La confiance et l'identité: récit d'une guérison

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C'était il y a deux semaines. Nous étions une vingtaine de personnes à découvrir un document audiovisuel. Celui-ci avait été réalisé par l'association «Lire et Ecrire» dont le but est de lutter contre l'illettrisme et l'analphabétisme. Le document nous faisait entrer dans le quotidien de 5 personnes qui présentaient de graves lacunes en matière de lecture et d'écriture. Voilà donc 5 visages qui nous livraient leur vécu dans un monde méconnu, un monde sous le signe de la solitude, de la clandestinité, et de l'exclusion.
Or tous, par le fait d'avoir su apprendre à lire et à écrire témoignaient d'une même chose : ils avaient retrouvé confiance. Et leur confiance était le fruit de trois choses importantes : le fait d'avoir été reconnu, le fait d'avoir pu agir sur leur condition, et le fait d'avoir pris une place nouvelle dans la société, de mieux faire partie d'une collectivité. Pour l'une cela se traduisait par le simple fait de ne plus passer pour la bobette du coin, pour un autre de trouver un emploi, pour un autre encore d'envisager enfin une relation amoureuse. Ce sont là des lieux sociaux et des relations sociales toutes simples, mais ô combien significatives pour les personnes en question !

En regardant ces témoignages, j'ai très vite pensé à un récit biblique sur lequel j'ai déjà eu l'occasion de méditer : la rencontre entre un homme aveugle et Jésus. J'ai relu ce récit. Et j'ai découvert, une fois encore la force de ce passage. Ceux qui me connaissent savent que j'ai déjà prêché à plusieurs reprises sur ce texte, celui de Marc en particulier, car le plus personnel, pour moi le plus fort. Chez Matthieu, on parle de deux aveugles, chez Luc d'un seul, chez Marc, il s'appelle Bartimée. Ne voulant pas relire un passage que nous venons d'entendre, je tiens néanmoins à en retenir quelques éléments, quelques détails significatifs.

Le lieu : Bartimée se trouve à la frontière entre un espace sociétal très marqué, la ville, et le dehors de la ville, espace plus flou, moins marqué. Bartimée est assis à la porte de la ville, à l'une des portes, voie stratégique bien sûr, mais tout de même lieu en marge.
L'action de Bartimée : c'est lui qui prend l'initiative de la rencontre, de ce face-à-face heureux avec le Christ. Sans sa persévérance, son audace, voire son courage, il est fort à parier que la rencontre n'aurait jamais eu lieu. De plus, Bartimée brave le coutumier : «Un aveugle ne dérange pas un maître, un rabbi. Un aveugle n'a pas à prendre ce genre d'initiative.» Son entourage tente, dans un premier temps, de le faire taire.
L'appel de Jésus : le fait que Jésus se laisse interpeller par Bartimée est pour lui signe d'une pleine reconnaissance. Bartimée se sent reconnu, reçu par celui qui l'appelle.
Le face-à-face avec Jésus : Jésus lui demandant ce dont il a besoin fait preuve d'un immense respect à l'égard de Bartimée. Jésus lui laisse la responsabilité de reconnaître son manque, de définir son besoin et de formuler sa demande. C'est ce que fera d'ailleurs pleinement Bartimée.
La référence à la foi et au salut : la rencontre entre ces deux hommes n'est donc pas seulement une affaire de miracle, la vue retrouvée, mais cela a trait avec la foi et avec le salut d'un homme, de tout homme vraisemblablement.
Enfin, le changement de lieu : Bartimée a quitté la porte de Jéricho. A présent, il suit Jésus. Mais nul ne sait pendant combien de temps, ni jusqu'où. On pourrait dire que momentanément, peut-être durablement le rattachement et le corps social de Bartimée a changé.

Mettez les deux expériences ensemble, et vous verrez leur. Car l'on retrouve à tout point de vue les trois éléments dont je faisais référence tout à l'heure. L'histoire de Bartimée, c'est l'histoire d'un homme reconnu par autrui qui agit fortement et avec courage sur sa condition difficile et précaire, et qui prend une place nouvelle dans la société. Et par-delà ces trois éléments, il faut le lire comme un récit d'une confiance retrouvée.
Ces trois éléments méritent qu'on s'y attarde quelques instants. Reconnaissance de soi : il y a un enjeu de société très important. Et quand je dis société, je pense autant à la société dans son ensemble, que, de manière plus ciblée, l'Eglise comme corps du Christ, certes, mais comme corps sociétal aussi. En tant que membres de la collectivité sociale dans laquelle je vis, mais aussi comme membres du corps du Christ, j'ai à être attentif au degré de reconnaissance que je porte à l'égard d'autrui. J'ai à m'interroger sur ma manière de donner à l'autre le sentiment d'être reconnu pour ce qu'il est, autant dans sa noblesse et sa beauté, que dans sa douleur et sa souffrance. C'est à nous tous qu'il convient de ne pas endosser le rôle de ceux qui faisons taire ceux qui appellent, mais au contraire d'encourager, de donner, là où nous le pouvons, les impulsions nécessaires pour que d'autres, qui se trouvent isolés, camouflés, cachés, honteux de leurs manques, puissent être reconnus, pour une fois.

C'est autant une responsabilité pour notre vie en société que pour notre vie en Eglise. Et ce n'est chose facile. Mais en même temps, j'ai aussi la responsabilité tout à fait personnelle d'identifier les lieux où je ne me sens pas reconnu, où je me sens coincé par une identité qui colle à ma peau, où je ne vois aucune liberté possible. Moi aussi, j'ai besoin d'être reconnu tel que je suis.
Mais le deuxième élément, l'action sur sa condition, vient tout de suite non pas pondérer, mais compléter ce premier geste. Reconnaître autrui ne signifie pas lui ôter toute forme de responsabilité, toute forme de participation active. Au contraire, il est si important, si primordial de laisser à l'autre le soin de devenir l'acteur de sa propre vie, de le laisser agir sur sa propre condition. Bartimée l'a fait, les personnes illettrées l'ont fait, et c'est bien parce qu'ils ont osé devenir acteurs que leur condition a changé.
Enfin, il y a le troisième élément : le déplacement de «lieu». D'un lieu frontière, pour ne pas dire marginal, d'une identité figée, d'un état statique, de demandeur passif, Bartimée s'est déplacé vers un ailleurs, dans lequel il semble avoir trouvé une place nouvelle, une capacité relationnelle nouvelle, un statut nouveau. Il en est de même pour les personnes qui ont témoigné de leur handicap. Tous se sont déplacés, parfois très lentement, au prix de beaucoup d'effort. Pourtant, malgré l'effort considérable, ce déplacement a été extrêmement important et significatif pour eux, pour leur identité, pour leur devenir. Donner à des individus une mobilité, leur donner les moyens et la possibilité de sortir d'une condition qui leur enlève toute possibilité de trouver une assise sociale, au sens large du terme, voilà un dernier élément important pour notre lecture de ce matin.

Si j'ai relié avec plus d'intensité la confiance avec la vie en commun, la vie en société, c'est que je suis convaincu que la confiance n'est pas juste une affaire entre moi et moi, donc un enjeu personnel, ou entre moi et Dieu, donc un enjeu spirituel. La semaine dernière, j'ai investi le pôle personnel, très fortement lorsque j'ai lié la confiance à la capacité de comprendre, d'interpréter et de donner un sens à mes expériences et mon vécu. Aujourd'hui, j'ai tissé un lien entre la confiance et ma capacité de vivre en commun avec les autres. Pourtant, la dimension spirituelle n'est pas absente du récit, puisque Jésus renvoie Bartimée à sa foi et à son salut. Et j'aimerais dire deux mots à ce propos.
Il serait illusoire de vouloir prétendre que la compréhension que j'ai de moi-même, tout comme la place que je peux occuper dans la société, tout comme le fait d'être reconnu par l'autre, soient l'expression du bonheur absolu. Mais cela ne doit pas nous empêcher, puisque nous sommes humains, de réfléchir en quoi la confiance prend appui sur des aspects profondément humains. Il faut se garder de spiritualiser par trop vite des éléments qui touchent l'homme justement dans son humanité. C'est l'histoire de notre jardinier du tout début, vous vous souvenez ?

Cela dit, Jésus montre bien que la confiance, ou la foi, pour dire la même chose, est en lien avec une donnée au-delà de notre seule humanité, une donnée qui touche à notre lien avec Dieu et à l'espérance du salut. Je dirais ici que c'est parce que Dieu nous fait confiance, envers et contre tout, et que sa confiance en nous n'a pas de limite, c'est parce qu’il me reconnaît tel que je suis, me laisse agir sur moi-même et me donne une place dans le monde, que je peux à mon tour participer à la confiance d'autrui. C'est peut-être un peu vite dit, mais je vous laisse le soin de méditer plus en avant cette réflexion sur la confiance en Dieu.
Je dirai pour conclure que c'est parce que nous pouvons avoir confiance en Dieu et parce qu'il a confiance en nous, que non seulement nous recevons encore et toujours la promesse du salut, mais que nous sommes également à même, avec toutes nos limites, de devenir des cultivateurs ou des constructeurs de confiance dans le monde.

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Henri-François Vellut
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