Dans sa prière à Dieu le Père, Jésus, au moment où il va quitter cette terre, il nous met dans une drôle de situation. Il nous considère, en même temps, comme étant du monde et n'en étant pas... Ses disciples, nous aujourd'hui, il nous sait dans le monde et pourtant ... il considère que nous n'en sommes pas.
Etre du monde - être de Dieu : il y a là deux possibilités de vie, mais des possibilités à première vue contradictoires. C'est un peu comme si l'on nous disait que nous sommes en même temps cyclistes et automobilistes. Nous pouvons être l'un et l'autre, mais seulement l'un après l'autre. Ainsi, il nous semble que si nous voulons pouvoir vivre, il nous faut mettre l'une ou l'autre de ces possibilités entre parenthèses... Choisir ou le monde ou Dieu...
Cependant, tout au long de sa prière pour les siens Jésus insiste, développe son idée : ses disciples, ceux d'avant-hier, comme ceux d'hier ou nous aujourd'hui, nous devrions répondre de deux origines, de deux enracinements : le monde des hommes et le monde de Dieu. Pourtant, moi, je me sens tout d'abord membre à part entière du monde. Je me vois comme tous les autres avec des attentes d'homme, avec des désirs d'homme, avec des rêves d'homme que j'aimerais voir concrétisés dans ce monde. Comme les autres, j'ai besoin d'un travail pour vivre. Comme les autres j'ai besoin d'affection, de reconnaissance, j'ai besoin d'avoir une place dans la société, j'ai besoin de contacts qui me relient aux autres. Comme les autres, je suis capable de petites combines pour m'assurer mon confort. Je cherche à tirer à moi la couverture, de sorte que la vie ne soit pas trop difficile, pas trop pleine de conflits de conscience....
De cette manière, je me sens pleinement participant du monde. Je reconnais que je suis pleinement soumis à ses contingences. Et cependant, dans ma foi au Christ, par ma foi au Christ, je ne suis plus, je ne suis pas seulement du monde. C'est une autre autorité qui a pouvoir sur moi : Dieu.
Comment faire pour gérer cette double appartenance ? Je l'ai déjà évoqué, il y a la possibilité de mettre un de ces deux enracinements entre parenthèses, ce qui revient à l'oublier, voire à le trahir. Si je tiens ma foi entre parenthèses, je m'éloigne du monde de Dieu. Pratiquement, cela revient un peu à dire : "Je suis croyant, mais pas pratiquant !" Mais que signifie encore une telle foi ? A l'opposé, je pourrais être tenté de mettre mon appartenance au monde entre parenthèses. C'est d'ailleurs une tentation qui s'est toujours à nouveau trouvée dans l'histoire du christianisme. Je dirais un peu que c'est la tentation de se prendre pour un pur esprit. Dans cette perspective , les idées, la foi, l'appartenance à Dieu sont la seule chose qui compte... on ne s'occupe plus trop des problèmes de la société. Cet idéal de recherche d'une vie proche de Dieu, cette recherche de la perfection, elle s'est retrouvée, par exemple, dans la vie érémitique. Dès les débuts du christianisme des hommes et des femmes se sont retirés du monde, ils se sont isolés dans des lieux déserts pour n'être dérangés par rien, en sorte qu'ils puissent utiliser tout leur temps à la prière, à la méditation, à la communication avec Dieu. Chaque époque a connu ses ermites. Chaque époque a connu ces hommes et ces femmes qui s'oubliaient totalement eux-mêmes, pour ne penser qu'à Dieu. Or cette rigueur face à soi-même au profit de Dieu, elle n'a, dans l'histoire, pas été que le fait de moines. Avec des mouvements comme le piétisme, dans le protestantisme aussi, des hommes et des femmes, gardant leurs activités professionnelles, ont aussi cherché à vivre cet idéal de proximité avec Dieu. Mais un tel engagement a souvent eu pour conséquence que ceux qui s'engageaient aussi spectaculairement dans une relation avec Dieu, ils devenaient myopes sur leur réalité sociale.
Personnellement je pense que ce serait une erreur que les chrétiens s'imaginent devoir être de purs esprits, sur qui les contingences de la vie quotidienne n'ont pas de prise. Bien au contraire, pour moi, les chrétiens sont des hommes et des femmes insérés au coeur de la vie, de ses joies comme de ses difficultés. Les chrétiens sont des êtres engagés dans une bagarre qui n'a rien d'angélique. Il ne s'agit pas de faire des chrétiens des baroudeurs ou des escrimeurs de salon, mais des hommes et des femmes conscients d'une vision du monde que leur donne leur foi et qui la défendent.
"Je leur ai donné ta parole et le monde les a haïs, parce qu'ils ne sont pas du monde, comme je ne suis pas du monde." (v. 14)
Cette parole de Dieu donnée par Jésus aux siens et qui provoque la haine, c'est une parole qui donne un sens à l'existence. C'est une parole qui oriente la vie, qui lui donne un fondement. C'est une parole qui engage à prendre de grandes options sur sa manière de vivre. En parcourant les Evangiles, nous pouvons découvrir ce que Jésus veut signifier par cette parole donnée. En l'examinant, vivre et agir, nous découvrons qu'il ne fonctionne pas selon les convenances sociales, selon des schémas préétablis et qui coincent les gens dans des cases, dans des jugements. Jésus a d'abord un regard d'amour pour chacun, un regard neuf qui cherche à comprendre qui est son interlocuteur, ce qui le met en mouvement. Hors des solidarités de clan - qui ne sont que des prêtés pour des rendus - Jésus exerce une véritable solidarité avec les pauvres, les exclus, les marginaux, tous ceux dont personne ne veut. Porteur d'un message de pardon, il veut permettre à chacun de renouer ses relations avec Dieu. Justement c'est dans ce rôle de messager de Dieu qu'il dérange, parce qu'il vient mettre chacun au pied du mur. Ouvreur de perspectives qui nous permet de renouer des relations avec les autres humains et avec Dieu, il indispose tout un chacun qui ne peut plus se réfugier derrière ses petites excuses. Mais pour tous ceux qui acceptent d'entrer dans sa démarche, il est un libérateur. Ainsi tous ceux qui, par lui, ont trouvé pour leur vie une vérité, celle qui leur permet d'assumer leur vie humaine, ils sont dans la joie.
Cette parole de Jésus n'est pas alors une parole qui enferme, qui crée de nouveaux moralismes, qui sécrète des catégories, des exclusions. Au contraire c'est une parole pour la vie, une parole qui permet de s'orienter dans le quotidien. Cette parole qui libère, elle engendre des engagements, des engagements qui sont d'une autre nature de ceux du monde de la politique, de la finance, par exemple. Cette parole qui ancre notre manière d'être, de vivre dans une relation à Dieu, elle ne nous demande pas de nous exiler dans un monde angélique. Elle nous enjoint simplement de vivre de manière conséquente dans les réseaux humains qui sont les nôtres. Pour le dire autrement, cette parle de Jésus, elle nous permet de nous situer comme des doubles nationaux là où nous vivons. Un double national, c'est une personne qui se sent à l'aise de ce côté-ci, comme de ce côté-là de la frontière. C'est surtout une personne qui n'a pas besoin de renier une partie d'elle-même à part entière de ce côté-ci, comme de l'autre de la frontière. Un double national, son rôle, c'est alors d'établir des ponts, des liens entre ce qui semble éloigné.
Jésus de Nazareth a été le premier de ces doubles nationaux, homme et envoyé de Dieu. Or, justement parce qu'il a été homme, pleinement homme il a su nous apporter cette parole de Dieu qui nous ouvre à ce monde-là sans faire de nous de purs esprits ou des anges. Au moment de quitter notre monde, celui qui a été envoyé, à son tour il nous envoie pour perpétuer son message. Il nous appartient alors de marquer notre double appartenance dans ce monde par une manière originale de vivre, une manière qui tienne compte de nos besoins, de nos attentes, mais aussi et surtout du message d'amour, de réconciliation et de paix qu'il est venu nous apporter.
Jésus de Nazareth en nous engageant à sa suite, il ne nous livre pas des solutions toutes faites, applicables dans tous les cas. Il n'est pas un livreur de plats cuisinés, il se contente, si je puis dire, d'être un fournisseur de batteries de cuisines et de livres sur l'alimentation. A nous de réfléchir à partir des bases qu'il nous a fournies, afin d'arriver au meilleur résultat possible, compte tenu des données que nous trouvons sur le terrain.
Engager notre solidarité en faveur des exclus d'aujourd'hui, vivre une solidarité avec les chômeurs, les étrangers, les marginaux de notre coin peut nous amener à prendre des positions qui ne seront pas agréées par tout le monde. Face au chômage, nous nous sentons personnellement passablement désarmés. Ce sont des groupes comme notre CSP qui peuvent envisager et mettre sur pied des activités pour les chômeurs, afin de les réhabituer au monde du travail et ainsi de leur redonner confiance en eux-mêmes. Par ailleurs la réflexion sur la réduction du temps de travail, afin de créer plus de postes de travail, elle n'a pas encore vraiment fait école. Face aux étrangers, nous avons facilement tendance à vouloir distinguer les bons des autres.... ceux qui nous sont sympathiques des autres. Nous avons ainsi beaucoup de peine à vaincre certains de nos réflexes un peu xénophobes, certains de nos réflexes de respect inconditionnel des autorités. Nous avons beaucoup de peine quand il s'agit de poser des questions critiques, voire de dire non à l'Etat quand par des lois il en vient à prendre des mesures inhumaines et disproportionnées contre certaines catégories d'étrangers. Là, notre voix de doubles nationaux doit retentir pour dire que la démocratie, notre démocratie est en danger quand on cherche à rogner certains principes d'accueil, quand on ne respecte plus nos engagements internationaux, quand on cherche à intimider ceux qui vivent des solidarités avec ces étrangers. Face à ces attitudes frileuses, nous avons à rappeler l'attitude d'ouverture du Christ. Face aux marginaux que l'on cherche à normaliser, nous avons à rappeler que notre société ne saurait être unicolore. Nous avons alors un effort d'accueil à réaliser, notre solidarité à prouver par des actes.
De toute évidence, au-delà de notre comportement personnel, c'est aussi notre attitude de société qui doit refléter notre respect, notre amour de notre prochain. Mais ces quelques exemples nous montrent bien les limites auxquelles nous nous confrontons : soit les nôtres, parce que nous sommes confrontés à des questions difficiles et délicates, soit celles de nos contemporains qui ne comprennent pas forcément nos engagements et qui peuvent être amenés à nous rejeter... Ainsi, être du monde sans en partager toutes les positions nous met en position de résistants, de résistants au nom de l'Evangile, de résistants au nom du faible, de l'exclu. Dans ces moments-là se vérifie notre fidélité au Christ. Dans des moments semblables, nous montrons si nous mettons entre parenthèses Dieu ou les hommes ou si nous cherchons, même au prix de la haine de certains, à assumer les deux origines qui nous définissent.
Nous pouvons avoir peur de nous engager ainsi et d'avoir à affronter la colère de certains. Nous pouvons avoir peur d'avoir à nous engager seuls, en ne sachant pas si nous faisons juste, si nous sommes vraiment fidèles... Cet engagement au coeur du monde est cependant notre place, la place des doubles nationaux que nous sommes, l'endroit où le Christ nous a voulus et où il nous accompagne, nous soutient.
Dans cette perspective, il me faut encore souligner quelque chose dans cette prière, et c'est par là que j'aimerais terminer : Jésus s'adressant à Dieu dit : "Je ne te demande pas de les ôter du monde, mais de les garder du mauvais". Jésus ne demande pas que nous soyons préservés de tout, il ne demande pas que nous soyons épargnés, mis à l'écart. Ce qu'il veut c'est que dans la confrontation dans laquelle nous pouvons nous trouver engagés, nous ne soyons pas écrasés. Impliqués oui, devant agir et se déterminer oui, mais pas sans secours, pas sans aide. Ce sera tout le message de Pentecôte que de nous indiquer de quelle manière cette aide nous est donnée par Dieu par le moyen du Saint-Esprit, qui nous garde présent le Christ.
Aujourd'hui, nous sommes entre l'Ascension et Pentecôte, entre le rappel du départ du Christ qui nous laisse seul à nos responsabilités et l 'annonce de la venue du Saint-Esprit. Aujourd'hui, nous en sommes à réaliser pleinement que nous sommes des doubles nationaux, des hommes et des femmes pleinement enracinés dans notre monde, mais dont la raison d'être nous est donnée d'ailleurs.
Aujourd'hui, notre seule tâche, tout notre engagement, c'est d'assumer dans nos gestes et dans nos paroles cette double appartenance, de sorte que la parole du Christ soit dite au coeur de notre monde, qu'elle interpelle, remette en question. Le Ressuscité a besoin de nous, mais comme il sait que nous avons aussi besoin de lui, il nous promet de ne pas nous abandonner, de sorte que nous allions au bout de notre témoignage. Nous sommes seuls, amis nous pouvons nous réjouir, nous réjouir de cette tâche qu'il nous a confiée, nous réjouir de ce qu'il veille avec nous et pour nous.
Amen.