En ce dimanche de la Réformation, je me suis demandé si Zachée n'était pas lui-même déjà une figure de Réformateur, tout petit et couard qu'il était; et dans quelle mesure nous-mêmes aujourd'hui pouvions être appelés à une tâche de Réformateurs, (réforme de nos vies, peut-être réforme de l'Eglise), tout petits que nous sommes, mais avec tant de potentiel.
Après tout Martin Luther n'avait pas prévu de devenir Réformateur. C'est l'histoire qui le reconnaît comme tel et ce sont les circonstances qui l'y ont poussé. Mais ce fut aussi un chemin personnel tout simple, au raz des pâquerettes, qui pourrait être le nôtre.
I. Martin Luther
Rappelez-vous comment Martin Luther avait choisi la prêtrise, puis la vie monastique par désir de plaire à Dieu, de vivre une vie authentique. Mais au fur et à mesure qu'il avançait dans sa vie se révèle une frustration profonde, une inquiétude, l'impression que jamais il ne pourra satisfaire aux exigences de Dieu, que jamais il ne sera juste devant lui.
Il prie, il lutte, il étudie les Ecritures. Dans sa lecture de l'Epître aux Romains, il découvre tout à coup que Dieu le considère comme juste grâce au Christ, indépendamment de ses œuvres. Sa vie est justifiée avant qu'elle ne s'accomplisse. C'est alors l'explosion de joie, le tournant décisif qui a transformé sa vie; l'ouverture à l'Esprit du Christ qui le réconcilie avec Dieu et lui-même. Je ne vais pas raconter plus loin sa vie, mais souligner ce qui me frappe dans son parcours, ce qui le caractérise comme Réformateur.
1. Tout d'abord il a rendu public ce qui était devenu déterminant dans sa vie et qu'il estime avoir une portée universelle. Le 31 octobre 1517, il affiche ses 95 thèses à la porte de l'église de Wittenberg. C'est un manifeste, comme le manifeste du parti communiste. Il prend position publiquement et devient un militant. Il prend le risque d'être à contre-pied du courant dominant.
2. La deuxième caractéristique, c'est qu'il n'est pas un adhérent seulement, mais un pratiquant de ses thèses. Ce qu'il affirme, il l'a vérifié et pratiqué dans sa réalité de vie. Il a expérimenté personnellement ses thèses.
3. Mais il faut dire que cette expérience, il l'a vécue dans un contexte de quête existentielle, où il s'est senti perdu, même dans l'agonie. En tous cas, il avait reconnu une faille profonde en lui, dans son système de vie (c'est la 3e caractéristique).
Comme jeune homme, il avait adopté ce que la société et l'Eglise lui offraient pour bien vivre; devenir prêtre et moine, c'était le nec plus ultra pour être en lien avec Dieu à l'époque. Mais profondément en lui gronde une angoisse sourde qui n'ose pas s'exprimer. Il subsiste une faille qu'il n'ose pas avouer : " Le système ne fonctionne pas ! La joie et la paix ne viennent pas, ni la satisfaction profonde, ni ce sentiment d'être enraciné en Dieu, en paix avec Dieu et avec lui-même. ".
En fait, tout a commencé lorsqu'il a laissé cette faille venir à sa conscience, et l'a mise en lumière, quitte à souffrir le désespoir ou à sentir l'insécurité l'envelopper totalement; tout a commencé lorsqu'il a reconnu sa propre détresse et s'est mis en quête d'une issue devant Dieu.
Voilà donc les trois caractéristiques que je vois chez ce Réformateur :
- une faille dans son système de vie, qu'il reconnaît, qui le conduit dans une quête;
- une découverte expérimentée et pratiquée;
- un manifeste, une manifestation publique, qui proteste ouvertement : " Maintenant, ça suffit, il faut que cela change ! " et il en devient militant.
II Venons-en à Zachée
Ne serait-il pas lui aussi figure de Réformateur ? Il nous manque la suite de son histoire pour l'affirmer clairement. Mais on peut bien s'imaginer que, sans qu'il l'ait cherché, il soit devenu fondateur ou du moins inspirateur d'un mouvement spirituel, ecclésial. En tous cas Jésus dira de lui : " Aujourd'hui, le salut est entré dans sa maison. " C'est dire que le salut a pris corps dans sa réalité concrète quotidienne. C'est le point de départ de toute une vie transformée, le point de départ d'un mouvement où d'autres vont puiser l'inspiration.
Comment ça commence-t-il ? Zachée est un homme très efficace, très présent dans la société (il est percepteur d'impôts), un homme très actif : un winner (un gagnant); il a cherché à se faire une place au soleil, à profiter au maximum de la vie pour être heureux; il s'en est donné les moyens selon ce que lui offrait la société de son temps. C'est vrai qu'il n'est pas très aimé; mais il a réussi.
1. Toutefois, au cœur de ce succès : il y a une faille insurmontable, sûrement une fissure douloureuse. Est-ce sa petitesse ou sa division intérieure ? Il se convainc qu'il a raison, mais il sait très bien qu'il exploite les gens. Il voudrait bien l'étouffer cette petite voix, la couvrir pour jouir sans frein. Alors il donne l'image que son système marche à 100 %. Mais au fond de lui, il sait que quelque chose ne marche pas, ne tourne pas rond. Il y a une fêlure dans son système bien rôdé.
C'est sa chance ! C'est l'occasion de laisser surgir une soif, une quête plus ou moins consciente. Et ça va le conduire à chercher à voir ce Jésus, qui est hors de son système.
2. Quand il grimpe sur le sycomore, peut-être espère-t-il encore passer inaperçu. Mais tout de même : il se risque à laisser voir sa faille, sa petitesse, sa quête, sa soif. Et quand Jésus s'arrête sous l'arbre et l'interpelle, ça devient évident : elle est rendue visible aux yeux de tous sa vulnérabilité; il ne peut plus la fuir ou s'en cacher. Mais simultanément, la Parole du Christ le rejoint, le bouleverse : " Quoi ? Lui ? Venir chez moi ? Rien ne l'arrête, ni mon esprit voleur ni mes doutes sur moi-même ! " Ca va provoquer un bouleversement complet chez lui, bouleversement de ses valeurs (déjà fragiles quoique bétonnées).
L'annonce de la venue de Jésus chez lui ouvre toute grande la faille de son système: il avait voulu survivre en s'imposant aux autres, justifier sa vie par son pouvoir sur les autres, par sa richesse acquise sur leur dos. Mais c'est Jésus qui le justifie en venant chez lui; il le libère de tous ses échafaudages inutiles ou trompeurs.
Immédiatement, il inaugure de nouvelles relations, de nouvelles manières d'être, des espaces de gratuité, de reconnaissance, de réparation, de solidarité. " Voici Seigneur, je donne aux pauvres la moitié de mes biens et si j'ai fait tort de quelque chose à quelqu'un, je lui rends le quadruple." Ce bouleversement intérieur le conduit immédiatement dans une pratique nouvelle. Il ne reste pas enfoui dans une intériorité inatteignable.
3. Quand Jésus viendra chez lui, Zachée manifestera publiquement sa nouvelle position. C'est un vrai manifeste qui va inspirer ses contemporains, leur donner un espace pour trouver leur propre chemin. Il inaugure une nouvelle manière de vivre qui tranche avec sa société.
On le voit, déjà du temps de Jésus, chez Zachée on trouve ces trois caractéristiques du Réformateur :
- une faille reconnue (qui l'ouvre à une quête);
- une révélation (qui le conduit à une pratique);
- un manifeste public.
III Qu'en est-il pour nous aujourd'hui ?
L'Esprit des Réformateurs, de Luther ou de Zachée ou de tant d'autres va-t-il souffler sur nous aujourd'hui ? Va-t-il trouver une faille dans notre système de sécurité personnel ? Une faille dans ces systèmes de sécurité que notre société moderne engendre ? Une faille qui pourrait devenir notre chance ? (Serait-ce une maladie, un deuil, un temps de chômage, un mal-être, une relation brisée, quelque chose qui m'arrête dans ma course ?) Y a-t-il une faille qui pourrait faire de nous des chercheurs, nous ouvrir à une dimension nouvelle de la présence du Christ, nous faire crier : " Maintenant ça suffit, il faut que ça change ! " Au point de protester positivement, de manifester ouvertement dans notre société, de devenir militants d'un Evangile qui tranche (comme Luther qui affiche ses thèses).
Chacun peut découvrir sa propre faille, la reconnaître devant Dieu et se mettre en quête d'une issue, d'un sens nouveau.
1. Quant à moi, j'en connais une, dans ma vie et dans la société. Je la retrouve chez beaucoup de nos contemporains, dans l'Eglise comme hors de l'Eglise. Aujourd'hui, ce que je découvre comme besoin dans ma vie, ce que je ressens comme détresse tout autour de moi : c'est la dispersion, l'éparpillement de notre être.
Tant de sollicitations, de pressions extérieures contribuent à nous disperser dans toutes les directions à la fois, sans compter les pressions intérieures (qui se révèlent lorsqu'on ralentit son rythme). Ces pressions risquent de diluer notre être, de nous réduire à n'être qu'un pion, un fantôme ou un fantoche, et de faire disparaître notre vraie personne.
Je sais que le type de vie que nous impose la société actuelle conduit naturellement à cette dispersion (bien qu'à toutes les époques on ait déjà connu ce phénomène). Comme tous les humains, les croyants aussi, nous faisons cette expérience humiliante que notre vie se dissout, se perd dans des méandres, alors que nous cherchons à en faire quelque chose de beau, à réaliser un but. Est-ce que cette faille peut ouvrir un passage à l'Esprit ? Quelles sont la quête et la découverte qu'elle peut susciter ?
2. Ici surgit la prière du Psaume 86 (v.11), comme une révélation : " Seigneur, unifie mon esprit, pour qu'il te contemple. Rassemble mon cœur, pour qu'il t'adore." Oui, c'est cela que je veux : "Rassemble mon cœur, sauve ma vie qui se dissout et se disperse, rassemble mon cœur. Ainsi du fond de mon être retrouvé je pourrai t'adorer." Au moment même d'entrer dans cette prière (si vous la faites vôtre), Dieu l'exauce et rassemble notre cœur, redonne consistance à notre être. Un être unifié, rassemblé, c'est un être qui adore Dieu !
Pour entrer dans cette prière, il faut avoir entendu ce cri de Dieu : " Arrêtez-vous, sachez que je suis Dieu. Demeurez tranquilles, reconnaissez-moi au milieu de vous." (Psaume 46, 11).
Jésus s'est arrêté devant le sycomore; Zachée s'est arrêté devant Jésus. Arrêtez-vous ! C'est son appel à créer des arrêts dans nos vies, dans nos journées, des sortes d'instants sabbatiques. Là dans le silence retrouvé, au cœur même du travail, notre être se rassemble et redevient adorateur.
Au cœur de notre temps perdu, le Christ nous sauve, il instaure un autre temps. Devenir pratiquant de ces arrêts de tranquillité, de ce rassemblement de notre être, voilà un défi décisif pour moi, pour l'Eglise, pour nous dans notre société.
3. Une faille, une découverte pratiquée. Est-ce que nous en ferons un manifeste, une protestation publique : "Maintenant ça suffit ! Il faut résister à ce train de vie dispersant. Inaugurons un autre style de vie !" Devenir pratiquant d'un autre style de vie, ça pourrait faire de nous des militants à défaut d'être des protestants. Devenir pratiquant d'un autre style de vie, c'est protester contre la toute-puissance des moyens de dispersion sur nous.
Voilà une Réforme dont nous pouvons être porteurs, dont nous avons besoin, dont l'Eglise et le monde ont besoin : vivre et offrir des lieux de résistance à la dispersion et à la course sans fin, des lieux en nous-mêmes, des lieux entre humains où notre être rassemblé adore Dieu.
Amen.