La foi qui ose

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Contrairement à certains récits où les évangélistes sont avares de renseignements, ici nous avons suffisamment de détails pour comprendre la scène qui se joua en quelques minutes. Encore faut-il connaître la situation dramatique de cette femme que toute la société et civile et religieuse rejette.

C'est une femme vraiment exclue de partout. Sa maladie : on peut imaginer l'inconfort quotidien grave dû à ses pertes de sang qui datent de 12 ans déjà; sa maladie la rend impure et intouchable, pour ne pas dire infréquentable. Cette impureté, croit-on, pourrait propager la maladie. Dans le fond, le sang qui sort d'elle, c'est le sang de la mort, qui conduit à la mort; tout le contraire du sang de la vie qui coule dans ses veines; et qui la maintient en vie. En plus, dans cette société, le rapport avec le sang est profondément trouble; c'est l'interdit par excellence, le sang contenant en quelque sorte l'âme de la personne. Souvenez-vous de la parabole du bon Samaritain où ni le prêtre ni le lévite ne peuvent s'approcher du blessé sur la route qui agonise dans son sang. En perdant son sang, cette femme perd sa vie et perd son âme.

Le sang, la mort... d'ailleurs la mort rôde ici; elle est présente dans le récit de la fille de Jaïrus qui précède et suit notre texte : la mort d'une fillette de 12 ans. 12 ans ? Tiens ! exactement le début de la maladie de cette femme; croyez-moi, ce n'est pas un hasard.
Donc une femme intouchable, rejetée de toute vie sociale et familiale. Et une femme exclue de toute vie religieuse; elle porte le malheur, la malédiction de Dieu, croit-on...
Il semble même, à lire ce qui suit la description de sa maladie, que cette femme s'exclue elle-même à ses propres yeux. En tous cas, il est clair que sa cause est perdue. Elle a tout essayé, rien n'y a fait. En fin de compte, le résultat est pire que si elle n'avait rien essayé. Elle a donc même eu tort d'essayer. Elle se bat avec la vie; visiblement elle veut vivre, elle veut guérir quitte à y perdre tout son argent. Elle fait tout; mais elle échoue.

A mon sens, je pense que cette description que nous présente avec plus ou moins de détails aussi bien l'évangile de Luc et de Matthieu que celui de Marc, cette description nous prépare à l'événement qui va se dérouler ce jour-là dans sa vie. Cette femme est condamnée par la médecine et la société et l'église. Elle est condamnée à la réclusion, au sens propre du terme. Ses efforts vains la condamnent à ses propres yeux dans sa volonté de vivre.

Or, c'est Marc qui le dit : «elle a entendu parler de Jésus»; «on dit que...» : presque rien. Ce rien va suffir pourtant à déclencher chez elle une force qui va lui permettre de braver l'interdit. Cette malade ne peut pas sortir; il lui est défendu de toucher qui que ce soit. Or, elle entend ce cortège dans la rue; elle ouvre sa porte, elle sort, elle court, entre dans la foule, se faufile... Marc vient de préciser que cette foule pressait Jésus de tous côtés : il est physiquement inatteignable. Elle se fraye un passage pourtant, force le mur des gens effrayés (pour ceux qui la reconnaissent). Elle force un passage pour toucher ne serait-ce que le bord, l'extrémité du vêtement de ce Jésus. Elle se dit - preuve qu'elle n'est pas encore tout à fait écrasée par son mal : elle se dit, ultime espoir : «si je touche au moins ses vêtements, je serai guérie».
Elle arrive à le toucher, ce vêtement. Et la perte de sang s'arrêta aussitôt, disent Marc et Luc. Tandis que Matthieu, qui a raccourci le récit ou reçu une narration plus brève, mentionne la guérison après les paroles de Jésus.

Peu importe. Parce que, ce qui importe, c'est qu'elle a osé. Osé sortir, de chez elle, de sa prison et de son désespoir. Elle a osé toucher.
Ah dites : si on se donnait maintenant la permission de se toucher dans cette église, ne serait-ce que nos habits du dimanche, je ne pense pas que nous serions très à l'aise. Et vous les auditeurs, vous vous demanderiez comment ça pourrait bien se passer. Se toucher dépend beaucoup de notre culture, de notre éducation, et de notre caractère, chaleureux ou réservé. Quoi qu'il en soit, se toucher, être touché est une chose délicate; parce que c'est pénétrer dans le territoire de l'autre, dans le jardin personnel de l'autre.

Ce malaise me rappelle l'épisode de cette autre femme qui fit effraction chez le pharisien Simon; Simon qui recevait Jésus à sa table pour l'examiner; cette femme mouilla les pieds de Jésus de ses larmes, les sécha avec ses cheveux et y versa du parfum... Quel malaise pour toute cette assemblée.

La femme du cortège, cette autre rejetée ose sortir ce jour-là de chez elle, pénétrer dans la foule et toucher le bord du vêtement de Jésus. Elle est guérie, aussitôt. Elle a osé le dernier espoir; elle a forcé son propre destin. Voilà comment je vois ce récit; ou plutôt, parce qu'aucune parole n'est prononcée pour l'instant : voilà comment je vois ce geste.
Maintenant, des lecteurs difficiles ou puristes - même des disciples d'alors, allez savoir ? - rétorqueront que ce geste est le résultat d'une foi magique. Et d'ailleurs, la suite immédiate semble leur donner raison : «Au même moment, Jésus se rendit compte qu'une force était sortie de lui. Qui a touché mes vêtements ?». Et tout le récit pourrait conduire les sceptiques à trouver ce texte d'évangile comme d'autres, bons pour les naïfs, pour les simples, simples comme cette femme; mais peu sérieux pour une foi réfléchie, adulte.

Une foi magique ? C'est vrai encore que le ton qui semble être utilisé ici par les témoins oculaires de la scène, pourrait être pris pour un reproche, un blâme. A ce moment précis - à peine a-t-elle eu le temps de réaliser sa guérison - la femme se voit démasquée : «elle tremble de peur» dit Marc. Elle, qui a osé, tremble de peur, panique.
Et ce Jésus qu'elle avait touché par-derrière, comme si elle voulait que son geste interdit reste secret, ignoré, elle l'entend parler d'elle; et elle voit ce Jésus en face puisqu'il s'arrête et se retourne, au milieu de la foule. Geste interdit mis à jour, au vu et au su de tous; contact physique volé à l'insu d'une foule dense, sans déranger surtout personne ; mais qui arrête le cortège; cortège où la vedette - passez-moi l'expression - veut savoir ce qui s'est passé. «Alors, démasquée, elle se jeta au pieds de Jésus et lui avoua toute la vérité».

Et c'est alors que se passe pour cette femme, devant une foule témoin, j'ai presque envie de dire : une deuxième guérison. A ce moment précis de la scène, il me semble qu'elle est prête à recevoir une sévère réprimande. Dans la situation sans issue où elle vit, ce serait tellement normal; elle en a l'habitude. Mais c'est le contraire qui se passe.
Jésus, forcé à son insu de guérir, sans permission, comme un magicien qu'il n'est pas. Jésus touché physiquement par une maudite déclarée sale — osons le mot ! — Jésus bénit cette femme. Rabroué par ses propres disciples, Jésus veut savoir; il voit cette femme, il l'entend, il a compris; touché par son vêtement, il est touché dans son coeur. Et il bénit cette femme qui était maudite. Il accueille celle qui était un rejet. Jésus voit cette femme humiliée devant cette foule, et il comprend : il mesure, non pas la qualité peut-être bien magique de son geste; mais l'enjeu, l'audace, la force de vie, le courage qu'il représente pour elle. C'est d'ailleurs Matthieu qui garde la citation disparue chez Marc et chez Luc : « Courage ma fille. Courage ! »

J'imagine alors sans peine, même si le texte biblique ne le dit pas, que Jésus pose ses mains sur la tête de cette femme accroupie à ses pieds, la relève pour lui dire affectueusement, alors qu'elle est peut-être âgée : « Ma fille, ta foi t'a guérie, t'a sauvée ! Va en paix, délivrée de ton mal ».
Délivrée non seulement de sa maladie — et quel extraordinaire soulagement, c'est une autre vie qui commence pour elle — mais bien plus encore délivrée de tout le mal, le mal-être, le mal-vivre, le malheur causé par ces 12 années de misère et d'exclusion. Elle était à bout; elle est désormais au bout de son mal.

Par ce mot affectueux, cet envoi, cette bénédiction, Jésus ne lui fait pas la leçon comme c'est tellement notre habitude, ou notre manière de le comprendre. Jésus lui fait simplement découvrir la force de ce qu'elle vient de faire, de ce qu'elle a osé faire.
Il lui fait découvrir la foi qui lui a permis de sortir d'elle, de sa prison. La foi qui fait oser, qui pousse à braver les interdits qui écrasent et réduisent à néant tous les projets de vie. Une foi, une confiance qui ose refuser les enfermements (sic), les impasses; les prisons où la maladie et les autres nous placent; mais aussi les prisons que nous nous fabriquons, dans lesquelles nous nous enfermons nous-mêmes. Une foi, une confiance qui ne baisse jamais les bras; une foi, une confiance qui relève, remet debout celui, celle qui est à juste titre écrasé, fatigué, usé par la maladie ou par le malheur. Une foi, une confiance qui n'est pas raisonnable, c'est vrai; mais une foi qui persévère dans les situations perdues. La foi qui ose…

Je vais m'arrêter là, parce que je crois, en regardant ce récit de près, tel qu'il est présenté en particulier chez Marc, que les évangélistes ont accordé une telle importance à la description de cette femme, de sa situation, de son mal, et de son geste, des circonstances de son geste… et Marc a laissé si peu de place à la guérison elle-même : un seul verset; et à la parole libératrice de Jésus : un seul verset aussi… que c'est bien là, chez cette femme, dans son état, dans sa décision, et dans son geste audacieux, concret et furtif, sans un mot… c'est là que se trouve, pour elle et pour nous les témoins, le sens de sa guérison. Et sans doute, le sens de nos propres guérisons; nos guérisons extérieures physiques; mais plus encore — la parole de Jésus en témoigne : nos guérisons intérieures.
Une fois de plus, quitte à dérouter heureusement les croyants sensés, adultes que nous sommes, Jésus ne juge pas la qualité de la foi, la qualité de la déclaration de foi; ici, la déclaration, après le geste magique, est même pleine d'excuses, prête au reproche justifié. Mais Jésus juge le coeur qui pousse au geste, à l'audace, au courage de vivre.

Cela dit, je ne veux rien enlever évidemment à la force souveraine de Jésus. Sa volonté de savoir exactement ce qui s'est passé, ou plutôt qui a touché son vêtement, cette volonté lui permet d'établir cette relation de confiance qui est forcément une relation personnelle; une relation qui n'a plus rien à voir avec la magie. Cette femme qui a couru les médecins, mais qui a sans doute perdu toute confiance en eux — elle s'est ruinée — cette femme quitte sa prison, non pour un médecin, mais pour un pouvoir nouveau dont elle croit qu'il la guérira. Et si ce pouvoir aurait pu rester magique, miraculeux — et c'est bien ce qui se passe puisqu'elle est immédiatement guérie — ce pouvoir prend alors, grâce à Jésus, un visage, une voix; un pouvoir anonyme et surnaturel devient personnel; un pouvoir, un regard d'amour, un face à face qui assure la délivrance en donnant la paix.

«Ma fille, ta foi t'a sauvée". Ce verset de l'évangile de Marc — v.34 du chapitre 5 — est proposé à notre méditation et à notre partage de vie pendant ce mois de juillet. Mais n'oublions pas ce geste concret qui précède cette déclaration de Jésus.
Au contraire du récit de guérison de l'homme à la main paralysée qui était le prétexte à une violente polémique, ici le récit est avant tout descriptif. Peut-être, si nous sommes bien dans notre peau, si nos souffrances et nos malheurs sont de petite taille, ce récit ne nous concerne pas trop. Nous sommes tout au plus des spectateurs réjouis de cette victoire sur le mal . Nous pourrions placer ce récit dans notre mémoire en l'intitulant : «la foi qui ose : à relire en cas de malheur ou de désespoir».
Et pourtant, à y regarder de près j'ai été frappé de constater où il rejoignait notre présent.
Toucher, être touché. Nous avons dans notre actualité, la triste, l'écoeurante réalité du geste physique qui touche et qui fait mal, qui fait du mal; ce geste accompli dans le secret de la chambre et qui détruit la vie des enfants par l'abus sexuel.

Amen.

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Avec la participation de
Orgue
Benoît Zimmermann
Musique