Jacob entre-temps

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Vous me reconnaissez, n’est-ce pas ? Mais oui, vous savez bien, on parle de moi par ici depuis bientôt trois semaines : Jacob, fils d’Isaac, fils d’Abraham, c’est moi en personne, vous savez : le futé qui a berné son frère pour lui prendre son droit d’aînesse, trompé son père pour lui arracher sa bénédiction, celui qui a eu la vision de l’escalier céleste, c’est moi, moi qui vous parle et suis bien content de pouvoir le faire. J’avais besoin en effet de me confier à quelqu’un; quand c’est trop, c’est trop ! L’oncle Laban, cette fois, c’est fini; je m’en vais, j’en ai assez. Vraiment il exagère...
« Depuis plus de vingt ans, de toutes les manières, il profite de moi. Sept ans il m’a fait travailler pour m’accorder sa fille, celle que j’aimais, Rachel. Et il m’a donné l’autre, Léa, sous prétexte qu’on marie d’abord la plus vieille; il m’a aussi donné Rachel, c’est vrai, mais contre sept ans de plus. Quant à me donner un salaire pour le dur labeur que j’accomplis chez lui, rien de fait. J’ai pourtant travaillé sous le soleil et la pluie, par le vent et le froid, l’été et l’hiver; sous ma garde, ses troupeaux se sont multipliés, il l’a reconnu lui-même, Laban; il a dit : ‘Je reconnais que Dieu m’a béni à cause de toi’. Mais pas moyen de lui faire desserrer les cordons de sa bourse. Il doit considérer que je lui appartiens, moi aussi, comme ses filles, ses petits-enfants, et tout le peu que je possède sous mes tentes.
« Je lui avais proposé un arrangement, une sorte de salaire pour moi : tous les petits qui naîtraient à partir de ce moment et qui seraient marqués de telle ou telle caractéristique seraient pour lui et les autres pour moi. Il avait été d’accord. Mais après un temps, lui et ses fils n’ont pas vu d’un bon œil que j’aie aussi mon troupeau, et qu’il s’accroisse… Ils ont prétendu que je les volais, que je les dépouillais, et j’ai peur que cela finisse par mal tourner. Je vais profiter de leur absence (ils sont à trois jours de marche avec leurs bêtes) pour filer et prendre le chemin du retour. Du reste la nuit dernière j’ai fait un rêve : Dieu m’est apparu et m’a dit : ‘Retourne dans ton pays, je serai avec toi’.
« Dieu ! Il y avait longtemps ! Parfois je me demandais : et Dieu, qu’est-ce qu’il fait pendant tout ce temps ? J’étais tout jeune quand il m’a parlé dans la nuit, à Béthel. Et depuis ce moment plus rien. Mon biographe, celui qui a rédigé les chapitres de mon histoire dans le livre de la Genèse, lui il voit Dieu partout. Il dit que c’est Dieu qui a donné beaucoup d’enfants à Léa pour compenser le fait de ne pas être aimée; il dit que c’est Dieu qui a fini par se souvenir de Rachel, parce qu’à force de rester stérile elle était humiliée et misérable, et il lui a donné un fils (Joseph, mon petit préféré, pour ne rien vous cacher). Bref, mon biographe voit Dieu dans tous les coins, mes femmes l’invoquent ou le remercient à tout événement, même Laban m’en parle. Mais moi, jusqu’à hier soir, j’en avais perdu la trace…
« C’est drôle la vie, tout de même. Des fois, quand je réfléchis, je me demande ce que j’ai fait de ces vingt ans, en réalité. Quel était mon but, qu’est-ce que je cherchais, au fond ? La réalité, c’est que j’étais très occupé : la famille, les enfants (douze, onze garçons et une fille, il faut leur donner à manger, vous savez); les femmes, les servantes, leurs éternelles disputes; les bergers à surveiller, les pâturages à chercher, tenir le compte exact des bêtes, veiller à ne pas se faire voler, se protéger des prédateurs à deux ou à quatre pattes… bref, la vie sociale, les petites soirées tranquilles entre amis, je n’en ai pas vu beaucoup. C’est que de nos jours, pour se faire une place au soleil et assurer ses vieux jours et l’avenir de ses enfants, il ne faut pas s’endormir sur ses lauriers. Et entre les réussites et les échecs, les joies et les drames, les soucis et les projets à refaire, le temps a passé sans que je n’y voie rien… Vingt ans, je vous dis, c’est comme si c’était hier... »

(Maintenant, j’ôte mon déguisement)

Ainsi parlait Jacob, fils d’Isaac, fils d’Abraham, le jour où il décida de quitter la maison de son oncle pour rentrer chez lui en Canaan. Comme vous le savez sans doute, sinon vous le verrez dimanche prochain, Dieu l’attendait au torrent de Jabbok. Mais sa question demeure : entre l’époque des premières découvertes de la vie, des premières questions sur Dieu, des temps forts du catéchisme et de la confirmation, et le moment où l’on commence à se pencher sur le passé, à se livrer aux réflexions proposées par l’âge ou par une épreuve inattendue, à évoquer le prochain retour auprès du Père, à penser à mettre ses affaires en ordre, entre-temps, dans le temps de la vie ordinaire en un mot, qu’avons-nous fait de Dieu ? Quelle a été sa présence dans la bousculade quotidienne des soucis familiaux, des problèmes professionnels, du combat pour la promotion sociale ou pour la simple survie ? Avons-nous eu conscience d’une quelconque réalité de Dieu dans notre existence ces 20, 30 ou 50 dernières années ? A part les signes traditionnels, bien entendu : mariages, baptêmes, services funèbres… ?

Dans la foi, on sait bien que Dieu est « quelque part autour de nous » ou près de nous. Cela fait partie de sa promesse : « Je serai avec toi où que tu ailles, où que tu te trouves ».
Dans la foi, on a discerné Dieu en Jésus-Christ. On l’a vu à l’œuvre parmi les hommes de son siècle, et on a pu discerner le visage invisible de Dieu à travers l’amour du Christ pour ceux qu’il rencontrait. « Celui qui m’a vu, Philippe, a vu le Père, car je suis dans le Père, et le Père est en moi » (Jean 14, 7-11).
Dans la foi, on se dit que Dieu est peut-être intervenu ici ou là, pour garantir une certaine justice ou une certaine éthique : redonner leur dignité aux méprisés, venir en aide aux exilés, condamner l’injustice et l’oppression. On se dit qu’après tout tel ou tel événement qui nous a touchés de près était peut-être l’effet de sa volonté, pour nous amener à réfléchir ou à changer d’attitude… On s’aperçoit, comme le fait le biographe de Jacob en Gen. 29 à 31, que ce temps ordinaire, pendant lequel il ne s’est apparemment rien passé avec Dieu, parce qu’il n’y avait plus de place pour lui entre nos obligations et nos occupations, n’a de loin pas été un temps vide de sa présence, et que si on le voulait bien, on aurait pu en plus d’une occasion l’apercevoir sur nos chemins. Je vous rends attentifs au début du ch. 32 (vv. 2-3) à cette notation toute simple et sans commentaire: « Jacob poursuivit sa route (après avoir établi un pacte de paix avec Laban, que Dieu avait pacifié à l’égard de Jacob, Gen. 31, 24). Des anges de Dieu vinrent à sa rencontre. Quand il les vit, Jacob s’écria : c’est un camp de Dieu ! » Quels messagers (les anges ne sont rien d’autre que des messagers de Dieu dans l’Ancien Testament, sans ailes et sans tunique blanche) Dieu envoie-t-il nous rencontrer sur notre chemin ? Quelle présence discrète et bienveillante ne manifeste-t-il pas à notre égard à travers les gens qui nous entourent, nous aident et nous aiment ?

Entre les grands événements tragiques ou heureux qui peuvent ponctuer une vie et lui donner son sens ou la briser momentanément, entre les grandes rencontres de l’existence où Dieu révèle quelque chose de lui à notre cœur croyant, le temps ordinaire passe, comme une suite de jours, comme une fuite de jours. Cet entre-temps n’est pourtant pas vide de Dieu sous prétexte que Dieu n’y apparaîtrait pas sous une forme éclatante, dans une manifestation éblouissante. Cet entre-temps est plein d’allusions à déchiffrer, et il est parfaitement possible d’y percevoir la proximité de Dieu à travers les signes et les messagers qu’il met sur notre route. Cet entre-temps est aussi le temps du mûrissement, de la préparation au retour chez soi —et par là je n’entends pas évoquer seulement le chemin vers nos derniers jours, mais aussi l’époque de la vie où l’être se recentre, se trouve lui-même après s’être tant cherché et fui en même temps. Cet entre-temps de notre vie quotidienne, c’est finalement, à part deux ou trois instants marquants et décisifs, toute notre vie pendant laquelle Dieu, que nous le sachions consciemment ou non, tient fidèlement sa promesse d’être avec nous où que nous allions, où que nous soyons.

Amen.

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Avec la participation de
Orgue
Erna Béguin
Musique
L'ensemble de flûtes PHASAME, dirigé par Maria Amrein