Vous ne trouvez pas qu'il y a des limites à ne pas dépasser ? Des frontières qu'il vaut mieux ne pas franchir ? Tenez, la colère ! Ah, ces colères qui nous prennent, qui montent, qui nous submergent, au point qu'on lâche des mots, des mots dont on se mord les doigts de les avoir prononcés. Des mots terribles, parfois.
Comme ceux que vous venez d'entendre : Dieu que je loue, ne reste pas muet. Désigne contre lui un accusateur, un méchant, qui se tienne à sa droite. De son procès, qu'il sorte coupable, que sa prière devienne un péché, que ses jours soient réduits, que ses fils soient orphelins, que sa femme soit veuve… que ses fils soient vagabonds et suppliants, qu'un usurier saisisse tous ses biens…
Terrible, ce psaume 109. Un homme crie, rage, tape du pied, envoie quelqu'un au diable ! S'il était là, parmi nous, on lui dirait : « Hé, du calme ! On est dans une église ! Quand on parle à Dieu, on reste poli ! ». On lui dirait que le culte n'est pas le lieu pour parler comme ça. Ce qui a été lu ce matin est une des pages scabreuses de la Bible, et, à l'entendre, on se sent mal à l'aise.
Peut-on prier Dieu pour ça ? Peut-on demander à Dieu de nous venger de nos ennemis ? Car ce psaume 109 est un psaume de vengeance, et l'Ancien Testament en comporte plus d'un. Dans la foi chrétienne, où le cœur de la morale est : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même », est-ce que les psaumes de vengeance ne sont pas hors limite ? Que faire d'une parole, d'une prière qui contredit si violemment ce que l'Évangile répète du devoir d'aimer ?
Il y a une sortie possible, bien sûr : tourner la page. Aller voir plus loin. En se disant : voilà bien l'Ancien Testament, avec sa violence et ses fracas; mais, Dieu merci, nous en sommes délivrés par le Nouveau Testament. Ce psaume serait comme une monnaie périmée, à laquelle Jésus a retiré toute valeur.
L'ennui, c'est que si nous croyons la Bible inspirée, on doit bien admettre qu'elle n'est pas inspirée par intermittence. Le psaume 109 est une page inspirée : on ne peut pas s'en débarrasser d'un revers de main.
Et aussi, franchement, ce psaume fait écho à nos propres colères. Si nous sommes surpris, ce n'est pas tant d'assister à une crise de colère, mais de lire ces cris de rage dans la Bible ! Parce que l'envie d'écraser nos ennemis ne nous est pas étrangère. Et si nous hésitons à nous l'avouer à nous-mêmes, dans les périodes de violent conflit, ce sont nos rêves qui le formulent à notre place.
Eh bien, ces paroles cruelles, ces malédictions interdites qui sont parfois nôtres, figurent dans la Bible. Arrêtons-nous juste un moment là-dessus. C'est la conviction du protestantisme de recevoir la Bible, et la Bible entière, comme une parole révélatrice de Dieu. Si nous cessions de revenir à l'Écriture, de puiser à cette source, alors Dieu serait en danger de devenir la proie de nos fantasmes. A notre connaissance de Dieu, il n'y aurait plus de chemin, plus de repères.
La Réforme, dit-on, est l'époque où la Bible fut redécouverte. Ce n'est pas tout à fait vrai. À l'époque, la Bible n'était connue et lue que par un très petit nombre, oui, mais elle n'avait pas été oubliée. Ce qui a été redécouvert par les Réformateurs, c'est que la Bible est le lieu de rencontre entre Dieu et l'humanité totale. La Bible : rencontre entre Dieu et tout ce que nous sommes (et pas tout ce que nous rêvons d'être). Voilà pourquoi les hommes et les femmes de la Bible sont à la fois admirables et misérables. Ils peuvent être héroïques et émouvants, mais aussi menteurs, peureux, voleurs, traîtres, lâches. C'est dans la totalité de l'humanité que Dieu s'incarne.
Non, Dieu n'installe pas un axe du bien contre un axe du mal. Dieu merci, les hommes de la Bible ne sont pas impeccables. Ils sont des êtres pétris de désirs et de haines, de petitesse et de générosité. Voilà ce qu'on a redécouvert à la Réforme : l'autorisation d'être tout entier devant Dieu.
Et voilà que ce fragment de Bible, ce psaume entendu ce matin, nous pose la question : comment gérons-nous nos colères devant Dieu ? Comment nos enthousiasmes, nos peurs, nos perplexités face à l'avenir, nos interrogations sur nos richesses peuvent-elles être assumées devant Dieu ? Retrouver dans la Bible ces moments de notre vécu nous aidera à être vrai face à Dieu.
Revenons à l'homme du psaume. Quelle est sa vérité à lui ? C'est un homme trahi : trahi par ses amis, qui le traînent dans un procès et qui « rendent le mal pour le bien ». Il a cru pouvoir s'appuyer sur ses amis, mais ils l'ont lâché ! Pour quel motif ? Nous n'en savons rien. Mais on perçoit que l'attaque a été forte, à entendre la violence de sa protestation.
Que dit-il ? Il demande tout d'abord : «Ne reste pas muet, Dieu, vois ce qui m'arrive.» Il prend Dieu à témoin. Il déclare ensuite : «Moi, en tout cas, voilà où j'en suis. Qu'ils disparaissent. Qu'ils soient punis. Que son fils soit orphelin, sa femme veuve, ses descendants supprimés… ». Ecoutez : il ne dit pas seulement : « Détruis-les ». Il supplie : « Que ça s'arrête ! Que le mal qui s'est déchaîné contre moi cesse pour moi et pour d'autres. Que le mal n'ait pas de successeur. » Son désir est que ce mal n'attaque pas d'autres que lui. Ce qu'il espère, c'est une vie où l'on n'est pas agressé par les pervers.
Tout de même, me direz-vous, a-t-on le droit de souhaiter la mort de son prochain, même s'il est un ennemi ? La réponse est clairement non. Seulement ce psaume n'est pas un appel à la mort d'autrui. La valeur du psaume est de dire. L'homme qui parle là dit le vrai.
Une fois que la haine est dite, le phénomène de « mise à distance » peut se faire. Vous en avez déjà fait l'expérience : dire quelque chose, c'est s'alléger d'un poids. Comme un sac lourd que l'on dépose. Quand je dis : « Je déteste celui-ci », une fois l'aveu déposé, je suis en état de progresser. Quand je dis : « je suis désespéré », me voilà allégé d'un poids, et je peux poursuivre ma route ; ça ne résout rien, mais ça permet d'avancer.
Voilà ce que permet ce psaume de colère, comme une cocotte-minute qui siffle pour libérer la pression. Le psaume de colère sert à sortir mes frustrations, à évacuer la rage accumulée par l'injustice où je me trouve plongé. Sortir la colère – non pour que mon désir de vengeance se réalise, mais pour que je puisse le sortir de moi. Le déposer hors de moi. L'expulser. Et prendre Dieu à témoin de ma rage impuissante.
Un homme ressemble à ce portrait dans l'évangile de Marc, Bartimée. Bartimée l'aveugle, qui est au bord du chemin. Apprenant que Jésus passe, il crie : « Fils de David, Jésus, aie pitié de moi ! » J'entends dans son cri à la fois une supplication et un cri de rage (parce qu'il est aveugle, privé de lumière et cela qui suffit bien pour créer en lui un sentiment d'injustice). C'est le cri désespéré de celui qui n'a pas la chance d'être comme les autres.
Autour de lui, il y a la foule et les disciples. Et ils le font taire. ils lui disent, comme nous tout à l'heure aurions dit au psalmiste s'il avait été assis au milieu de nous : « Hé, ça ne se fait pas ! Tais-toi !». Toujours ce besoin d'écarter ce qui n'est pas présentable devant Dieu.
Mais Jésus n'est pas de cet avis. Il dit : « Appelez-le !» À ceux qui voulaient faire taire Bartimée, Jésus dit : « Faites-le venir ». Au lieu d'imposer le silence, aidez-le à dire sa colère, aidez-le à aller jusqu'au bout de son cri. Et il lui déclare : « Va, ta foi, ton cri, t'a sauvé ». Oui, la foi de Bartimée se résume à un cri. Un cri de déception, le cri d'une colère longuement rentrée, et en même temps c'est le cri de l'espoir.
Le miracle dont Bartimée est le bénéficiaire naît d'une protestation, d'un refus de subir la vie comme elle est. Le refus de subir l'injustice. C'est étrange à dire, mais le miracle de la vue rendue à Bartimée naît d'un coup de colère adressé à Jésus. Comme si, adressée à Jésus, la colère trouvait son juste chemin.
Dites, si c'était vrai… que la colère, lâchée dans la prière, trouvait là son juste chemin ? Nos sentiments forts sont difficiles à exprimer, surtout les sentiments réprouvés. Je l'expérimente moi-même. Notre éducation nous a fait réprimer nos éclats, rentrer notre colère. Nous avons appris à filtrer nos émotions, pour éviter de blesser l'autre, et cet apprentissage n'est pas vain. Il nous est arrivé de regretter amèrement nos éclats. Mais prendre Dieu à témoin est une façon, justement, d'éviter le passage à l'acte.
Un jour, vous aurez besoin du Ps 109. Retenez l'adresse, en cas de besoin. Il permettra de vous décharger. De dire à Dieu votre colère plutôt que l'exhaler comme un poison autour de vous. Besoin de prendre Dieu à témoin pour commencer un chemin intérieur.
Car le chemin du psalmiste ne reste pas fixé sur la colère. Il va vers son apaisement. Et cette paix sonne doucement en fin de psaume, dans les deux derniers versets : « Je célébrerai le Seigneur à voix haute, je le louerai au milieu de la multitude. Car il se tient à la droite du pauvre pour le sauver de ses juges. » Qu'il en soit ainsi de nos colères. Amen !