"Merci"

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"De même, vous aussi, quand vous avez fait tout ce qui vous a été ordonné, dites : "Nous sommes des serviteurs quelconques, nous avons fait seulement ce que nous devions faire."

Avec vous, dimanche passé déjà, je me posais la question de ce qui faisait vivre les gens; de ce qui était pour l'homme, l'être humain (quel que soit son âge, quel que soit son sexe) ce qui allait lui donner le courage de vivre, l'envie de vivre, et j'avais dit que dans le mot "envie" il y avait déjà le mot "vie". Dimanche passé, j'avais parlé de la promesse qui précède toute existence et promesse dans laquelle toute existence peut trouver son fondement, s'édifier, se construire.
Aujourd'hui, j'aimerais parler d'une autre motivation pour la vie, pour l'action. Quelque chose d'autre qui, lui aussi, nous met en route, nous pousse à agir. Mais je ne prétends pas, après ces deux cultes, avoir fait le tour de toutes les motivations qui poussent les hommes à l'action, évidemment. Et pour introduire cette seconde réflexion, je commencerai par une question, une question que je vous pose à tous et à chacun.
J'aimerai vous demander, à vous les époux, quelle a été la dernière fois où vous avez vraiment dit "merci" à votre épouse ? À vous les épouses, à quelle occasion avez-vous également dit "merci" à votre mari ? À vous les parents, quand avez-vous dit une fois "merci" à votre fils ou à votre fille ? Et vous les enfants, pas seulement lorsqu'on est devenu adulte et qu'on a des parents âgés, avons-nous dit "merci" à nos parents ? Et le travailleur, "merci" à son employeur ? Et l'employeur, "merci" à son ouvrier ? Et quand je dis "merci", ce n'est pas ce merci que l'on dit quand on nous passe le sucre ou le sel; ni ce merci parce que quelqu'un vous cède le passage devant la porte; ou, qu'au magasin, on vous a servi un litre de lait ou de crème. Non pas ce merci de politesse et de savoir-vivre, mais un merci parce que l'autre est là, parce qu'il existe, parce qu'il est à nos côtés; parce que, s'il n'était pas là, il nous manquerait quelqu'un, il nous manquerait quelque chose. Oui un merci qui signifie qu'on reconnaît que l'autre est là, qu'il existe; et qu'on reconnaît surtout tout ce qu'il fait pour nous, tout ce qu'il nous apporte par sa seule présence. Je vous ai posé la question,.... je vous laisse le soin d'y répondre.

Quant à moi, et pour montrer l'enjeu de ma question, je m'imagine cette situation où des enfants vont trouver leurs parents, devenus âgés, dans une maison de retraite, et qui y vont peut-être avec une certaine mauvaise conscience, parce qu'ils ont laissé s'écouler un peu trop de temps entre la dernière visite et celle-ci, ou bien parce qu'ils sont un peu mal à l'aise parce qu'ils ont dû placer leurs vieux parents dans une telle institution. Et je les vois arriver et la personne âgée les accueillir avec un :
- Ah ! Eh bien, c'est le moment de venir me trouver; vous pourriez venir plus souvent;... Et c'est dit avec un tel ton de reproche, que je me demande alors ce qui peut bien se passer dans le coeur de ceux qui ont fait l'effort de venir jusque-là, de venir trouver leurs parents âgés. Peut-être qu'au fond d'eux-mêmes, ils ont envie de repartir en courant. Mais ils n'en ont pas le courage. Mais en tous les cas ce qui risque de se produire, c'est que ce n'est pas demain la veille qu'ils reviendront. Ou alors, s'ils reviennent, c'est en se forçant, par obligation, par devoir ( au sens lourd et pesant du terme), parce qu'il le faut ! Parce que si on ne va pas on va encore avoir des reproches. Mais ce ne sera en tous les cas plus par plaisir, par goût, parce qu'on en a l'envie. Il n'y a plus cette motivation à l'action, justement cette motivation dont j'aimerai ici vous parler.

Mais pourquoi l'autre, ici la personne âgée visitée, peut-elle ainsi accueillir par des reproches, des critiques, ce qui est fait par ceux qui viennent la voir, sinon parce qu'elle se croit s'imagine avoir un droit à cette visite ? Oui j'ai droit à ce qu'on vienne me trouver, les autres doivent me rendre visite. Et c'est normal qu'ils viennent me voir. C'est normal que mes enfants, qui m'ont mis dans cette maison, viennent me voir, c'est un droit que j'ai... Alors que c'est peut-être un cadeau, une grâce, qu'ils me font ! Et parce qu'on ne voit pas que cela peut être un cadeau, une grâce, et qu'au contraire on s'imprègne de son bon droit, alors très vite on devient des tyrans pour les autres. Il faut que l'autre agisse comme je le veux, comme je l'attends, comme je l'entends. Et non plus selon ce que l'autre peut faire, selon ses capacités. Ainsi, j'attends que mon enfant devienne un prix Nobel, alors que lui rêve de devenir artiste. C'est normal qu'il réponde ainsi à tout ce que j'ai fait pour lui. C'est un droit de parents. L'inverse existe aussi : vous m'avez mis au monde sans me demander mon avis, alors maintenant vous devez me supporter, et surtout ne me faites pas des remarques et n'exigez rien de moi. Alors que les échanges sont de l'ordre du cadeau, de l'ordre de la grâce.

Et une certaine conception de la foi chrétienne vient encore ajouter de l'eau à ce moulin. Parce que la foi chrétienne, dans sa version la plus largement répandue, insiste tellement sur la solidarité, sur le partage, l'amour, la bonté : être bon avec tout le monde. Oui, peut-être, mais comme me disait un ami : "Bon oui, mais pas bonbon !" Car un bonbon ça se suce et ça fond, ça s'épuise. Et c'est vrai que les gens dont on abuse de la bonté très vite se fatiguent très vite sont démotivés, très vite renoncent. Parce que tout ce qu'ils font étant normal, jamais ils ne reçoivent, en retour, une quelconque reconnaissance. Personne ne leur dit "merci", pour ce que tu as fait pour moi, merci parce que tu es là, merci pour tout ce que tu es pour moi". OUI le besoin d'être reconnu, et être réellement reconnu, voilà le moteur qui nous pousse à l'action. Car l'être humain est fondamentalement un être qui a envie de donner. Je ne partage pas la vision pessimiste de l'homme qui le voit comme un être égoïste. S'il l'est devenu, c'est peut-être parce que jamais il n'a été reconnu dans ce qu'il faisait, et qu'il en est devenu démotivé. Car au départ, l'enfant a envie de donner. Quand il grandit, quand il se fortifie, quand il apprend le langage, qu'il part à la découverte du monde, il fait un cadeau à ses parents. Il ne fait pas tout cela pour lui-même. En grandissant, il donne à ses parents cette qualité et cette identité de "bons parents". Imaginez le premier dessin que votre enfant vous apporte par exemple de l'école enfantine. C'est un cadeau : il l'a fait pour vous, il l'a pensé pour vous. Et gare à vous si vous le mettez directement à la poubelle ou si vous n'y jetez qu'un oeil distrait. Car vous êtes en train de détruire le ressort qui fait vivre votre enfant, ce qui le motive le plus profondément.

Et ainsi en est-il aussi peut-être dans les vieux couples. On se connaît tellement. C'est tellement dans les habitudes : tu fais cela pour moi et je fais cela pour toi... Et un jour on est fatigué. Ainsi en est-il également de notre relation avec la vie elle-même : parce qu'ici aussi on en a perdu la dimension de grâce, de cadeau, qu'elle est devenue elle aussi un droit, qu'il est normal que je sois en santé, que je sois heureux, que j'aie du travail... Alors que c'est une chance. Et parce que je ne vois plus cette chance, alors je passe à côté de toute dimension de louange ou de reconnaissance. Et je ne parle pas de notre relation à Dieu... "Si Dieu existe, il doit faire ceci ou cela; si Dieu existe, Il doit faire comme on l'entend, on l'attend". On est en plein dans l'attitude tyrannique que nous décrivions tout à l'heure où l'on impose à l'autre notre manière de voir parce que c'est normal, parce que nous nous imaginons avoir des droits !

Démotivé ! Tel est le premier risque là où il n'y a point de reconnaissance : renoncer à aller trouver un parent âgé, quitter son couple, ne plus travailler à l'école parce que, de toute façon, si on fait un 10 ou un zéro c'est du pareil au même pour nos parents, ne plus avoir envie de se défoncer au travail parce que de toute façon le patron n'y fait pas attention. Ici je pense à ces personnes qui ont passé 30, 40, 50 ans dans une entreprise et qui sont larguées pour cause de chômage comme une vulgaire paire de chaussettes... Comment ces personnes vivent-elles cette expérience sinon par la déprime, la dépression, la perte du goût de vivre, d'avancer, de lutter encore. Oui démotivé !

Ou alors, à l'extrême inverse, on va en faire encore plus, et toujours encore plus ! On va entrer ici dans l'hyperactivisme. On ira encore plus souvent trouver la personne âgée dans sa maison de retraite.... quitte à encore devoir subir ses reproches, ses critiques, ses remarques négatives. Mais on espère avoir un jour le dessus, arriver à lui arracher enfin un petit signe de reconnaissance; qu'enfin l'autre voie tout le sacrifice qu'on a consenti pour lui !... Mais c'est là une course impossible. Parce que le problème n'est pas chez moi qui agis, il est chez l'autre qui ne voit pas, qui ne peut pas voir tout ce que je fais pour lui... puisque c'est normal, parce qu'il a mis de mauvaises lunettes qui s'appellent "J'ai le droit à!". Ici, il faudrait un changement, une conversion "spirituelle" au sens d'un autre état d'esprit, d'une autre manière de comprendre les choses : non plus en terme de droit, mais de cadeau et de grâce. Et alors je risque bien, dans mon hyperactivisme, de m'épuiser rapidement. Peut-être aurai-je été ce bonbon un peu plus gros que les autres ( avec un peu plus de réserve) qu'on aura pu "sucer" un peu plus longtemps. Mais au bout du compte, parce que la reconnaissance ne vient toujours pas, alors attention au retour du balancier : de l'hyperactivisme je risque de sombre dans l'hyperdémotivation qui s'appelle dépression.

Reconnaissance ! Être reconnu pour ce que l'on fait, pour ce que l'on donne, pour le fait que l'on existe, qu'on est attentif aux autres et à leurs besoins, leurs attentes, et qu'on essaie, à notre manière, selon nos qualités, nos charismes, d'y répondre. Être reconnu.

Or il y a des pièges sur ce chemin-là ! Et souvent nous y tombons. Et nous nous retrouvons alors complètement démotivés. C'est pourquoi il faut que nous nous demandions ici, si cette reconnaissance, si importante, dont nous parlons, est elle-même un Droit que nous aurions. Si elle est quelque chose de normal. Si ce merci dont j'ai besoin pour vivre n'est pas lui-même aussi une grâce, un cadeau. Non pas ce quelque chose que l'on doit essayer à tout prix de gagner : "regarde tout ce que j'ai fait pour toi !"; regarde, Seigneur, tout ce que je fais pour mon prochain !". Non pas un merci qu'il faut conquérir comme une récompense. Mais comme quelque chose qui ne peut être que de l'ordre de la liberté de cet autre pour qui on agit, fait quelque chose. J'ai parlé tout à l'heure d'un problème de spiritualité ; si l'autre voit, est capable de voir ce que je fais pour lui, alors, et alors seulement, c'est librement, spontanément que va sortir de sa bouche ce mot tant attendu, ce merci "magique" pour nous. Mais si c'est une obligation, si ça fait partie des usages, des règles de politesse, alors il ne résonnera pas comme un merci spontané et sincère, un merci qui est une véritable offrande pour nous. Et c'est peut-être à cela que nous rendent attentifs les textes que nous avons lu tout à l'heure : à cette dimension de cadeau, de grâce qui ne saurait être conquis, mais qui ne peut être que reçu dans la liberté de l'autre. "Quand vous avez fait tout ce que vous aviez à faire, dites : "Nous sommes des serviteurs quelconques, nous avons fait simplement ce que nous avions à faire". N'attendons rien de plus. Cela ne signifie pas que Dieu n'a pas conscience de l'importance pour nous de signes de reconnaissance. Mais il ne veut pas que nous en fassions le lieu d'une quête désespérée. Car c'est justement quand on n'attend pas de merci que, quand celui-ci vient, il vient plus authentiquement, plus véritablement nous apporter cette reconnaissance dont nous avons besoin pour vivre !

Alors, en conclusion, quelle motivation pour la vie ? Nous avons besoin, pour vivre, d'être reconnus dans ce que nous sommes et dans ce que nous faisons. Que soit reconnue notre identité, avec nos qualités et, pourquoi pas, nos défauts ! (car être reconnu ne signifie pas être critiqué). Or parce qu'être reconnu est un véritable besoin pour nous, alors celui-ci risque de prendre beaucoup de place dans l'ordre de nos préoccupations. Tellement de place même, qu'il risque de nous conduire soit à la passivité (à quoi bon) ou à l'hyperactivité. Pour moi, il est une troisième voie qui voit, dans tout acte de reconnaissance, un acte de grâce, un cadeau qui m'est fait. Car Dieu sait que j'en ai besoin, comme je sais moi-même que j'en ai besoin. C'est pourquoi j'essaie de l'accueillir quand il m'est spontanément offert, j'essaie d'accueillir les "mercis", les signes de reconnaissance qui m'adviennent et qui m'encouragent, comme des cadeaux précieux contre lesquels je ne puis rien donner en échange. Car quand on nous dit merci, l'échange s'arrête là. Puissions-nous alors être attentifs à ce qu’autrui fait pour nous pour tout d'abord, nous les premiers, savoir leur dire merci. Mais aussi puissions-nous nous aussi être attentifs aux signes de reconnaissance que ce même autrui nous adresse (peut-être à sa manière), et parfois même plus souvent que nous le croyons, pour savoir les recevoir à leur juste valeur.


Amen.

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Avec la participation de
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