(La prédication est précédée d'un sketch - voir sous textes)
Difficile fraternité, difficile présence de l’autre qui vient nous rencontrer, parfois nous déranger, qu’il soit d’ici ou d’à côté. Cette idée de fraternité nous est chère et familière ; ce mot touche au cœur des relations entre les chrétiens, frères et sœurs en Christ, enfants d’un même Père comme tous les humains, mais voilà que ce mot est le grand absent des Évangiles. Pas une fois il n’apparaît comme tel : surprise !
Dans les épîtres, on le croise à quelques reprises, décliné en adjectif, aux côtés d’un bon mot. On parle bien de frères et sœurs, surtout de frères à vrai dire, mais l’idée de fraternité s’efface dans le langage. Curieux, n’est-ce pas ?
Pourquoi continuer dès lors à gloser ? Il suffirait d’un constat poli – peut-être désabusé – sur cette trop discrète fraternité, sur l’illusoire croyance que les humains peuvent se reconnaître comme frères, puisque l’Évangile se fait presque silencieux et vous aurez ainsi vécu la prédication la plus courte de votre carrière de paroissien ou d’auditeur.
Amen !
Allons ! Ne trouvons pas prétexte à cette myopie pour un silence arrangeant ! Il reste heureusement une multitude de frères (et quelques sœurs) qui viennent contrarier notre empressement à liquider l’affaire. Et les encouragements des apôtres, que ce soit Paul, Pierre ou d’autres, viennent nous rappeler que la fraternité d’une communauté se construit sans cesse, qu’elle n’est pas acquise une fois pour toutes parce que notre identité de chrétiennes et de chrétiens fait de nous des sœurs et des frères dans la foi !
Effectivement, je ne crois pas que ce soit si simple d’être frères et sœurs en Christ. Dans une famille, on ne choisit pas ses parents, vous le savez; on ne choisit pas davantage ses frères et sœurs. Il arrive qu’on impose ses vues sur la possibilité d’une fratrie, selon qu’on souhaite rester seul enfant à bord ou pas.
Dans un monde où il nous est donné d’avoir des possibilités de choix toujours plus étendues, jusque dans les études, mais avec davantage de stress aussi – dans une société qui croit que tout est choix, comme si tout était librement décidable, il est encore des choses qu’à vrai dire on ne choisit pas – par exemple face à l’administration : on ne choisit pas de payer ou non ses impôts, de s’acquitter ou non de ses devoirs citoyens, encore que souvent on s’en sente dispensé.
Ne pensez pas que je m’échine à trouver des problèmes partout, et là surtout où devrait ne pas les rencontrer. Car enfin, la communauté chrétienne est nourrie d’une belle fraternité, laquelle plonge ses racines dans l’amour. Rappelez-vous les paroles que Jésus adresse à ses disciples lors du dernier repas qu’il passe avec eux – c’est dans l’évangile selon Jean, écoutez : lecture de Jean 15, 12, 16 et 17.
Voilà une bien curieuse affaire ! Comme si l’amour se commandait ! Mais on n’aime pas sur commande. On aime ou l’on n’aime pas, et puis voilà ! Pourquoi donc ce commandement d’aimer ? Eh bien, comme pour se rappeler que ce n’est pas évident, d’aimer, que la communauté est toujours menacée de dislocation, que c’est toujours une conquête que de reconnaître l’autre en face de soi comme ayant égale dignité que moi, et pas juste un pauvre type qui ne pense pas comme moi, qui ne mange pas comme moi, qui ne consomme pas comme moi, qui ne vote pas comme moi. Et qui en plus ne croit pas comme moi.
Or la communauté chrétienne est faite d’une diversité de bric et de broc. Et l’on apprend à ne pas se contenter des étiquettes, des facilités, des petites boîtes si commodes où l’on case les gens et les choses : clivages politiques, sensibilités spirituelles. Or la misère du protestantisme dans son émiettement infini en communautés adverses et susceptibles reste aussi sa chance, je le crois : la chance d’apprendre à rencontrer l’autre, à faire avec, à composer, à écouter, à reconnaître, et avec tout cela à construire quand même, au lieu de se contenter d’être « bien chez soi ».
La fraternité se construit parce que d’abord elle se reçoit. Depuis quelques mois, un mot nous est devenu plus familier en Suisse romande : celui de « frères ». On parle des « frères » de Taizé, dans la perspective de cette grande rencontre européenne de fin d’année. Et les plus avisés parlent aussi des « sœurs » de Saint-André, qui font partie du staff de préparation.
Et nous nous familiarisons avec cette réalité, discrète elle aussi dans la tradition protestante, des communautés religieuses. Nous connaissons sans doute la communauté de Grandchamp ou les diaconesses de Saint-Loup, mais après ces deux références, c’est Mazille, Bose ou Taizé, appréciés pour leurs qualités oecuméniques. Autant de lieux d’accueil et de partage, autant de déclinaisons de cette fraternité qui se déploie de manière privilégiée, à la fois à l’écart de l’agitation, mais quand même au cœur du monde.
Dans la trace de Taizé, il est d‘autres lieux, moins connus, plus exposés sans doute, disséminés çà et là dans le monde. Eh oui : « certains frères vivent loin de Taizé, la plupart insérés parmi les plus pauvres. Vivant en petites fraternités, ils travaillent auprès des prisonniers à Séoul, viennent en aide à des sourds au Brésil, soutiennent des handicapés au Bangladesh, accueillent de nombreux enfants à Dakar…. L’existence de ces petits foyers de la communauté est fondée sur la prière commune et la vie fraternelle. » [site taize.fr]
Aujourd’hui, nous accueillons donc Frère Denis, par-delà les dunes du Sahara, qui vit une expérience de fraternité à Dakar. À mon tour, frère Denis, de vous saluer au nom de notre communauté. Vous êtes toujours avec nous ?
– (Frère Denis) Oui, bonjour.
– Dans l’introduction à ce culte, vous avez évoqué votre situation à Dakar, pays à 95% musulman. Comment ce terme de fraternité prend-il sens dans cette réalité ?
– (Frère Denis) Une fraternité, c'est d'abord un groupe d'hommes envoyés ensemble, très différents les uns des autres, nationalités, générations, confessions, qui veulent vivre cette vie fraternelle en communauté. Et cette réalité évidemment s'élargit. Qui est mon frère ? Tous ceux-là qui nous entourent dans un contexte culturel et religieux tellement nouveau pour nous.
D'ailleurs, la salutation locale nous aide à mieux le saisir: on se dit: « Que deviens-tu ? et la réponse est : « Je suis là. » Être là, être présent, vraiment présent, écouter, partager, recevoir, apprendre, apporter aussi un petit quelque chose, c'est cela la fraternité. Ce qu'on réalise par ailleurs, et bien sûr on fait beaucoup de choses, n'aurait aucun sens en dehors de cette présence fraternelle.
– Quelle est dès lors la présence d’une communauté chrétienne en terre musulmane, surtout à l’approche de Noël ?
– (Frère Denis) a l'approche de la grande fête de l'Aïd, qu'on appelle ici la Tabaski, ce prochain vendredi, il y a des moutons à vendre partout et rien qui annonce Noël, ni guirlandes, ni cadeaux, aucune vitrine garnie. Et c'est beau de vivre une approche de Noël toute discrète, comme une marche dans la nuit vers Bethléem. Bien sûr, la fête sera la fête, les chrétiens mangeront du mouton et les musulmans fêteront Noël avec nous.
– Il semble donc qu’on sache faire façon des différences, voire des clivages religieux. Frère Denis, votre fraternité est installée à Dakar depuis quinze ans, et vous-même y êtes depuis lors. Comment votre présence se déploie-t-elle dans la durée ? Y êtes-vous pour rester encore ou pensez-vous rentrer bientôt ?
– (Frère Denis) Nous sommes ici depuis 1993. Jusqu'à quand? Aucune idée. Pour le moment, nous sommes là. Nous louons une maison, nous ne sommes pas chez nous. Ainsi nous vivons pour une petite part cette précarité qui est un trait si marquant de la majorité de nos voisins. Vivre au jour le jour, faire confiance à Dieu qui pourvoira et, à nous, montrera bien le chemin à suivre le jour venu.
– Vivre la fraternité, c’est donc à vos yeux faire un pari sur l’espérance ?
– (Frère Denis) Il n'y a pas de fraternité sans espérance: espérance pour l'autre, conviction qu'il y a un avenir pour lui. Ce n'est pas évident du tout ici où tant de perspectives sont bouchées, où il y a tant de jeunes au chômage au point que l'émigration, même dans les conditions désespérées qu'on connaît, reste une tentation pour beaucoup. À nous de réveiller notre espérance chaque matin et d'en communiquer ce qui peut l'être. Un vrai défi.
– Durer dans la fraternité, durer dans l’espérance. N’est-ce pas la récompense dont parle l’évangéliste Matthieu quand il met en évidence l’importance de l’accueil ? (cf. Mt 10,40-42)
– (Frère Denis) Votre question me trouble. Nous qui ne sommes ni des justes ni des prophètes, nous ne sommes pas en quête de récompense. Mais le centuple promis à ceux qui ont tout quitté pour suivre le Christ nous est déjà donné chaque jour : cet accueil qui nous est fait ici malgré nos maladresses et nos balourdises et surtout ce bonheur de vivre dans une population d'enfants toujours en mouvement, pleins de vie, gonflés d'espérance, passant en un instant des pleurs au rire, qui tombent et se relèvent d'un même mouvement. Ce sont eux qui, même s'ils l'ignorent, nous permettent de tenir dans l'espérance, mystérieux relais de Celui qui nous a envoyés.
– Ma question vous trouble. Mais ce texte de Matthieu 10 est un peu bizarre tout de même, et résonne curieusement à des oreilles protestantes : on y parle de récompense en fonction de tel ou tel acte posé, comme si faire quelque chose permettait d’obtenir autre chose de la part de Dieu. Or le seul « geste » qui compte n’est-il pas celui de la foi ?
– (Frère Denis) La foi ne saurait se suffire à elle-même, se poser comme sa propre fin, un but en soi. D’une certaine manière, elle a « besoin » de geste pour s’inscrire de manière incarnée, et le plus simple, le plus fondamental de ces gestes, c’est celui de l’accueil. La foi se défie des gestes qui voudraient la saisir et l’épuiser, et en même temps elle trouve sa plénitude dans une espérance concrète et engagée, notamment auprès des fragilisés et des blessés de la vie – ceux que la Bible appelle des pauvres. C’est l’expérience des fraternités de Taizé, où nous avançons dans la confiance.
– La fraternité ouvre donc des chemins de confiance. Toujours à construire, toujours à recevoir, elle permet des gestes significatifs : elle permet d’oser l’accueil, de se risquer à la rencontre. Merci, frère Denis, pour votre témoignage ; nous vous retrouvons dans un bref instant pour porter ensemble notre prière.
Puissions-nous dans ce temps de l’Avent, reconnaître que ce qui fait de nous des frères et des sœurs: c’est d’être accueillis par Dieu avec ce qui tisse nos vies et notre humanité et qui nous donne le courage de signes d’espérance dans le monde : gestes du quotidien, banalité fondamentale d’un sourire, importance d’un accueil : voilà notre récompense, de recevoir l’écho de ce que nous aurons pu susciter chez autrui et accueillir de lui ou d’elle ce qu’il aura pu offrir.
Un autre texte évoque cette importance de l’accueil. C’est Paul qui l’écrit aux chrétiens de Rome. Je propose pour finir que nous écoutions ce texte, ici à Genève, là-bas à Dakar, là dans son appartement ou sa chambre, là encore sur la route. C’est une interpellation qui nous saisit en profondeur. Romains 15, 7 –13.
Amen !