Avenir à tout ce qui nous entoure !

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Tout comme dimanche dernier, vous êtes face à la tenture qui a accompagné le carême, mais dont le thème : "les femmes animent le monde" peut accompagner chacun de nos dimanches et surtout chacune de nos semaines. J'attire aujourd'hui votre attention sur le tableau du milieu en haut.

Il y a là une femme et deux femmes. Une femme tout en blanc, au centre, une jeune accouchée. Elle vient de recevoir dans les bras son enfant, son bébé. A ses côtés, l'une se penche avec tendresse et sollicitude sur elle, l'autre levant bien haut la main, écarte les rideaux de la nuit, créant un espace pour que la vie soit possible au milieu des ténèbres. Cette femme reprend le geste de Dieu qui met le firmament entre ce qui est en haut et ce qui est en bas pour que la lumière soit au milieu de la nuit. Jusqu'au moment de recevoir cette tenture de carême, j'ignorais le nom de ces deux femmes. Il s'agit de Schifra et Pouha. Deux femmes de l'époque de Moïse, de l'époque où le peuple hébreu était malheureux en Egypte.

Le pouvoir n'aime pas les naissances. De Pharaon au temps de Moïse, au dragon de l'Apocalypse qui veut dévorer l'enfant à naître de cette femme vêtue de soleil et couronnée d'étoiles, le pouvoir n'aime pas les naissances. Jusqu'à Hérode au temps de Jésus, ceux qui sont en place, ceux qui sont installés au faîte de la richesse ne supportent pas les naissances, car les naissances risquent de déranger leur souveraineté. Une naissance c'est toujours le bousculement d'un ordre établi, c'est toujours le risque d'être détrôné. Je précise : les pouvoirs n'aiment pas les naissances que si elles viennent dans un ordre immuablement naturel renforcer leur pouvoir. Mais par contre, lorsqu'elles se font menace, lorsqu'elles risqueraient de bousculer l'ordre établi, au sein de notre monde (ou parfois même au sein du couple), nous n'aimons pas les naissances.

Que dites-vous de la démographie galopante du tiers-monde ? Est-ce le souci du bien-être des familles chinoises, indiennes ou africaines qui vous guide, ou la crainte de croiser davantage d'Africains ou d'Asiatiques dans nos villes ? N'y aurait-il pas une espèce de parenté malsaine entre notre discours sur l'explosion démographique et le discours de Pharaon qui a peur que ceux qui habitent chez lui se mettent d'accord avec ses ennemis pour le détrôner ?

Et s'il les traitait bien ceux qui habitent chez lui, ne se mettraient-ils pas à ses côtés à lui, Pharaon, pour repousser l'envahisseur extérieur ? Schifra et Pouha sont là pour défendre la possibilité de mettre au monde un monde nouveau. La possibilité que le présent que l'on vit ne se continue pas immuablement en futur. ("Futur" est simplement un participe du verbe être, "futur" qui signifie : "ce qui est continue à être"). Schifra et Pouha sont là pour défendre, c'est-à-dire autoriser, qu'un avenir soit possible ("Avenir" : ce qui vient à notre rencontre, naissance d'enfants qui nous bousculent).

Dans un premier temps, quand j'ai entendu, relu cette histoire de Schifra et Pouha dont déjà les noms prêtent à rire, j'ai trouvé le récit folklorique. Illusion grotesque d'un Pharaon qui croit qu'avec un décret, tout simple, il va pouvoir pénétrer dans le plus intime des couples du peuple qui est auprès de lui; qu'un décret tout simple va lui permettre de bafouer l'instinct de survie, l'instinct de vie; Pharaon qui croit que le pouvoir politique va pouvoir légiférer sur des questions aussi profondes.
J'ai aimé découvrir ces deux femmes, Schifra et Pouha qui ne s'opposent pas de front, qui ne cherchent pas la gloire de l'inflexibilité : "plutôt mourir que de faire mourir !" Ce ne sont pas Daniel qui face à l'empereur dit : "Plutôt que de renoncer à la tradition de mes pères, je préfère aller dans la fosse aux lions ou dans la fournaise ardente". Elles n'ont pas une réaction à la Guillaume Tell dans la pièce de Schiller : "Jamais je ne tirerai sur la tête de mon fils, tire plutôt sur mon cœur".
Non, les sages-femmes disent : "mais bien sûr Pharaon", elles s'inclinent. Elles ont le courage du réalisme politique, le courage de prendre la situation au sérieux et non en héroïnes.
La Bible aurait pu nous raconter l'histoire édifiante de ces deux femmes persécutées par Pharaon pour s'être opposées à lui ! Elle a préféré nous montrer leur réalisme. "Nous avec les moyens qui sont les nôtres, nous, deux femmes dans la nuit de l'Egypte, dans la nuit de l'oppression nous faisons se lever le rideau, nous dégageons un espace de vie". Elles continuent leur petit bonhomme de chemin de sage-femme, de femmes sages qui accouchent garçons et filles. Elles refusent de faire œuvre de mort, et elles se payent encore le luxe de l'ironie, de la raillerie : "Vois-tu les femmes des Hébreux sont plus solides que les femmes Egyptiennes". Rapport au pouvoir qui ne s'affronte pas héroïquement de front, mais qui tente avec des moyens, les moyens qu'il y a de prendre les bonnes décisions, au bon moment, discrètement.

Prêcher sur l'histoire de Schifra et Pouha c'est, comme vous le voyez, toucher à tout ce domaine très grand de la politique, de l'exercice du pouvoir, de qui commande et comment.
Et puis, en même temps, c'est toucher à l'intime de décisions toujours dures : arrêter la vie d'un enfant qui est à naître. Schifra et Pouha, d'accoucheuses qu'elles étaient, ont failli être transformées en avorteuses à leur manière. Et l'on touche à une question importante dans notre monde aussi : à qui obéit l'infirmière qui s'est formée pour la vie et qui doit arrêter la vie en train de venir ? Obéit-elle au caprice d'une femme, d'un couple, ou obéit-elle au Pharaon moderne qui fait que les logements, les revenus ne sont pas suffisants pour que l'on puisse accueillir un nouvel enfant ? N'obéit-elle pas à la détresse de celle qui sait ou qui croit savoir qu'elle ne pourra pas aimer l'enfant qu'elle porte ? Schifra et Pouha nous invitent à la réflexion sur cette question-là.

Deux éclairages encore : Cette plongée dans ce qu'il y a de plus personnel, la naissance ou le refus qu'un enfant naisse se fait pour les deux accoucheuses dans un dialogue d'adulte à adulte, alors que j'entends trop souvent dans les débats sur ces questions-là, une identification malsaine, je le crois, à l'enfant à venir. Jamais Schifra et Pouha ne disent : "oh les pauvres petits, il ne faudrait pas les faire mourir". Que savons-nous de la conscience d'un enfant qui vient de naître, plus encore, d'un enfant à naître ? Nous qui ne savons déjà rien, ou si peu de la conscience de celui qui est à nos côtés, moi de mon épouse, vous parents, de vos enfants, que savez-vous de la conscience de celui qui n'a encore rien exprimé ?
Ne prenez-vous pas le risque de vous projeter en lui, et lorsque vous réclamez la vie pour l'embryon à venir, de simplement parler de votre propre peur de mourir. Ayons l'honnêteté de dire que nous ne savons pas à ce niveau-là. Posons la question d'adulte à adulte : ce que défendent Schifra et Pouha, c'est le droit des femmes israélites face à un homme égyptien. Droit de choisir, de recevoir le garçon ou la fille qui est à naître.
L'histoire de Schifra et Pouha nous mène à ces frontières extrêmement fines de l'éthique, de la morale. Mais elle nous invite à y réfléchir en adulte de notre place, sans nous mettre à la place de celui que nous défendrions sans le connaître.

Enfin, Pharaon demande que l'on tue les garçons à naître. Au moment où la génétique permet de prévoir, voire de choisir le sexe de l'enfant à naître, ne sommes-nous pas devant le même risque, de mettre en place une naissance qui ne soit que l'établissement d'un futur, que le clonage, que la simple prévision de ce que nous voulons mettre en place. Nous refusons que la naissance soit surgissement, "surection", insurrection ou résurrection. L'histoire de Schifra et Pouha nous mène ainsi jusqu'à cette parole de l'Apocalypse où le pouvoir continue à ne pas vouloir que naisse un enfant à la femme vêtue de soleil et nimbée d'étoiles.
Cette histoire nous mène jusqu'au pouvoir romain qui empêche les apôtres de faire surgir, de faire naître une Parole nouvelle, celle du Christ ressuscité. Relisez maintenant Actes 4 et 5 !

Dieu met à l'abri la femme, dans le désert. Il protège celle qui donne la vie, reconnaît l'enfant qui bouscule, qui le bouscule même lui, Dieu. Dieu reconnaît la femme qui donne la vie, l'enfant qui bouscule, dans ce qu'ils ont de fondamental pour que, hommes et femmes, humains pour une fois, nous ne soyons pas fermés sur nous-mêmes, à défendre ce que nous tenons, pour que nous hommes, orientés à l'avenir, nous recevions ce qui nous est promis.

Je ne sais si j'ai prêché pour des hommes, ou pour des femmes, mais que Schifra et Pouha restent pour nous sujet de réflexion et que nous sachions ensemble, hommes et femmes, être accoucheuses, donnant avenir à tout ce qui nous entoure.

Amen.