Quand on pardonne, on ne compte pas

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Frères et sœurs ! « Quand on aime, on ne compte pas », dit-on parfois. Mais quand on pardonne ? Là on aurait plutôt tendance à compter, me semble-t-il.
C’est peut-être que l’amour est ressenti comme un courant naturel fort qui nous transporte et par lequel on se laisse volontiers et facilement entraîner. Alors que le pardon paraît beaucoup moins naturel et fort. Il est par conséquent plus difficile de s’y laisser volontiers et facilement entraîner. Quand on pardonne, on a plutôt un peu le sentiment d’aller à contre-courant. Le pardon en effet n’est pas un geste particulièrement mis en valeur dans notre société.
L’évangile de ce matin nous rappelle, lui, que le pardon doit occuper une place importante dans la vie chrétienne. Et ce rappel se fait au travers d’une parabole que Jésus raconte et qu’on connaît habituellement sous le titre de « parabole du serviteur impitoyable ».

L’histoire nous introduit dans la cour d’un roi oriental tout-puissant, et elle se déroule en trois scènes successives.
Première scène : le roi décide de régler ses comptes avec son administration. À cet effet il fait comparaître devant lui un haut fonctionnaire qui se trouve être un débiteur qui lui doit une somme absolument colossale. Comme ce serviteur est dans l’incapacité totale d’honorer sa dette, le roi prend une mesure conforme au droit en vigueur dans son royaume : pour recouvrer une partie de son dû, il se propose de vendre le coupable, sa famille et ses biens. Le débiteur alors implore la patience de son maître et il lui promet de tout rembourser, promesse qu’il ne pourra évidemment pas tenir. Et l’inattendu se produit : le roi, pris de pitié – littéralement : ému aux entrailles – non seulement renonce à sa menace, mais encore annule la dette colossale, allant par là bien au-delà de ce que le fonctionnaire osait espérer. Cette première scène est ainsi placée sous le signe de la miséricorde du roi.
Deuxième scène : à peine libéré, le haut fonctionnaire tombe sur un compagnon de service qui lui doit une somme absolument dérisoire en regard de la dette dont il vient d’être délivré. Et il réclame son dû. L’autre alors le supplie de surseoir à son exigence. Et on se dit que le haut fonctionnaire qui vient d’être gracié par le roi va avoir pitié. Pourtant, l’incroyable se produit : il reste inflexible et il envoie son compagnon de service en prison afin de recouvrer son argent. Cette deuxième scène est ainsi placée sous le signe de la dureté de cœur du haut fonctionnaire.
Troisième scène : le roi, informé du comportement du haut fonctionnaire, le fait comparaître devant lui. Il lui donne à comprendre que la grâce dont il a bénéficié aurait dû l’amener à agir de même à l’égard de son compagnon de service. Son ingratitude est alors punie, et il est envoyé aux travaux forcés. Cette dernière scène est ainsi placée sous le signe du jugement.

Dans cette parabole, tout est énorme : le montant de la dette du haut fonctionnaire, la remise intégrale de cette dette par le roi, la conduite violente du fonctionnaire devant le compagnon de service qui lui devait une somme dérisoire. Ce haut fonctionnaire aurait dû bien sûr avoir pitié, comme le roi avait eu pitié de lui. « Tu devais toi aussi avoir pitié de ton compagnon, comme j’ai eu pitié de toi. »
Le roi a eu pitié. Par pure miséricorde. Son serviteur ne demandait qu’un moratoire. Le roi, d’un coup, lui a remis toute sa dette, lui accordant infiniment plus que ce qu’il demandait. De sorte qu’au lieu d’appeler cette parabole « la parabole du serviteur impitoyable », on pourrait tout aussi bien, et peut-être même mieux, l’appeler « la parabole du maître qui pardonne ».

Ce maître ou ce roi qui pardonne sans aucune raison, simplement par amour, figure évidemment Dieu. Et son pardon donné comme un cadeau inattendu devrait bien sûr être répercuté dans nos relations fraternelles. La libération reçue devrait changer quelque chose en nous, elle devrait susciter une nouvelle manière de concevoir et de vivre nos relations avec les autres.
Le pardon est assurément un acte difficile qui ne nous est guère naturel, et la question que pose Pierre pourrait aussi être parfois la nôtre : « Seigneur, combien de fois devrai-je pardonner à mon frère s’il se rend coupable envers moi ? Jusqu’à sept fois ? » Même quand nous sommes bien intentionnés et que nous voulons nous montrer disposés à pardonner, nous ne voudrions quand même pas nous laisser entraîner trop loin !
Avec la question ainsi posée, on est loin de la remise de dette racontée dans la parabole. Car celle-ci le dit bien : pour ce qui est du pardon, la comptabilité n’est pas de mise. Il ne s’agit pas de savoir à partir de combien de pardons on serait en règle. « Jusqu’à sept fois ? » ça pouvait déjà paraître pas mal ! Les rabbins proposaient de pardonner jusqu’à trois ou quatre fois. En avançant le chiffre sept, un chiffre tout chargé de symboles, Pierre pensait sans doute avoir fait un grand pas vers Jésus. Il pensait montrer qu’il avait bien compris que l’enseignement de Jésus dépassait la pratique recommandée par les rabbins.
Jésus veut alors ici emmener Pierre au-delà de tout calcul, car l’évangile, c’est la cessation des comptes. Et le pardon est pour lui un pardon sans tarif, sans comptabilité et sans fichier. Car pour lui, il faut aller « jusqu’à soixante-dix fois sept fois » (un chiffre qui est une énormité de plus dans notre texte !). Un chiffre qui signifie la fin de toute limite. Autrement dit : le pardon n’a pas de fin, il faut pardonner indéfiniment.
Jésus invite Pierre, et les autres disciples avec lui, et nous avec eux, à franchir le pas décisif, celui du pardon sans limites, le pardon que lui-même va vivre sur la croix. Car comme le pardon de Dieu, le pardon du Christ ne connaît pas de limites, il n’est lié à aucune condition, à aucun préalable.

Mais peut-on vraiment, nous, pardonner sans limites ? En sommes-nous capables ? Ce que Jésus demande n’est-il pas utopique, surhumain ?
L’erreur serait sans doute de vouloir développer ici une théorie générale sur le pardon. On ne peut pas simplement dire : il faut toujours pardonner. On sait bien qu’on ne le pourra pas. On sait bien qu’il peut y avoir en nous des blessures profondes qui restent et qui empoisonnent notre vie. Et on ne peut pas non plus simplement dire : il faut pardonner tant de fois, ou dans tel ou tel cas, dans telle ou telle situation. On sait qu’avec Jésus on ne va pas pouvoir se rassurer avec des calculs, de la comptabilité ou de la casuistique.
La question posée par Pierre n’a du reste pas trait au pardon en général. Il ne demande pas à Jésus : peut-on et doit-on tout et toujours pardonner ? Mais il demande : « Combien de fois devrai-je pardonner à mon frère s’il se rend coupable envers moi ? » La question a vraiment trait au pardon fraternel.

Il faut alors je pense laisser la parabole faire son chemin en nous. Car nous restons intrigués, n’est-ce pas, par ce roi qui est ému aux entrailles et qui remet une dette colossale. Et nous restons attristés et choqués, en même temps que les autres serviteurs, par l’attitude incohérente du haut fonctionnaire qui, au sortir du palais, semble avoir complètement oublié ce qui vient de lui arriver.
Nous voici alors amenés progressivement à nous regarder nous-mêmes à travers ces personnages, à nous demander ce qu’il en est de nous et de notre relation avec ceux et celles qui nous sont proches, avec ceux et celles qui vivent dans notre entourage familial, professionnel ou communautaire.
Et nous commencerons peut-être par prendre davantage conscience que nous sommes nous-mêmes au bénéfice d’un immense pardon que Dieu nous a offert absolument gratuitement. Le débiteur insolvable, c’est bien nous. Envers Dieu notre dette aussi est colossale. Et alors, le cadeau inattendu, le miracle, c’est bien que, d’abord et avant tout, Dieu nous pardonne tout notre péché, et sans aucun mérite de notre part.
Quand on a vraiment conscience que toute notre vie se déroule sous le regard et le pardon de Dieu, alors on peut se mettre à envisager le pardon au quotidien, le pardon sans calcul ni limite. Car alors on se rend compte que des exigences fraternelles découlent du pardon reçu. Sur ce point, la parabole invite à la cohérence.
Et quand on recherche vraiment cette cohérence, on fait peu à peu l’expérience qu’il y a dans le pardon de Dieu une force capable de rénover notre vie en profondeur, de nous transformer. Une force qui peut changer notre vie et changer la vie des autres.

Pierre, lui, voulait compter les pardons. Mais il ne faut pas compter. Il faut pardonner sans compter. Il faut laisser le pardon de Dieu nous ouvrir à une promesse de vie nouvelle. Il faut le laisser nous entraîner dans son mouvement. Un mouvement qui va de proche en proche, de débiteurs déchargés en débiteurs à décharger.
« Quand on aime, on ne compte pas », avons-nous au début. Peut-être qu’on devrait alors aussi pouvoir dire : quand on pardonne, on ne compte pas.

Amen !

Détails

Avec la participation de
Orgue
Bernard Heiniger
Musique
Choeur de paroisse de Madretsch, direction Pierre Van Gunten (30 pers.)