Pas le temps de manger ?

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1. La vie trépidante des apôtres, un écho de la nôtre

« En effet, il y a beaucoup de gens qui vont et viennent, et les apôtres n’ont même pas le temps de manger… » Une image de la vie que nous vivons dans ce monde où ce n’est pas le travail qui tue, mais bien l’esprit dans lequel on l’accomplit parfois, ou nous le fait exécuter.
Pas le temps de manger… C’est le vécu d’aujourd’hui, où l’on ne tient pas compte des rythmes biologiques, du droit d’être fatigué, affaibli, du droit à la famille, à prendre du plaisir (la douceur de vivre).
Il y a des cadres qui n’osent pas prendre leurs vacances, lit-on dans le journal de cette semaine, parce que la mission passe avant la fatigue, et la productivité avant la santé du personnel. "À quoi servirait-il à un homme de gagner le monde entier s’il perd son âme ?"
Dans certaines entreprises – même dans les groupes dirigeants de l’Église – l’habitude s’installe de prendre son repas en tenant colloque.
Pas le temps de manger… On prend juste celui de se nourrir, en faisant autre chose ! Il est des versets bibliques qui nous sautent à la figure, quand bien même l’on connaît les textes depuis notre enfance et que leur lecture revient régulièrement au gré de l’année liturgique. C’est alors qu’il faut s’y arrêter, oser se laisser choquer ou charmer au gré de notre ressenti personnel : car c’est l’heure où Dieu nous parle.
Pas le temps de manger… Et c’est justement ce temps de surchauffe que Jésus choisit avec audace pour inviter les apôtres à faire retraite.

2. Sur l’invitation au repos, on peut écrire « dommage ! »

Mais, voilà… Beaucoup les reconnaissent et viennent en courant de toutes les villes et arrivent avant Jésus et les disciples. Zut, alors ! pourraient se dire ceux-ci, excédés et épuisés. Le Seigneur n’aurait-il pas pu faire barrage, n’y a-t-il pas moyen de filtrer ? Dans la pratique du travail social, on sait pourtant poser des garde-fous : les offices affichent des horaires d’ouverture, cadrent les demandes, apprennent aux usagers, quelle que soit leur détresse, à ne pas vouloir tout tout de suite. Même dans l’Église, on peine à admettre que les ministres ont des répondeurs téléphoniques, qu’ils ont droit comme tout un chacun à des congés et vacances. C'est parfois source de conflits.
Ce projet de retraite spirituelle tourne court : les besoins de la foule sont si pressants – regardez ces pauvres gens courir sous la chaleur, faire le tour du lac. La soif du monde serait-elle plus forte que la volonté de Dieu ?
C’est l’angoisse des disciples dans la barque battue par les vents (Marc 4 : 35 à 41) tandis que le Maître, installé sur un coussin à la poupe, dort. Fais quelque chose ! crient-ils. C’est un grand danger pour l’Église, lorsqu’elle veut échapper à cette angoisse – et à la prière de supplication qui devrait l’exprimer – de sombrer dans l’activisme, même pour de nobles motifs, et d’y perdre son âme, c'est-à-dire la foi en la Parole de son Seigneur. Il m’apparaît symptomatique, de ce point de vue, que les disciples racontent à leur Seigneur tout ce qu’ils ont fait, tout ce qu’ils ont enseigné.

3. Pour mieux comprendre l’envoi dans cette mission précaire

Quelle consigne le Seigneur avait-il donnée aux disciples ? Quand je lis l’Évangile, j’ai l’impression d’être au cinéma, je porte l’imagination au pouvoir. En effet, je vous invite à voir Jésus.
À voir les disciples et la mine qu’ils doivent sans doute afficher lorsque Jésus les tire du cocon communautaire, de la douce école de la Parole pour les envoyer (car apôtre signifie envoyé, envoyé plénipotentiaire – c’est donc loin d’être un grade honorifique !) – pour les envoyer au charbon, dans la réalité d’une tâche à l’issue incertaine.
Il faut voir les foules traversées de sentiments contraires au sujet de cet Homme de Nazareth qui se dit Messie : certes, la plupart des gens ont soif d’une Parole forte, mais certains ne font que venir aux nouvelles, au spectacle, en quête d’arguments pour les palabres familiales ou villageoises. « Ils chercheront partout la Parole de Dieu, mais ne la trouveront pas. » (Amos 8 : 12) parce que cet effort aura surtout pour but d’échapper à la colère de Dieu et non d’écouter cette Parole au moment où elle retentit.
Qui donc est cet Homme qui fait courir les foules ? Le voyez-vous ?

Derrière ces scènes évangéliques, il faut surtout voir les clins d’œil que l’Esprit Saint nous fait en pointant certaines réalités de notre vie et du monde qui nous entoure. Donc il appelle les Douze et se met à les envoyer deux par deux pour qu’ils se soutiennent et que soit garantie solennellement la validité du témoignage qu’ils apportent sur cet Homme.
Il leur donne pouvoir sur les esprits mauvais – les esprits impurs, littéralement. De qui, de quoi s’agit-il ? On les voit bien, ces forces qui aliènent l’homme !
Non seulement dans la maladie et le handicap, mais surtout dans le mensonge, l’égoïsme, la division d’avec leur prochain, l’angoisse de se sentir seul, toujours fautif, le désespoir et la révolte. Ou au contraire la satisfaction de soi-même et le sentiment d’être juste en regard de toutes les bonnes actions qu’on pense avoir à son actif.
Les voici donc équipés d’un pouvoir ad hoc qui annonce le Pouvoir dernier que le Crucifié-Ressuscité a reçu de Dieu son Père pour qu’à nouveau la Lumière soit et que l’homme ressemble enfin à Celui qui l’a créé à son image.

« Si le pouvoir sur les esprits impurs est à ce point souligné, c’est qu’il est l’expression la plus frappante du pouvoir de la Parole. Quand les disciples prêchent, ce ne sont pas des mots en l’air : il se passe quelque chose, les démons s’en vont ! » (Günter Dehn)
Munis d’un tel pouvoir, celui de la réconciliation avec Dieu comme nous le dit Paul ce matin (2 Cor 5 : 14 à 21), qu’ont-ils encore besoin de bagages, de réserves, d’en-cas ? Pas de pain, pas de vêtement de réserve, pas de sac, pas la moindre monnaie dans votre poche : vous allez trouver des gens qui pourvoient à votre nourriture, à votre logement, à tout ce qu’on se procure normalement à prix d’argent. Ces gens seront mis sur votre chemin, ces gens vous attendent ! Que leur porte s’ouvre ou se ferme, ce n’est pas là l’important. C’est le message qui importe, laconique, impératif, non négociable : « Le moment décidé par Dieu est arrivé, et le Royaume de Dieu est tout près de vous. Changez votre vie et croyez à la Bonne Nouvelle ! » (Marc 1, 15)
Que la porte de celui qui entend le message s’ouvre ou se ferme, c’est sa responsabilité et pas la vôtre : secouez la poussière de vos pieds, lavez-vous les mains du sort de celui qui refuse. Et passez plus loin. Votre itinéraire promet d’être extensible !

C’est pourquoi prenez un bâton pour la marche et les dangers du voyage. Chaussez des sandales (une paire) : le confort est permis, dès lors qu’il garantit le plein accomplissement d’une mission sans souffrances parasites.

4. En quoi cet épisode pourrait-il nous concerner ?

Et nous, qui ne nous sentons pas nécessairement apôtres, qui ne vivons pas les temps frénétiques de la première communauté chrétienne, qu’avons-nous à comprendre de la présence agissante du Règne de Dieu qui s’est installé parmi nous ?

4.1. Jouez vos insuffisances, Dieu engagera son abondance !
L'apparence désarmée et misérable des messagers forme avec leur puissance inouïe un contraste étonnant mais voulu. Tout repose ici sur Dieu et non sur les hommes. Un rayon de l'incomparable lumière de la victoire du Ressuscité descend sur cette affaire dont les fondements sont à vues humaines si misérables.
On ne doit pas penser pour autant que la mission de nos Églises, leur mode de présence dans nos villages, cités et quartiers doive s'organiser de manière si angélique, au contraire, il faut de la préparation, de la prévision, de la gestion intelligente et éclairée d'En-haut.
La manière dont Jésus envisage cette mission doit apporter un correctif salutaire à l'esprit bureaucratique, non exempt de perfectionnisme, qui règne parfois dans les chancelleries de nos Églises. Oui, tout repose sur Dieu et non sur les hommes. Et pourtant, Dieu choisit d’avoir besoin des hommes, il choisit d’avoir besoin de la plus secrète vertu, de la plus modeste foi. (Inspiré du commentaire ad loc. de G. Dehn)

4.2. Délivrés d’un narcissisme spirituel angoissé pour s’ouvrir à la relation
Comme croyants, nous renonçons à regarder à nous-mêmes – nos possibles richesses ou nos défauts certains – mais nous regardons à Celui qui nous appelle. « Je ne suis pas prophète ni n’ai fait d’école pour cela. Mais le Seigneur m’a pris de derrière le troupeau et m’a dit : Va parler de ma part au peuple d’Israël. » (Amos 7 : 14-15)
Coup de genou sous la table : c’est bien l’appel qui prime, et non ces formations que l’on tend à idolâtrer. Faut-il attendre les diplômes pour se mettre au travail ? Le travail montrera de lui-même à quel point l’ouvrier a besoin de rencontrer ses semblables pour qu’il soit répondu aux questions qui naissent de l’action. Venez avec moi dans un endroit isolé pour vous reposer un moment.
Un repos qui laisse remonter ces questions, une communauté qui nous aide à gérer l’angoisse qui peut naître de ces questions.

4.3. L’évangélisation concerne aussi l’interne de l’Église
L’Évangile, c’est comme le rire, la colère, l’émotion, la peur, l’amour, le courant électrique : il n’existe que lorsqu’il circule, lorsqu’il est transmis, parce qu’il est nouvelle, information. Il doit sortir des pieux conservatoires, se profiler dans une paix qui n’a pas peur des conflits. Il est partage aussi : et d’abord à l’interne des familles, des groupes, des paroisses – j’aurais bien aimé être une mouche pour entendre les conversations et silences dans les teams de disciples envoyés deux à deux : des prières de louanges, des blagues pour se donner du courage, des projets, des questions immédiates à régler, des propos inquiets et peut-être des coups de gueule de temps en temps, comme dans un couple !

5. La vie spirituelle : un repli en Christ pour mieux s’engager pour lui dans le monde

Avec Jésus, dans un endroit isolé, pour se reposer un peu. Ce n’est pas un pieux privilège que Jésus accorderait à ses bons clients, mais une invitation pressante qu’il adresse à ceux et celles qui témoignent de lui dans le zèle, mais aussi parfois dans un douloureux combat. « Venez à moi, vous tous qui êtes travaillés et chargés : je vous donnerai du repos. Prenez sur vous mon joug, car il est facile à porter… » (Matthieu 11 : 28 à 30)
Je me repose en Toi, Seigneur, et pendant ce temps tu combats à ma place. Je me repose en Toi, et pendant ce temps tu œuvres à ma place, ouvrant les portes qu’il faut dans les cœurs, dans le cours des événements et des devoirs. Puis tu me redonnes l’outil, et c’est à moi d’agir.
Un endroit isolé ! Y en a-t-il encore ? Même les ermites les plus cachés reçoivent des visites qui débusquent leur solitude de veille et de labeur spirituel.
Même sur les glaciers haut perchés, on trouve des boîtes de conserves vides. Les plus austères sommets du désert alpin deviennent des boulevards de compétitions. Il y a aussi – signe des temps – cet engouement, même de non-croyants ou se déclarant tels, pour les retraites en monastères.
Cependant, l'endroit le plus efficacement isolé reste celui qu'on se donne en fermant la porte sur soi dans la prière, dans le secret "… et votre Père, qui voit dans le secret, vous le rendra" (Matthieu 6, 6).
Le plus bref instant de recueillement, la plus petite prière du soir en son for intérieur, une réminiscence de cantique ou de cantate, un vitrail contemplé, une croix de chemin qu’on salue de l’âme, un astre qui se lève tandis qu’en notre cœur s’élève une louange, c’est un pari, une manière de dire non à l’esprit de ce monde pour laisser l’Esprit Saint évangéliser nos profondeurs, changer notre vie. SoliTaires en Christ, de trop brefs instants peut-être, pour devenir soliDaires d’un monde assoiffé, toujours.

Amen !

Détails

Avec la participation de
Orgue
Gérald Chappuis
Musique
Roland Volet, trompette