Quand on lit un texte biblique, il est toujours profitable, pour ne pas dire indispensable de resituer les faits ou les paroles dans leur contexte original. Cela vaut d'ailleurs pour n'importe quel texte qu'il soit biblique ou non. Pas facile pour le lecteur du 21ème siècle de franchir mentalement 20 siècles d'histoire et de cultures différentes pour tenter de rejoindre des paroles du Christ ou de reconstituer une scène.
Rejoindre un texte biblique, là où il est apparu, représente une bonne part du travail des spécialistes des Saintes-Ecritures. Pourquoi vous rappeler ces questions purement techniques et très générales avant d'entrer en matière sur cette histoire de Marthe et Marie que nous avons entendue tout à l'heure ? Pourquoi ?… eh bien simplement parce que l'incident de Marthe et Marie me donne la très nette impression d'avoir eu lieu la semaine passée et non il y a 2000 ans : Avec cette histoire de Marthe et Marie, nous nous retrouvons en pleine séance de Conseil de Paroisse, en pleine préparation de la vente de Paroisse :
" Seigneur ! ça ne te fait rien que ma sœur me laisse tout l'boulot " ? Nous y voilà ! Quiconque s'est un jour frotté de près à la vie d'une paroisse de chez nous ou même d'une société locale aura entendu, sinon prononcé lui-même cette formule consacrée :
" De toute façon, quand il y a quelque chose à faire. On retrouve toujours les mêmes. " Petit signe d'approbation des autres " mêmes " parfaitement d'accord avec ce constat, oh combien vrai ! "On retrouve toujours les mêmes !", une manière de montrer du doigt les autres fainéants qui se déguisent en courant d'air dès qu'il faut mettre la main à la pâte. "On retrouve toujours les mêmes. ", une manière encore de se donner soi-même un peu de reconnaissance, faute de la recevoir d'où elle devrait normalement venir !
En poussant un peu plus loin cette analyse amusante, je constate que cette formule "On retrouve toujours les mêmes. " s'applique plus à des activités très pratiques, concrètes qu'à une participation à des soirées d'échange, de réflexion, d'étude biblique ou de prière ! "On retrouve toujours les mêmes": une formule intimement liée à tout ce qui relève de l'huile de coude !
Voilà qui nous connecte directement avec le texte de ce jour, avec cet incident de Marthe qui s'affaire à gauche, à droite et Marie qui ne " fait rien ", à part écouter Jésus.
Bref ! si la Réforme n'avait pas éliminé le culte des saints, je pense que nous aurions pu canoniser Marthe " Sainte-Marthe " qui serait alors devenue la patronne de " toujours les mêmes quand il y a quelque chose à faire " ! Cela aurait encore correspondu au fait que l'on retrouve le plus souvent une majorité de femmes dans les groupes actifs nécessaires à la bonne marche de nos paroisses ! Voilà en quoi ce passage de l'Évangile de Luc me donne une telle impression d'actualité, l'impression qu'il a été écrit ces derniers jours plutôt au lieu d'être occulté par 20 siècles d'histoire de l'Église.
Ceci dit, je vous invite maintenant à passer la porte de la maison de Marthe pour aller voir ce qui s'y passe et écouter ce qui s'y échange. Jésus s'est donc assis et Marie s'est installée à ses pieds, attitude d'écoute et de déférence à l'égard du maître enseignant. Marthe, de son côté, qui veut honorer la présence de son hôte s'affaire pour le servir - je ne sais pas, lui préparer une tasse de thé ! ou carrément un repas. Quoi qu'il en soit, Luc nous parle d'un service compliqué.
Il faut bien voir la scène ! : Jésus en intimité de dialogue ou de monologue avec Marie : propos calmes, rythme lent propre à un échange d'ordre spirituel. Et là autour, comme une mouche, Marthe, avec son plateau d'argent, sa vaisselle, les petits plats dans les grands, ses napperons, ses bols, Marthe qui fait de l'air et qui vient interférer dans le dialogue. Et si Marthe est comme nous, excédée par l'oisiveté de sa sœur. Elle a dû faire un peu plus de bruit que d'habitude en entrechoquant sa vaisselle pour signifier son agacement, cette vaisselle qui se dresse peu à peu entre Celui qui parle et celle qui écoute, émergence des réalités concrètes en travers de la parlotte inutile.
Mais entre théière, coupes, assiettes, cruche la parole continue de se frayer un passage. Marthe de plus en plus agacée fait crever l'abcès : " Alors Seigneur, ça ne te gêne pas que ma sœur me laisse tout le boulot !"
Prenons un peu de distance ! Ce texte me pose une double question : Est-ce que la présence du Christ éveille en moi le besoin d'entendre quelque chose, de réfléchir, de penser ou alors la présence du Christ réveille en moi le besoin impérieux d'agir, de servir, de faire quelque chose ? Posée en d'autres termes cette double question devient celle-ci : La présence du Christ me place-t-elle en situation de réceptivité ou la présence du Christ me met-elle en situation de productivité ?
C'est bien de cela qu'il est question dans notre texte. La réceptivité figurée par la personne de Marie, la productivité figurée par la personne de Marthe. Se dresse alors immédiatement devant nous cette double conception de la foi chrétienne : un christianisme plutôt spirituel, contemplatif face à un christianisme plutôt social, soucieux d'agencer le monde en y insufflant plus de justice, un christianisme qui part en croisade contre la "vampirisation" de notre société.
Mais je crois que ce genre de distinction risque de nous conduire dans une impasse, parce que si vous interrogez notre texte, ce sera à l'évidence le contemplatif et le spirituel qui prévalent sur la diaconie, sur le service.
Et puis, si vous feuilletez le Nouveau Testament, vous trouverez d'autres textes qui disent exactement le contraire. : le souci du prochain passe avant la religiosité. Résultat de l'opération : +1 - 1 = 0 ! Finalement une bonne sagesse bien conciliante me fera dire : " En fin de compte, les deux attitudes sont justes. L'une ne va pas sans l'autre, l'une renvoie à l'autre. Sagesse du compromis et de l'équilibre où tout est tellement juste que tout est définitivement ennuyeux.
Exemple de cette tentation du protestantisme contemporain de vouloir tout concilier : Dans une réunion d'Eglise, vous prenez 5 personnes pour discuter d'un sujet. Les 5 avis sont différents, voire contradictoires. Alors s'élève la voix feutrée de l'animateur cool pour dire : " Eh bien, ce soir nous avons réussi à dégager 5 facettes différentes de la vérité autour de laquelle nous sommes réunis." Tout le monde est alors content mais personne n'a avancé d'un pouce. L'ennui a encore triomphé.
Bref ! que cela nous plaise ou non, dans notre texte du moins le Christ établit une hiérarchie très claire dans l'attitude de ces deux femmes : En sa présence, celle qui a choisi la réceptivité et l'écoute, a choisi la bonne part. Et celle qui a choisi la productivité ou l'activisme, la moins bonne ou la mauvaise.
Fort de cela, je prends maintenant pas mal de recul pour considérer nos Eglises réformées de Suisse et essayer le dégager l'inflexion générale de leur mouvement. Voilà donc ma question : Nos églises, avec leurs problèmes actuels se reconnaissent-elles sous les traits de Marthe ou sous les traits de Marie ? Nous églises sont-elles plutôt branchées sur l'écoute de leur Maître et de leur raison d'être ou sont-elles sur leurs aménagements internes ? La réponse n'est malheureusement que trop claire. Si dans l'ancien credo l'on confessait croire en l'Église, une, sainte, universelle en ce début du 21e siècle, nous pourrions reformuler l'antique credo en disant : Je crois l'Église une, sainte, universelle et en voie de restructuration !
L'obsédante restructuration de nos églises fait résolument d'elles des églises que j'appellerais "marthéennes", tant la conviction est grande que l'avenir de nos églises se trouve dans les réaménagements internes : Remuer de la vaisselle, faire des analyses et de jolis tableaux " Excel ", penser à la vie de l'Église en pourcentages, faire des jolis macarons en couleur pour dire aux béotiens et aux attardés vers quoi il faut tendre pour que ça marche, etc., etc. Une grand lumière a jailli pour tout le peuple : " La Paroisse a maintenant son site Internet. " !
Je sais, il n'a jamais été facile d'être porteurs d'un message et d'une espérance qui nous viennent d'ailleurs et qui nous dépassent complètement, mais quoi qu'il en soit, ce n'est pas en voulant faire les importants en jouant aux grands managers, dans le plus pur esprit de ce temps que nous mettrons en valeur et diffuserons cette parole autre que le Christ a confiée à son Église. Et quand nous aurons fini de gérer ce qui gérable à vue humaine, quand nous aurons enfin fini de restructurer nos églises, on fera quoi ?
Bref ! par-delà la vision très touchante et même esthétique que nous laisse cette Marie assise sur le sol, aux pieds du Christ, elle nous montre en fin de compte non pas la voie facile mais la voie difficile. C'est vrai quand on y pense, s'asseoir par terre et écouter, c'est assez dur pour notre orgueil personnel. S'asseoir par terre et écouter, ce n'est pas simple quand je suis obnubilé par toutes les choses urgentes qui exigent des actes.
Et puis finalement, face à tous les problèmes et face à toutes les questions à résoudre, s'asseoir par terre pour écouter le Christ, ne serait-ce pas, en fin de compte, une fuite facile, une régression dans la piété, bien à l'abri des tempêtes qui secouent le monde…et les églises, bien sûr ? Je ne pense pas.
Dans une Église en crise, songez à des Luther et des Barth pour ne citer qu'eux, songez à leur puissante activité qui avait redonné un souffle nouveau à l'Église de leur temps. Leur méthode ? " Écouter, repartir dans les Saintes Écritures, s'exposer à recevoir une nouvelle Parole et la répercuter. Ces gens-là n'ont rien restructuré mais opéré des changements en profondeur. Et leur colossale activité a commencé en s'asseyant aux pieds du Christ, et en se laissant enseigner par les Saintes-Ecritures.
Il est temps de conclure. Mais avant de conclure, j'aimerais attirer votre attention sur un élément qui nous évitera de trop enfoncer dans le sable la tête de cette pauvre Marthe. " Marthe, Marthe, tu t'inquiètes pour bien des choses. " Ce simple redoublement de son prénom suggère plus de la sollicitude de la part de jésus qu'un simple jugement froid sure sa manière de faire.
Et dans les dernières paroles de Jésus, il y a un petit mot apparemment anodin mais qui pourtant mérite toute notre attention. Quand Jésus loue l'attitude de Marie, il ne dit pas : " Marie a fait juste, Marie est dans le vrai… " Non rien de pareil ! Mais et c'est ce qui est important : " Marie a choisi la bonne part. ", une part ! Et une part ce n'est pas la totalité, mais une partie seulement de la totalité.
On peut donc conclure que l'activité de Marthe, le service, l'action est aussi une part ou carrément la seconde partie de la totalité, mais la seconde seulement. Question pour chacun de nous et pour celles et ceux qui prennent en mains les destinées de l'Église : Est-ce que nous avons choisi la bonne part ? Ou faut-il revoir notre copie ?
Amen !