Histoire de trois femmes, femmes auxquelles j'ai tout d'abord envie de demander pardon, parce que voilà tant d'années où ce sont les hommes qui ont gouverné les Eglises et la religion, et qui ont si souvent plaqué une interprétation moralisatrice sur la vie et l'œuvre de Jésus, qu'alors, c'est vrai, ils sont peut-être passé à côté de l'essentiel, ces hommes.
Et je suis triste à la pensée de me dire que si c'était une femme qui s'adressait aujourd'hui à vous, elle aurait peut-être quelque chose de plus spécifique à dire, parce qu'elle aurait, elle, pu s'identifier à ces trois femmes : Elle aurait pu, en quelque sorte, les comprendre depuis l'intérieur.
Oui, pardon si l'on a si peu souvent donné la parole aux femmes dans nos Eglises, et pardon si, aujourd'hui, c'est encore un homme qui tente de vous parler de l'histoire de ces trois femmes !
Trois femmes, trois trajectoires : l'une qui commet un adultère, l'autre qui collectionne les «maris», et la dernière que l'on qualifie, d'une manière imagée, de femme de mauvaise réputation pour sous-entendre qu'elle est une prostituée. Mais trois trajectoires de femmes que je crois foncièrement malheureuses.
Mais il est vrai que le regard traditionnel, moralisateur, qui est si souvent sans compassion, sans bonté, qui est dur et fermé, ne voit que l'action, le geste : la prostitution, l'adultère, la collection de «maris»..., et donc des actes condamnés et condamnables, des actes que l'on rejette et que l'on regarde de haut.
Et pourtant je maintiens : des femmes malheureuses... Et dont le malheur, c'est qu'elles n'ont pas été aimées en vérité. Qu'elles n'ont pas connu, aux premiers temps de leur existence, un père, une mère, un parent qui les a regardées avec le regard de l'amour pour leur dire combien elles étaient importantes. Ou qui leur a fait sentir, par un sourire, par le ton de la voix, qu'elles étaient la bienvenue.
Et ce manque, et ce vide, et cette souffrance originelle, et originaire, va avoir pour conséquence qu'en quête d'amour de compensation, l'une se prostituera, l'autre collectionnera les «maris», et la dernière ne pourra s'empêcher de commettre l'adultère.
Dès lors je demande : où est la compassion, où est la compréhension des théologiens qui va au-delà des discours moralisateurs ? Eux qui si souvent se contentent de réprouver de loin, sans chercher à comprendre.
Oui, mal-aimées ! Mais que peuvent-elles faire de cet état de fait ? Que peut-il se passer sur la base de cette expérience originaire d'un manque d'amour ?
Essayons de comprendre ce qu'a pu être le cheminement de ces trois femmes, à partir de leur expérience d'un manque d'amour.
Une première bifurcation va se présenter très vite pour elles, comme une sorte d'alternative. Et la première possibilité qui se présente à elles, c'est l'auto-accusation : Elles vont alors se dire que c'est de leur faute, qu'elles ne sont pas assez gentilles, pas assez bonnes. Elles vont se dévaloriser, parce que si on ne les aime pas, c'est qu'il y a bien une raison à cela !
Et combien sont-ils celles et ceux qui empruntent cette voie de l'auto-accusation et de la dévalorisation personnelle, pour porter tout le poids de la faute ? Ce qui va avoir pour conséquence de m'enfermer, de m'empêcher d'être, de vivre, de croire et de croître, me conduisant donc dans une impasse.
La seconde possibilité sera pour ces mal-aimées de s'engager dans une spirale sans fin, dans un effort impossible et sans fin pour conquérir cet amour qui ne vient pas, pour obtenir enfin cette chose si essentielle pour vivre. Ainsi je vais tout faire pour qu'enfin mon père me regarde, je vais tout faire pour qu'enfin ma mère m'accueille, je vais tout faire pour qu'enfin les autres m'adressent une parole de tendresse et de bonté, même si c'est au détriment de mon être.
Ma là aussi, c'est un chemin sans issue. Car qu'est-ce que cet «amour» obtenu au bout d'un effort, quelle est la valeur d'un «amour» qui doit être mérité ?
Davantage, est-ce que je ne vais pas devenir le jouet entre les mains des autres qui vont profiter de ma quête pour m'exploiter davantage, me faisant miroiter l'espoir d'un amour toujours renvoyé au lendemain.
«Amour» conditionné, «amour» conditionnel, «amour» qui n'a que le mot d'amour, tant il est vrai que l'amour ne peut jamais être qu'inconditionnel.
Ainsi, cette première bifurcation est sans issue, de telle sorte qu'à la première souffrance (celle de n'avoir pas été aimé), se rajoute une seconde souffrance : celle de m'épuiser dans des chemins sans issue.
Et de cela aussi, il me faudra faire quelque chose. Trouver une sorte de compensation.
Et dans ce qui pourra alors paraître comme une fuite en avant, vers une guérison impossible, alors c'est un nouveau croisement, une nouvelle bifurcation qui va se présenter.
Et la première branche de cette bifurcation est celle du renoncement : je renonce à croire en l'amour. Le monde est tout simplement négatif et il le restera toujours. Dès lors je deviens aveugle à tous ces gestes d'amitiés qui pourraient pourtant m'être faits sur le chemin de mon existence. Je ne les vois pas, je ne peux plus les voir. Plus encore, j'ai idéalisé l'amour, en le projetant dans un ciel d'absolu, et tous les petits gestes d'amour terrestre, qui ne peuvent même pas lui arriver à la cheville, sont ainsi sans valeur. Et parce que j'ai renoncé à croire en l'amour, je ne crois plus, je ne vis ni ne grandis plus.
La seconde alternative, et qui est peut-être celle que la plupart des hommes et des femmes, mal-aimés, empruntent, conduit, elle aussi, à ne plus vouloir voir l'amour possible sur mon chemin. Mais alors non plus à cause d'une idéalisation de celui-ci, mais parce qu'il m'est insupportable.
En effet, imaginons qu'un jour je fasse l'expérience de la bonté de la part de quelqu'un. De quelqu'un qui me tende enfin la main, m'adresse enfin des paroles de douceur, de chaleur; de quelqu'un qui, enfin, me comprenne. Oui, tout simplement me comprenne... sans me juger.
Et ici je veux faire une parenthèse, car je me demande si tous ces discours moralisateurs, auxquels j'ai fait allusion au début, ne sont pas en définitive une manière de cacher toute cette souffrance que l'on porte en soi, tant il est vrai que comprendre est parfois tellement douloureux...
Oui me comprenne, et me tende la main. Est-ce qu'alors cette attitude ne mettrait pas encore plus en évidence le manque d'amour dont j'ai été la victime ? Et est-ce que, ce faisant, cela ne m'obligerait pas à devoir enfin désigner les «coupables» de ce qui m'a été fait (ou ne m'a pas été fait) ?
Or, ai-je le droit, et est-ce que je me sens le droit, de juger ceux-là qui m'ont donné la vie, de juger ce père, cette mère qui, pour des raisons X ou Y (car il ne s'agit pas de vouloir tenir un nouveau discours moralisateur, cette fois sur des parents qui ont été les premiers, peut-être, victimes d'un manque d'amour...), n'ont pas su ou pas pu m'aimer en vérité ?
A cela, je réponds que c'est impossible, que c'est insupportable : on ne peut devenir accusateur de ceux qui nous ont mal aimés, sans se sentir soi-même coupable de les juger. Or c'est cette culpabilité possible de celui qui voit ce qu'on lui a fait, qui l'empêche alors de s'ouvrir à des gestes d'amitiés et d'amour qui pourraient l'aider pourtant, et même lui apporter la guérison de ses souffrances passées.
On le voit donc, la psychologie humaine est ainsi faite que le manque d'amour, que la souffrance originaire d'un mal-être-aimé, va avoir des conséquences douloureuses, mais que surtout ce manque d'amour va engendrer un enfermement, comme si l'on mettait un certain nombre de cadenas à cette souffrance originaire et qui, à leur tour, engendreront des souffrances nouvelles.
Ainsi, il y a la souffrance d'avoir été mal aimé. Et puis la souffrance de l'auto-accusation : si l'on ne m'aime pas, c'est de ma faute. Puis une troisième souffrance parce que, essayant de faire tout son possible pour recevoir enfin cet amour, on s'épuise dans une spirale sans fin où l'on est exploité et où l'on ne reçoit jamais rien. Alors, et ce sera une quatrième souffrance, on cherchera son refuge dans le renoncement : celui où, l'amour devenu idéalisé et, donc, ne pouvant exister, on en vient alors à renoncer à tout espoir d'être, un jour, aimé. Et si, pourtant, il venait à se trouver sur notre chemin quelqu'un qui nous fasse montre d'une quelconque amitié ou humanité, il faudra alors se boucher les yeux et les oreilles pour ne pas le voir, tant cela nous serait insupportable, car alors c'est tout notre passé de souffrances qui surgirait et nous obligerait à nommer ceux-là qui n'ont pas été dignes, qui n'ont pas été à la hauteur, qui n'ont pas su ou pas pu nous accueillir dans la vie avec de la chaleur et de l'amour.
Oui, histoire de trois femmes, parcours de trois femmes. De trois femmes d'autrefois, c'est vrai, mais aussi histoires qui se passent tellement souvent, et encore aujourd'hui. C'est pourquoi, à l'histoire de ces trois femmes, je voudrais ajouter celles de trois autres femmes, contemporaines. Femmes que j'ai rencontrées dans le cadre de mon ministère et avec lesquelles il a fallu, ensemble, se battre contre tous ces enfermements que nous avons évoqués tout à l’heure pour que, l'un après l'autre, tous ces cadenas ayant pu être ouverts, elles puissent retrouver l'origine de toutes leurs souffrances afin que celles-ci puissent, enfin, se dire et, surtout, se pleurer.
Oui trois histoires de femmes contemporaines qui illustrent chacune à sa manière aussi ce manque d'amour.
A 25 ans, la première de ces femmes se trouve atteinte d'une grave maladie, une de celles dont on tait souvent le nom. Cette maladie, elle a tout d'abord tenté de la cacher à sa propre mère, tant elle redoutait les commentaires. Et pourtant, une telle maladie ne se cache pas. Et au terme de cette maladie, parce que plus rien ne pouvait être caché, et que cette mère s'est enfin rendu compte de ce qui arrivait à sa fille, que croyez-vous que furent les paroles de cette mère-là ? «Ma fille j'espère que tu as enfin compris que c'est Dieu qui te puni».
On comprend alors pourquoi cette femme, à 25 ans, est tombée malade. Expression d'une maladie encore plus terrible et plus profonde : celle de n'avoir jamais été l'objet d'amour de la part de cette mère.
Une adolescente, maintenant, 16 ans ou 17 ans, qui va passer devant le tribunal des mineurs parce qu'elle a agressé un jour sa mère avec un objet contondant, la frappant sur la tête. Tentative d'assassinat, c'est l'accusation.
Le père et la mère sont là. Et ils disent, à leur manière, qu'ils l'ont tellement aimée leur fille, qu'ils ne comprennent pas son geste. Car elle avait tout pour être heureuse. Pour preuve, ils venaient de refaire la tapisserie de sa chambre et elle avait même pu en choisir le motif. «Croyez-moi, Monsieur le pasteur, cette fille-là doit être possédée du démon».
Mais où est l'amour dans tout cela ? Est-ce que l'amour c'est seulement des questions de tapisserie refaite ? Et ici, le démon n'a-t-il pas bon dos pour nous permettre de mieux nous aveugler sur nos propres manques d'action d'amour ?
Notons, à ce propos, qu'à défaut de croire au démon, on peut arriver à la même chose en recourant à certaines théories psychologiques où il est question d'instinct ou de pulsion d'agressivité innée en l'être humain... qui, elles aussi, nous rendent aveugles à l'essentiel.
Troisième femme, qui se débat avec un problème de relation à la nourriture. Au contraire de l'anorexique, celle-ci mange à n'en plus pouvoir. De façon immodérée, quitte, parfois, à se faire vomir après. Mais voilà que les kilos s'ajoutent aux kilos, et elle se retrouve à l'hôpital. Et là, le médecin, du haut de son savoir médical, lui fait la morale : «Madame, il vous faudra vous reprendre un peu !».
Paroles qui respirent la dureté, paroles surtout d'incompréhension, paroles de quelqu'un qui ne comprend pas ou ne veut pas comprendre que derrière toute cette histoire, derrière cet excès de nourriture se cache, encore et toujours, un manque d'amour...
... D'une souffrance intérieure qui, à cause de tous les cadenas qui l'ont recouverte, ne peut plus s'exprimer autrement que par l'agressivité de la jeune adolescente, que par la maladie retournée contre soi, ou par un rapport «maladif» à la nourriture.
Autrefois, on devenait prostituée, on commettait l'adultère, on collectionnait les «maris». Aujourd'hui, la souffrance s'exprime par d'autres canaux. Mais c'est toujours et encore la même souffrance qui s'exprime.
Et c'est toujours et encore la même incompréhension qu'on lui oppose : la morale, la morale, toujours la morale.
Et là encore, souvent une morale qui est présentée comme cautionné par Dieu, car c'est Dieu qui interdit l'adultère, c'est Dieu qui interdit la prostitution, c'est Dieu encore qui interdit de collectionner les «maris». Et puis c'est Dieu encore qui interdit d'agresser sa mère, c'est «Dieu qui t'a puni» (de quoi ?) a déclaré cette autre mère. Quant au médecin, ne s'est-il pas lui-même instauré en autorité quasi divine pour faire la morale à la femme trop grosse ?
Mais alors, moi, j'ai mal. J'ai mal parce que quand on fait intervenir Dieu dans toutes ces histoires, je souffre. Et je souffre doublement. Je souffre pour toutes ces personnes qui sont ainsi encore plus tenues enfermées à cause de cet absolu qu'est la condamnation venue de Dieu. Car avec Dieu c'est le plus gros des cadenas qu'on a pu mettre sur elles, pour qu'elles n'entendent pas, pour qu'elles ne voient pas, pour qu'elles ne prennent pas conscience de leur souffrance intérieure.
Et je souffre pour Dieu lui-même, car j'ai ainsi l'impression qu'on Le trahit, en en donnant une représentation fausse. Parce que ce Dieu des moralisateurs n'est plus Dieu, mais finit par être le diable lui-même.
En tous les cas je ne crois pas en ce Dieu-là, je ne veux rien avoir affaire avec ce Dieu de justice, ce Dieu de colère, ce Dieu d'enfermement, ce Dieu de rejet, ce Dieu qui culpabilise et écrase, ce Dieu qui est à des années lumières de ce regard dont nous avons parlé dimanche dernier à propos de Jésus : «Jésus le regarda (le jeune homme riche) et se mit à l'aimer» (Marc 10, 21).
Ce Jésus qui regarda chacune de ces trois femmes. Ce Jésus qui nous regarde nous aussi aujourd'hui, toujours avec ce regard de la bonté et de la compassion. Avec ce regard de celui qui comprend... qu'à l'origine de l'histoire de toutes ces femmes, il y a de la souffrance. Qui comprend qu'il y a là, à l'origine, un vide, un manque, une blessure. Et qui, au lieu de juger et de condamner, veut percer tous ces cadenas qui nous enferment. Veut casser tous ces cadenas pour permettre, enfin, au coeur des personnes, à leur être intérieur, à l'enfant que l'on porte en soi, de pouvoir exprimer sa souffrance, mais aussi de pouvoir exprimer sa colère. De nommer ceux-là qui lui ont fait du mal. Et cela sans crainte. Sans se sentir coupable de juger ainsi en disant : oui, mes parents n'ont pas été à la hauteur. Oui l'autre (l'Autre ?) n'a pas su me tendre une main sur laquelle m'appuyer pour grandir. Oui l'autre n'a rien compris.
La foi chrétienne, c'est une «eau vive» (Jean 4, 10). La foi chrétienne c'est une nourriture. Dans l'entretien qu'il a avec la Samaritaine, Jésus lui parle d'une eau qui va pouvoir enfin assécher sa soif, qui va enfin la désaltérer, parce que c'est une eau qui jaillit «en vie éternelle».
Par ces mots, Jésus lui parle déjà de son problème. Il lui parle d'amour vrai, à cette femme qui, collectionnant les «maris», ne connaît que des amours frelatées. A cette femme, il lui offre son amour.
Va-t-elle entendre cette offre ? Va-t-elle en vivre ? Va-t-elle laisser sa vie être transformée par l'amour de ce Seigneur qu'elle rencontre au bord d'un puits et qui la comprend mieux qu'elle ne se comprend elle-même ?
Le texte ne nous permet peut-être pas d'apporter une réponse assurée à ces questions.
Mais nous qui sommes ici. Nous qui sommes, d'une manière ou d'une autre, aussi des blessés de l'amour, allons-nous entendre cette offre de Dieu lui-même ? Allons-nous entendre cette parole de tendresse, de bonté, de compassion, cette parole qui nous libère et nous guérit de tous nos enfermements, qui fait casser tous les cadenas dont nous avons recouvert nos souffrances; cette parole qui permet à nos souffrances de sortir pour se dire et être pleurées ? Qui permet enfin à nos blessures de se cicatriser, parce que le pus, toxique, aura ainsi été expurgé.
Cette question, je me la pose. Cette question je vous la pose. Et il nous appartient à chacun de lui apporter la réponse que nous pourrons donner.
Amen.