Du triangle béni au triangle maudit

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On demandait un jour à un homme dont on disait qu’il était sage : « Tu as de nombreux enfants, quel est ton préféré ? » L’homme répondit : « Celui de mes enfants que je préfère, c’est le plus petit, jusqu’à ce qu’il grandisse ; celui qui est loin, jusqu’à ce qu’il revienne ; celui qui est malade, jusqu’à ce qu’il guérisse ; celui qui est prisonnier, jusqu’à ce qu’il soit libéré ; celui qui est éprouvé, jusqu’à ce qu’il soit consolé ».
Cette petite histoire de sagesse nous permet de comprendre toute la force de l’amour de Dieu. Nous sommes habitués, à Noël, à entendre parler de l’amour de Dieu pour le monde entier, pour tous les humains. Et c’est bien là le cœur de la Bonne Nouvelle : « Car Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils unique… » (voir Jean 3,16). Mais en répétant simplement cela, on n’a pas encore dit l’essentiel. Parce que l’amour de Dieu n’est pas donné au monde en général, à l’humanité prise globalement, mais à chacun en particulier, et tout spécialement à celui ou celle qui souffre, qui a besoin d’aide et de réconfort. L’amour de Dieu n’est pas une sorte de brouillard diffus qui envelopperait la terre, mais une présence offerte à chacun personnellement. Chaque être, où qu’il soit, quel qu’il soit, est rejoint et aimé personnellement, parce qu’il est unique. C’est ce que nous comprenons à la lumière de l’Évangile de Noël : par Jésus, Dieu est venu en personne nous rencontrer. S’il avait voulu aimer le monde seulement de façon globale, une proclamation universelle du haut des cieux aurait suffi. Jésus n’aurait pas eu besoin de venir au monde et nous ne serions pas là pour fêter Noël !

Mais la dimension concrète de la naissance de Jésus à Bethléem signifie qu’une vraie rencontre nous est offerte, à notre niveau terre à terre : Dieu le Père est venu à nous dans la simplicité et la fragilité d’un tout petit enfant, né au cours d’un voyage qui n’avait rien d’un voyage d’agrément choisi sur catalogue, mais qui était un voyage obligé, pour répondre à un ordre des autorités. Le Dieu Très Haut s’est donné à connaître dans ce petit bébé qui, à défaut de berceau, reposa dans une mangeoire pour le bétail – c’était cela, une crèche, à l’époque !
Le récit de la Nativité nous fait comprendre que notre Père céleste est venu nous rencontrer à travers une personne accessible pour chacun, signe qu’il n’y a pas sur cette terre de lieu qui serait trop bas ou trop écarté pour recevoir sa visite.
Et la suite du récit confirme cette orientation. Qui donc a reçu en premier la nouvelle de la naissance de Jésus, le Sauveur ? Quelles furent les premières personnes à lui rendre visite dans l’étable où il logeait avec Marie et Joseph ? Les bergers, oui bien sûr ! Les bergers, ces personnages si familiers, à la bonne place dans toutes nos crèches et nos décors de Noël. Mais dans leur travail quotidien, n’oublions pas qu’ils vivaient au contraire à l’écart des lieux de vie, sans logis fixe et souvent méprisés parce que sans instruction ni propriété. Et voilà qu’ils furent les premiers invités, les premiers à entrer auprès de Jésus et à l’adorer. C’est qu’ils étaient alors les « enfants préférés » du Père qui a donné son Fils. Non pas parce que ce Père aurait des « chouchous ». Il aime bien sûr tous ses enfants, mais il sait reconnaître ceux qui ont le plus besoin de son soutien à tel moment précis, dans telle situation particulière.

À la différence de ce que nous faisons trop souvent, il ne trie pas, il ne classe pas les uns dans le groupe des bons et des méritants et les autres parmi les méchants et les nuls. Il porte vraiment chacun dans son amour, il a un projet de vie pour chacun. Mais discernant toutes choses, il se manifeste là où il y a le plus grand besoin. Il se tourne vers l’un, puis vers l’autre, pour accorder le supplément d’attention pour le temps nécessaire.
C’est ce que Jésus nous fait comprendre au moyen d’une de ces petites histoires dont il a le secret – vous savez, les paraboles. Dieu est ce père qui, une fois, court au-devant de son fils cadet, qui était parti dans un lointain pays et revenait à la maison ruiné et tout dépité, pour l’embrasser et l’accueillir de nouveau comme son fils. Et il est aussi ce même père qui, peu après, sort de la maison en fête auprès de son fils aîné, resté toujours près de lui, et qui ne comprend pas pourquoi on se réjouit du retour de celui qui a tout gaspillé, dans l’espoir de le convaincre de se joindre à la fête (voir Luc 15,11 - 32).

L’amour que Dieu notre Père manifeste envers tous ses enfants n’est pas une affection qui établit des privilèges et suscite des divisions. C’est au contraire une force qui veut nous réunir tous dans la solidarité d’une même famille, où l’on peut s’accepter malgré les différences et apprendre à mieux s’aimer, sans penser que l’on est moins aimé parce que, pour un temps, celui ou celle qui a le plus besoin d’aide reçoit une attention plus soutenue. C’est un amour qui, loin de laisser chacun cramponné rigidement à sa place pour la défendre, veut nous mettre en mouvement, à la rencontre des autres.
C’est dans cet esprit que le chœur des jeunes de notre région est parti au Bénin, sans projet particulier à faire passer mais seulement pour découvrir des frères et sœurs différents et partager avec eux la joie de Noël ; et pour vivre aussi une étape positive sur ce chemin de l’Afrique trop souvent emprunté depuis l’Europe par des gens avides de profit. Lorsque nous découvrons que l’amour de Dieu est à l’œuvre auprès de nos voisins comme auprès de nos familles, là-bas à Cotonou comme ici à Pully, alors nous pouvons nous sentir solidaires les uns des autres et partager ce que nous avons chacun de meilleur. Alors, nous pouvons mieux résister aux forces de division à l’œuvre dans le monde.

Et c’est ainsi que nous pouvons donner force et crédibilité au message de Noël. Car j’imagine bien que, confronté à une dure épreuve, à l’angoisse, à l’échec, à la maladie ou au deuil, on puisse dire : c’est bien beau de parler de l’amour de Dieu pour chacun, mais moi, comment me rejoint-il ? Ne suis-je pas parmi les oubliés ?
J’en suis convaincu, l’amour du Christ et la présence du Père, peuvent être perçus directement, par l’œuvre invisible de l’Esprit, comme une lumière intérieure et une force d’apaisement. Ils peuvent se faire sentir même auprès de celui qui est isolé ; ils peuvent traverser les murs d’une chambre d’hôpital ou d’une cellule de prison. Nous entendons le témoignage de personnes qui ont vécu cela, soit soudainement, soit après un long temps d’attente où il a fallu combattre le découragement. Mais en même temps, il est vrai que cet amour et cette présence ont le plus souvent besoin d’être relayés et rendus perceptibles par notre présence à nous, bienveillante, respectueuse, secourable, auprès de ceux que nous rencontrons et qui sont, eux aussi, les enfants bien-aimés du Père.

Car comment l’enfant malade pourrait-il mieux ressentir l’amour du Père qu’en ayant auprès de lui quelqu’un pour lui donner de bons soins et le réconforter ? Comment le prisonnier pourrait-il savoir qu’il n’est pas oublié si personne ne lui écrit ou ne lui rend visite ? Comment le fils éloigné pourrait-il se savoir toujours aimé si personne ne va à sa rencontre ? Comment une personne éprouvée pourrait-elle croire pleinement à l’amour du Christ autrement que par la présence d’un frère ou d’une sœur pour l’écouter, l’accompagner et partager la lumière de l’espérance ?
Dans l’esprit de Noël, fête du don extraordinaire que Dieu le Père nous a fait en Jésus, nous n’avons plus à nous demander anxieusement : est-ce que je reste le préféré ? Est-ce que je reçois au moins autant d’amour que mon voisin ? Nous avons seulement à garder à l’esprit et dans le cœur cette joie : je vis d’un amour unique et je peux le partager avec mes frères et mes sœurs.

Amen !

Détails

Avec la participation de
Orgue
Anne-Claude Burnand
Musique
Choeur de "Chamblandes" & Petit choeur d'enfants