujours avec vous ", et Jésus ajoute - ce qu'on ne cite généralement pas : " et toutes les fois que vous le voudrez, vous pourrez leur faire du bien. " Avec ce reproche, Jésus n'est pas en train de dire à ses disciples indignés : " M'honorer, en y mettant un prix fou, est plus important que le souci des pauvres; de toute manière, quoi que vous fassiez pour eux, il y en aura toujours; les pauvres, c'est inépuisable; alors honorez-moi d'abord sans compter, comme l'a fait cette femme. " Ça c'est l'interprétation vite fait, bien fait qui nous arrange et nous conforte dans notre générosité calculée et nourrit notre fatalisme désabusé et notre irresponsabilité.
Cette manière de se débarrasser d'un problème soi-disant insoluble est évidemment à l'opposé de l'Evangile. J'en veux pour preuve les versets qui précèdent immédiatement ce récit de vase brisé et de parfum répandu : cette parabole du jugement dernier, du grand règlement de compte. Parabole où là encore nous trouvons, pour notre libération et notre salut, l'impossibilité de tout calcul. Puisque ceux-là mêmes qui sont reçus par le roi pour être bénis n'ont même pas réalisé qu'en faisant du bien, en visitant, nourrissant, en protégeant les plus petits de leur frères, ils avaient honoré Jésus lui-même.
Honorer le pauvre, le petit, l'exclu, le faible, est une marque distinctive de l'amour inspiré par l'Evangile, de l'amour gratuit. Mais il y a un temps pour tout. Jésus est à la veille de quitter ses disciples, comme le grain qui va être jeté en terre et mourir pour donner au centuple; il est temps maintenant d'accomplir des gestes d'honneur, de parfumer le corps de Jésus non pour sa sortie en soirée de gala, mais pour son ensevelissement, la toilette mortuaire. Parce que dans cette mort de Jésus, il y a le signe extrême de l'amour du Père, le signe par excellence de l'Evangile, un signe qui n'a pas de prix: le don de sa vie. Une femme, un jour, à la veille de la passion, a su honorer ce corps d'un parfum rare dans un geste fou. En si grande quantité que la toute la maison fut remplie de ce parfum.

Amen !

Détails

Avec la participation de
Orgue
Daniel Chappuis
Musique
Madame Celia Cornu, soliste