La simple présence de techniciens de la RSR dans ce temple permet que ce culte soit suivi par plus de personnes qu'il n'en entrera jamais dans ce lieu en une année. Au-delà de l'anecdote, il y a là un signe. Le signe que l'Eglise et surtout l'ensemble des croyants qui la constituent, se trouvent, comme tout un chacun dans notre monde, insérés dans un nœud complexe de communications croisées.
Certes nous n'avons pas fini de mesurer l'impact d'une telle situation sur notre foi, sur notre façon de la vivre et d'en rendre compte. Mais une chose est sûre en tous cas, il ne nous est pas possible en tant que chrétiens de vivre comme si le reste du monde n'existait pas, il ne nous est pas possible de rester sourds aux cris multiples, parfois contradictoires mais souvent confus que le monde fait résonner à nos oreilles par médias interposés.
Car sans cesse nous sommes confrontés à l'avalanche des nouvelles du monde entier : guerres, massacres, terrorisme, bombes, et mines antipersonnel, accidents, drogue, suicide, maladie. Tout cela se succède dans un tourbillon incessant, à une telle vitesse qu'il ne nous est presque plus possible de faire le tri, de classer ou plus simplement de comprendre les multiples enjeux croisés ou de tenter de déjouer les manipulations qui se cachent derrière ce flot incessant de nouvelles diverses. Pourtant sur l'écume de ces informations surnage le cri du monde, le cri qui réclame un sens à tout cela. Avec la multiplication des moyens d'informations et l'accélération de leur diffusion se désagrège en même temps le sentiment que tous ces événements ont un sens et plus largement que l'histoire elle-même ait un sens. Tout se passe comme si l'histoire du monde perdait la tête et se comportait comme une machine qui s'emballe, une machine qui continuerait à fonctionner sans que plus personne ne sache exactement pourquoi, pour qui, en vue de quoi ! Spectacle digne des plus apocalyptiques scénarios de science-fiction !
Mais cette masse d'informations qui nous parvient à chaque instant ne fait elle-même que se rajouter à toutes les informations plus personnelles qui nous parviennent et qui nous touchent tout autant si ce n'est plus : la nouvelle d'une famille du voisinage fauchée par un accident de voiture sur la route des vacances, celle d'un ami, père de famille succombant brusquement à une crise cardiaque, celle d'un jeune cousin qui sombre dans l'enfer des drogues, celle d'une voisine étouffant sous le poids de sa solitude, celle d'une famille amie cachant le chômage de l'un des siens encore trop perçu comme une honte. Et une fois de plus, c'est le même cri partout, oui c'est le même cri, la même question qui revient parfois insupportable à force d'être répété : tout cela a-t-il encore un sens ? Quel sens peut bien avoir ce qui apparaît à beaucoup comme une multiplication des situations difficiles ?
Il y a une génération de cela, le marxisme, la foi au progrès ou d'autres idéologies collectives permettaient encore d'esquisser des réponses et pouvait donner l'impression que l'histoire, l'histoire du monde et mon histoire personnelle, avait un sens, se dirigeait vers un accomplissement. Mais l'écroulement des idéologies et plus encore l'écroulement du sentiment collectif d'appartenance au profit d'un individualisme poussé parfois à ses extrêmes nous met dans la quasi impossibilité de donner du sens au déroulement de nos vies et encore moins à celui du monde.
Aujourd'hui quand je me mets à l'écoute du cri de mes contemporains, je n'entends que partout le même mot : absurde, la même expression : tout cela n'a pas de sens.
Mais pour être honnête, il faut que je l'avoue, ce n'est pas seulement à l'écoute de mes contemporains que monte ce cri, ce sentiment de vide qui parfois me mine. Cette quête de sens, ce sentiment d'absurde, il n'existe pas que chez les autres, il est également présent dans ma vie.
Car le fait d'être chrétien ne m'épargne pas les interrogations sur le sens de toutes ces informations auxquelles j'ai perpétuellement accès. Le fait d'être chrétien ne fait pas de moi un extraterrestre insensible au malaise, au mal-être du monde. Le fait d'être chrétien ne m'extrait pas de ma condition de créature de ma condition de participant à un monde toujours en sursis, toujours menacé par les forces du chaos. Le fait d'être chrétien ne fait pas de moi un pur esprit planant sur les eaux troubles de l'univers.
Chrétien ou pas, je suis solidaire, existentiellement solidaire de l'ensemble de la Création, j'y participe aussi du point de vue de ce cri : de ce cri de la Création qui gémit sous la douleur que lui cause le sentiment vide de sens, d'absurde. Ce cri de la Création, ce gémissement sous la douleur, c'est aussi le mien.
Oui, l'apôtre Paul a bien raison quand il affirme notre étroite solidarité avec les souffrances du monde. Etre chrétien ne rend pas indifférent ni extérieur au monde et à ses soubresauts, au contraire, il nous rend, je le crois, encore plus participant de sa réalité du fait justement de notre espérance.
C'est bien parce que nous espérons quelque chose pour ce monde que le cri de l'humanité, ses gémissements et ses soupirs nous paraissent encore plus insupportables. L'espérance qui est la nôtre nous procure encore une conscience plus acérée de ses cris, les nôtres et tous ceux qui parviennent à nos oreilles. Loin de nous faire échapper du monde, loin de nous faire rêver d'un autre monde, la foi chrétienne nous renvoie sans cesse à ce monde comme le Christ n'a cessé de le faire tout au long de son ministère et comme les anges le proclament dans le récit de l'Ascension : pourquoi restez-vous ainsi les yeux rivés vers le Ciel ? Loin de nous faire rêver à un autre monde, notre foi nous renvoie à ce monde qui est l'objet de l'amour de Dieu. Sans doute nous est-il donné d'espérer un monde autre, mais pas de rêver à un autre monde. A l'heure où le foisonnement des nouveaux mouvements religieux inquiète, il y a là un bon critère pour distinguer entre une nouvelle forme de spiritualité authentiquement chrétienne et une déviance potentiellement dangereuse : la doctrine prêchée tend-elle à un éloignement, voire à une coupure du monde ? ou au contraire à l'image du Christ, la Parole faite chair, renvoie-t-elle sans cesse au monde qui est le nôtre et qui, je le répète encore, est l'objet de l'amour de Dieu ? Dans le second cas, il y a fort à parier que l'esprit de Dieu est à l'œuvre.
Oui, l'espérance qui est la nôtre ne nous permet pas de fuir le monde, mais au contraire nous en rend pleinement solidaire. Notre espérance ne nous empêche pas de ressentir jusqu'au plus profond de nous-mêmes les déchirures et les cris de ce monde. Ce n'est pas dans le fait que nous ne ressentirions pas autant que les autres créatures les déchirures absurdes de ce monde, ce n'est pas là que nous sommes différents en tant que disciples du Christ. L'on peut être chrétien et être habité par le sentiment existentiel d'absurde, par une profonde interrogation sur le sens de l'histoire.
Notre différence ne consiste pas à effacer en nous tout ce qui nous rend participants à l'humanité, d'ailleurs le pourrions-nous ? Notre différence consiste en ce que se trouve rajouté à côté de tout cela la ferme espérance que Dieu dirige l'histoire, celle du monde et aussi la mienne, vers son accomplissement.
C'est cette ferme espérance qui nous permet de faire face à la succession effrénée des informations multiples. Certes il y a des jours où vivre une telle espérance est difficile, il y en a cependant d'autres où il nous est possible de discerner dans tel ou tel événement la gestation d'un monde autre, la croissance inexorable du grain de senevé, le lent travail du levain dans la pâte.
Peut-être s'agira-t-il d'une poignée de main historique entre deux ennemis irréductibles ? Peut-être s'agira-t-il de la chute d'un régime d'exclusion ? Peut-être s'agira-t-il de la nouvelle découverte d'un médicament ? Peut-être s'agira-t-il d'une association particulièrement active dans la lutte contre tel fléau ? Peut-être s'agira-t-il du témoignage d'une femme réfugiée disant son soulagement d'avoir échappé aux bombes de son pays ? Peut-être s'agira-t-il de tout autre chose encore, peu importe l'exemple, ce qui compte, c'est la possibilité que nous donne notre espérance de lire l'histoire du monde et d'y découvrir un sens, une direction, un objectif.
Et c'est à dessein que j'emploie ici le terme de lire. C'est bien de lecture qu'il s'agit, c'est-à-dire d'apprendre à déchiffrer un système de signes qui mit bout à bout constitue un message. Et cet apprentissage ne saurait se consolider que dans une pratique régulière, critique et collective afin d'éviter de tomber dans les travers des mouvements apocalyptiques qui surgissent régulièrement dans l'histoire.
C'est en ce sens que l'Eglise, et faut-il rappeler que l'Eglise c'est d'abord vous tous et toutes rassemblés pour écouter la Parole de Dieu ? C'est en ce sens que l'Eglise a un rôle prophétique à jouer, oui l'Eglise doit être à ce siècle qui n'en finit pas de finir ce qu'Esaïe ou Amos furent pour Israël : une voix prophétique. Attention pourtant, attention de ne pas confondre voix prophétiques dans la tradition biblique et prédictions astrologiques ou Nostradamustique ! La voix prophétique biblique est cette parole humaine qui tente de restituer aux oreilles du monde une parole divine qui donne sens aux événements du monde.
Tout comme un Amos a tenté de montrer à son peuple ce que signifiait son histoire. Tout comme un Esaïe a rendu lisible l'histoire d'Israël même sans ses catastrophes, ainsi l'Eglise doit rendre lisible pour toutes et tous l'action de Dieu dans ce monde. Elle doit rappeler que Dieu agit, que Dieu agit avec les petits, les humbles, les exclus, les artisans de paix, avec celles et ceux qui ont soifs de justice, avec celles et ceux qui sont capables de miséricorde. Oui, l'Eglise doit rappeler que Dieu est à l'œuvre dans ce monde et que sans cesse il lutte contre le chaos qui envahit le monde et le menace.
Certes je ne prêche pas pour une Eglise qui se pose en donneuse de leçon de l'humanité, pour une Eglise pleine de suffisance et de morgue. Je ne plaide pas non plus pour un Eglise électronique qui se laisserait séduire par la course à l'audience et qui verrait dans les chiffres de l'audimat la preuve de sa vigilance évangélique. Non, mais je plaide pour une Eglise qui n'ait ni peur du monde, ni peur de son espérance. Car si l'Eglises a peur, peur des mots pour dire son espérance dans ce monde, peur de son espérance même, alors elle se trouve en contradiction avec ce qui fonde son espérance.
Car ce qui fonde son espérance, ce qui fonde notre espérance, la mienne comme la vôtre, c'est une relation à Dieu qui ne soit pas fondée sur la peur mais sur la confiance. C'est pour rétablir cette vérité oubliée que Jésus le Christ n'a cessé de parcourir les chemins de Palestine. Face à une humanité déboussolée et consciente de ses limites. Jésus vient rappeler à chacune et chacun sa dignité de créature aimé de Dieu et détruire le sentiment d'être une marionnette manipulée par une divinité éloignée et incompréhensible. C'est pour changer notre relation à Dieu que Jésus guérit, redresse, prêche, interpelle et intercède. Il vient parler d'un Dieu qui fait confiance, d'un Dieu qui me fait confiance, qui place cette confiance devant moi comme le socle de nos relations futures. Jésus vient me parler d'un Dieu qui se soucie de sa Création, qui se soucie de son accomplissement. Mais qui davantage encore se soucie de notre participation à son accomplissement. Pour rétablir cette relation de confiance qui bannit la peur, Jésus a bousculé bien des habitudes, bien des pouvoirs qui s'étaient établis en exploitant la peur pour affirmer pleinement cette relation de confiance, il est allé jusqu'à la mort. Et comme pour attester l'authenticité de cette démarche, Dieu l'a ressuscité. Pour que nous sachions à notre tour que Dieu le Créateur, celui qui mène l'histoire à son terme, Dieu nous adopte comme ses enfants et que nous pouvons l'appeler : Père.
Amen.