Dieu ne serait pas où on pense !

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Un roi sur son trône, entouré d’anges, avec toute l’humanité à ses pieds, suspendue à ses lèvres pour entendre son jugement. Roulements de tambours. Trompettes. Dans cette ambiance de fin des temps, il ne manque plus que quelques noirs vautours déplumés guettant avidement la moindre goutte de sang pour parfaire le tableau. Et tous les hommes rassemblés là, qui attendent avidement de savoir à quelle sauce ils seront mangés. Certains sont certainement sûrs d’avoir mérité la récompense ultime, la vie éternelle. D’autres ne savent pas sur quel pied danser, ou bien pensent qu’ils ne méritent rien. Belle mise en scène pour nous décrire, à nous autres spectateurs, ce qu’est une vie juste et digne.
Mais quand le roi laisse tomber sa sentence, tout le monde est surpris. Personne ne s’attendait à ça. Loin de féliciter ceux qui ont beaucoup prié, qui l’ont adoré, qui lui ont érigé des statues, de distribuer des médailles aux champions de piété, il les condamne au feu éternel. Pourquoi ? Parce qu’ils n’ont pas pris soin de leurs prochains, « des plus petits d’entre ses frères », comme le dit le roi. Et qu’en ne le faisant pas, c’est au roi qu’ils ne l’ont pas fait. Inversement, il bénit ceux qui lui ont donné à manger, à boire, l’ont vêtu, lui ont rendu visite en prenant soin des plus petits : c’est à moi que vous l’avez fait. Autrement dit, c’est dans le soin élémentaire porté au petit que s’accomplit l’amour de Dieu. Là et pas ailleurs. Dieu ne serait-il pas où l’on pensait ?

Chant : 13 écoutez les lamentations du prophète Jérémie. Heth (8). L’Éternel avait résolu de détruire les murs de la fille de Sion, il a tendu le cordeau et n’a point retiré sa main pour cesser de détruire; il a plongé dans le deuil remparts et murailles.
Comme un écho un peu décalé au texte d’Évangile, le cri du prophète Jérémie nous accompagne, appelant au deuil, au repentir, à la vigilance. Il retentit comme un appel à se laisser surprendre, à chercher à comprendre comment chacun peut avoir une attitude juste.
Mais qui sont donc ces petits dont on nous rebat les oreilles tout au long des Évangiles et dont le roi de notre histoire fait tant de cas ? Ce sont les pauvres et pas seulement ceux qui sont dans la misère. Les pauvres sous toutes leurs formes, donc tous ceux qui ont besoin d’aide, à un moment ou un autre de leur vie. Les petits, ce sont ceux qui sont dans la détresse, physique ou morale et la détresse n’a ni visage, ni couleur, elle se moque des classes sociales et des bonnes manières. Et c’est précisément l’attitude que l’on adopte envers ces petits qui détermine le jugement du roi.
Il y a de quoi être déboussolé. Quoi ? Avoir la foi, ce ne serait que ça ? Pas très original. Toute cette humanité rassemblée au pied du roi sait ce que signifie faire le bien. Nous le savons également. C’est une évidence : être humain, tout simplement. Être attentif à l’autre, qui qu’il soit, à ses besoins, à ses soucis, sans d’abord se soucier qu’il soit du même club, du même village, du même bord. Sans qu’il ait besoin de qualités particulières ni de montrer patte blanche pour être digne d’attention ou de respect. Ca s’appelle la compassion, l’amour, la charité, la bonté. C’est élémentaire, ça tombe sous le sens.
Le seul hic, c’est que, tout en le sachant, certains ne l’ont pas fait. Pourquoi ? Ils ont certainement de bonnes excuses : pas le temps, ils ne méritent pas, c’est des profiteurs, ils ont eu autre chose à faire. Ou tout simplement, ils n’avaient pas vu ces petits, ils étaient comme transparents, parce qu’ils n’étaient pas de leur rang, de leur race, de leur classe sociale, de leur religion. Ou parce qu’ils pensaient qu’ils n’avaient pas droit à leur compassion. Ils ne sont pas les seuls : longtemps, les droits de l’homme étaient réservés aux hommes blancs, dont étaient exclus les femmes, les esclaves, les enfants, sans que cela ne les fasse sourciller. Il y a bien plus terre à terre encore : peut-être simplement qu’ils ne l’ont pas fait par paresse, indifférence, par confort personnel ou parce qu’ils n’avaient besoin de personne, chacun pour soi, Dieu pour tous! Et surtout, à leurs yeux, cela n’avait pas d’importance, ils n’ont pas songé une minute à reconnaître le roi dans ces petits. Auraient-ils passé à côté de l’essentiel ?

Chant: 14 Theth (9). Les fières portes sont enfoncées dans la terre, il en a détruit et rompu les barres. Son roi et ses chefs sont parmi les nations. Il n’y a plus de loi et même les prophètes ne reçoivent aucune vision de l’Éternel. Jod (10). Les anciens de la fille de Sion sont assis à terre.
D’autres par contre, ont pris soin des petits et le roi les bénit. Ceux-là non plus ne savaient pas qu’en agissant avec bonté, ils accomplissaient le double commandement de Dieu : Tu aimeras le Seigneur ton Dieu. Tu aimeras ton prochain comme toi-même. Le critère n’est ni la piété, ni la convenance. Ceux qui ont agi avec bonté ne l’ont pas fait par devoir moral, mais spontanément et de manière on ne peut plus profane. Leur attitude face à l’autre, le petit, exprime leur humanité profonde : leur vis-à-vis, ils ne le considèrent pas comme un objet, mais comme un sujet, un frère de misère, un humain, qui qu’il soit, sans se soucier de savoir d’abord s’il est juif, non-juif, blanc, vert, bleu, homme, femme. Ils ne cherchent pas à mettre sur pied un programme d’aide institutionnalisé. Pas besoin d’être assistant social pour être bon. Ils sont juste attentifs, regardent autour d’eux, et sans se poser de questions, quand quelqu’un a besoin d’eux, ils sont là. Tu as faim ? Tiens, mange! Tu es malade, je viens te dire bonjour. Quoi de plus normal, de plus naturel ?
Mais si c’est si simple, est-ce que la bonté, ça peut s’apprendre ? Jusqu’à un certain point, oui : chacun de nous peut s’éduquer à devenir plus attentif, à regarder autour de lui. Mais ça ne fait pas tout. On pourrait prendre des leçons de bonté, genre : leçon 1 : comment s’habituer à laisser sa porte ouverte sans peur des voleurs. Leçon 2 : comment trouver du temps pour une visite quand on est overbooké. Leçon 3 : comment ouvrir ses oreilles et se mettre à la place de l’autre, etc.
Tout cela, nous pouvons l’apprendre. Qu’ensuite on le fasse ou non est entre nos mains. Mais la spontanéité, les coups de cœur, les actions qui révèlent notre humanité profonde ne s’apprennent pas.

La bonté ne s’apprend pas, mais je crois qu’elle s’attrape, comme par contagion. Ceux qui n’ont besoin de rien ni de personne auront de la peine à comprendre de quoi je parle. Quand je dis que la bonté s’attrape par contagion, je pense qu’il faut avoir au moins une fois connu la détresse, s’être senti tout petit, plein de limites, en manque, et avoir alors eu besoin de recevoir un signe, de mendier un coup de pouce. Ceux qui ont connu un deuil, une maladie, qui ont été bafoués ou diffamés, qui ont été rabaissés, qui ont connu des moments de doute ou de déprime, qui se sont sentis faibles et impuissants, ceux qui se sentent exclus d’un groupe ou d’une famille ou simplement ceux qui se sont sentis déstabilisés, déboussolés, tous ceux-là savent le prix inestimable d’une main qui se tend, d’un mot, d’un sourire, d’une invitation à dîner. Tous, nous avons vécu ce type d’expérience plus ou moins douloureuse. Quand ces belles surprises-là nous tombent dessus, ça vient du cœur de celui qui nous a tendu la perche, c’est spontané, ça coule de source et souvent, ces personnes sont tout étonnées qu’on leur dise merci.
Quand je parle de contagion, je ne pense pas à un exemple à suivre. Mais quand on a bénéficié d’une telle attention, ça donne vraiment envie de faire de même,. Quand on sait le bien que ça fait d’avoir une épaule pour pleurer, une oreille pour nous écouter, un vis-à-vis pour partager, de recevoir un verre d’eau fraîche, un SMS, un mail, juste pour prendre de nos nouvelles, ça déteint sur nous, ça nous imprègne, comme un subtil parfum. Et alors, ça devient clair, évident, naturel de redonner un peu ce que l’on a reçu, ça nous encourage à laisser libre cours à nos élans, à devenir plus humains, plus vrais, plus fraternels.

Chant : 15 et muets ils ont couvert leur tête de poussière, ils se sont revêtus de sacs, les vierges de Jérusalem laissent retomber leurs têtes vers la terre. Mes yeux se consument de larmes, mes entrailles bouillonnent, ma bile se répand sur la terre.
Seulement voilà, la bonté n’est jamais acquise, sinon, il y a longtemps que le monde irait mieux. C’est que le mal aussi, c’est contagieux. Le jugement, c’est ici et maintenant qu’il s’opère, pour moi, pour toi. A chaque instant, j’ai le choix. Je ne peux pas prévoir à l’avance ce qui arrivera. Je ne peux pas me lever le matin en me disant : aujourd’hui, je vais être bonne. Par contre, je peux me laisser surprendre, et ne pas me fermer aux rencontres. Ensuite, vais-je le faire ou pas ? C’est chaque fois entre mes mains et c’est sur chaque décision que je serai jugée.
Mais ce jugement est aussi une bonne nouvelle : il promet un salaire. Pas un salaire aux mérites, non. Un salaire gratuit : le plaisir de faire plaisir, la joie d’une rencontre. Parce que témoigner de la bonté à l’un de ces petits, c’est réveiller un peu de l’humain enfoui au fond de nous. Et secouer un peu le paresseux indifférent qui sommeille en nous et qui aurait souvent tendance à oublier de se bouger, à passer tout droit sans s’arrêter. Et comme nous ne sommes pas parfaits, ça plante parfois. Mais c’est pas grave. Il y a de quoi faire mieux la prochaine fois.
La société la mieux organisée aura toujours besoin de l’individu, de toi, de moi. Il y aura toujours des pauvres, des malheureux, des paumés. Tant qu’il y aura des hommes, il y aura de quoi faire, de quoi devenir bons. Les meilleures institutions, les services sociaux les plus performants, la société la plus égalitaire ne pourra jamais remplacer ces petits gestes de bonté spontanés qui viennent du cœur. D’homme à homme.

Chant : à cause du désastre de la fille de mon peuple, parce que les enfants et les nourrissons sont en défaillance dans les rues de la ville. Jérusalem, Jérusalem, reviens à moi, reviens à moi l’Éternel ton Dieu.
« Aimer Dieu, c’est normal en somme… si seulement on aimait les hommes. » disait Jehan Rictus. « Ainsi certains jours paraît une flamme à mes yeux. A l’église où j’allais, on l’appelait le bon Dieu. L’amoureux l’appelle l’amour. Le mendiant la charité. Le soleil l’appelle le jour et le brave homme la bonté. »
Puisse cette flamme nous éclairer, nous réchauffer, nous envelopper et susciter en nous cette attitude juste qui nous enrichit comme un subtil parfum. Et qui nous donne le goût de l’autre.

Amen !

(Musique : Rosenmüller, Lamentations de Jérémie, chant et orgue)

Détails

Avec la participation de
Orgue
Sara Gerber
Musique
Jean-Pierre Gerber, basse