Je suis descendu ce matin chez mon médecin Hermogène. Il est difficile de rester empereur en présence d’un médecin et difficile aussi de garder sa qualité d’homme. Hermogène est savant, mais nul ne peut dépasser les limites prescrites. Dire que mes jours sont comptés ne signifie rien : il en fut toujours ainsi. Il en est ainsi pour nous tous. Le premier venu peut mourir tout à l’heure, mais ma marge d’hésitation ne s’étend plus sur des années, mais sur des mois. Mes chances de finir d’un coup de poignard ou d’une chute de cheval sont des plus minimes. Comme le voyageur qui navigue vers le soir et découvre peu à peu la ligne du rivage, je commence à apercevoir le profil de ma mort.
Chers résidents, chers auditeurs, chers amis, chers frères et sœurs,
Dans les premières pages des « Mémoires d’Hadrien », l’écrivain français Marguerite Yourcenar décrit de manière saisissante les sentiments d’un homme – en l’occurrence elle se met dans la peau de l’empereur romain Hadrien – qui se sait arrivé au terme de son existence. Des sentiments que l’on rencontre très souvent en EMS. Car il est clair que si on parle de l’avenir dans un EMS, chacun sait, du résident au soignant en passant par le parent ou l’aumônier, de quoi il sera fait.
Personne n’est dupe : celui qui entre en EMS avec ses souvenirs, celui qui vit en EMS la dure réalité de la dépendance, des pertes et des angoisses, « commence à apercevoir le profil de sa mort » pour reprendre les termes de Marguerite Yourcenar.
Et cela peut faire peur comme me le confessait cette semaine une résidente qui s’agrippait à ma main en me disant: « J’ai peur de mourir » ! Cela peut faire peur, que dis-je : vraiment la peur est là et ça fait mal. Et je puis vous assurer que je ne connais personne dans les établissements dont je suis l’aumônier qui soit insensible à la mort, au décès d’un résident. Tous sont touchés. Chaque fois.
Dimanche passé, je disais qu’il n’était pas facile de parler du présent souvent douloureux des résidents en EMS. Je l’ai dit, on veut bien du rétroviseur, évoquer le passé, les souvenirs, mais déjà beaucoup moins du miroir qui renvoie de nous une image accablante.
Alors que dire de l’avenir ? De ce temps qui va nous amener jusqu’au rivage, où comme la vague, ma vie va s’éteindre et puis ultime question: "Qu’y a-t-il derrière le miroir du présent ?" Que dire de l’avenir, de cet avenir proche qu’est le lendemain et cet avenir lointain, au-delà de ma mort ? Comment vivre le dernier temps de la vie ?
A cette question j’ai envie de répondre de trois manières qui ne sont pas des recettes, mais des chemins qui nous emmènent vers l’acceptation et l’accomplissement, des chemins qui d’ailleurs valent aussi pour les plus jeunes, à commencer par moi ! Le premier de ces chemins vers l’avenir, est fait d’accompagnement et de tendresse. C’est l’expérience de Noémi. Quand elle rentre à Bethléem après avoir perdu son mari, ses deux fils et le projet d’une vie heureuse, elle est toute entière recouverte du noir vêtement du deuil et de l’amertume, une vie ratée !
Mais il y a un ange sur son chemin. Un ange qui a pour nom Ruth, sa belle-fille. Noémi n’est pas seule ! Sa vie n’est pas finie, car elle est accompagnée. Et de quelle façon ! avec quel dévouement ! avec quelle persévérance !
Dans les EMS aussi, il y a des anges avec toutes sortes de visages : une épouse, un époux, un frère, une sœur, un fils, une fille, une amie, un infirmier, une soignante, une animatrice, le cuisinier, la directrice, le directeur, Alice ou Catherine à la cafétéria. Le travail d’accompagnement fait dans les EMS est un travail primordial et magnifique ! C’est l’accompagnement de Ruth qui permet à Naomi de reprendre espoir, car c’est bien au travers de l’accompagnement fidèle de cette belle-fille qui va lui donner un petit-fils inespéré que Noémi peut envisager la fin de sa route dans la sérénité. Et le lien puissant qui unit les générations, vous l’aurez entendu dans ce texte, n’est pas le lien du sang, mais celui de la tendresse. Noémi vieillira dans la tendresse, et son avenir n’a rien à voir avec un deuil, mais avec la gloire du roi David, la gloire du Royaume !
Le deuxième chemin est celui de la confiance, cette confiance qui habite l’apôtre Paul de façon si incroyable. J’avoue ne pas arriver à la cheville de l’apôtre, mais je sais qu’une telle confiance existe aussi dans les EMS et des leçons de foi, j’en reçois bien plus que je n’en donne. C’est ce que j’aimerais illustrer par une petite histoire (dite à deux voix avec Claire-Lise Favrod)
Il y a quelque temps, je me suis arrêté vers une personne qui venait d’arriver dans un EMS. C’est important les premiers jours, les premières heures. Des moments souvent difficiles, avec une forme de déni : « Oh vous savez, je n’habite pas ici, je suis ici pour me reposer, après quoi je vais rentrer chez moi… »
Chez cette dame, je ne voyais rien de cette tristesse rencontrée chez tant d’autres. Alors j’ai utilisé la formule traditionnelle passe-partout et pourtant si importante, si essentielle :
- Bonjour, comment ça va ? Comment se passent ces premiers jours dans cette maison ?
- Bien
- Bien ? vraiment, je suis surpris ! En général, c’est plutôt difficile d’entrer dans un EMS. Beaucoup de personnes me parlent de leur appartement, de leurs meubles, de leur maison ou de leur jardin, de ce qu’elles ont dû laisser derrière elles.
- Eh bien pas moi, Monsieur le pasteur ! car pour chaque étape de ma vie, je me suis fixé un objectif ! Et il en va de même pour cette dernière étape, parce que, vous savez, je sais bien que c’est ma dernière étape !
- Eh bien je vous admire, mais dites-moi quel est cet objectif qui semble vous rendre si sereine ?
- Aider les autres à supporter leur épreuve, les aider à vivre dans cette maison !
- Je vous trouve formidable ! comment faites-vous pour être si forte ?
- Mais Monsieur le Pasteur je n’y suis pour rien, cela m’est donné ! C’est Dieu qui a toujours été fidèle et il le sera encore cette fois.
Le troisième chemin est celui de la fidélité et de l’espérance. C’est celui de Siméon et Anne, deux aînés, deux personnes arrivées au bout de leur existence, une existence marquée par la fidélité. Ils attendaient un Sauveur, comme depuis des siècles avant eux les croyants du peuple d’Israël attendaient un Sauveur. Une attente inlassable, puissante, forte, mais si souvent déçue.
Siméon et Anne auraient pu se décourager. Ils auraient pu se demander : ai-je bien fait de croire ? Ai-je bien fait de faire confiance au Dieu d’Israël ? Ce que j’aime chez ces deux extraordinaires vieillards, c’est que malgré leur âge, Siméon et Anne gardent la capacité de s’émerveiller et de s’ouvrir à l’avenir avec confiance. Devant l’enfant qui est présenté au temple, ces deux personnes âgées reçoivent avec bonheur la tendresse d’un nouveau-né, mais surtout elles découvrent la force de l’espérance.
Une espérance qui dépasse les limites du Temple et de Jérusalem. Une espérance qui dépasse les limites même de cette vie terrestre et qui permet à celui qui s’en va de « mourir en paix » comme le dit Siméon. Dieu, à chaque génération ouvre un avenir. Et dans l’enfant Jésus, c’est l’avenir de Dieu que Siméon et Anne contemplent. Cet avenir contre lequel la mort même n’a aucun pouvoir.
C’est pourquoi, chers résidents, chers auditeurs, chers amis, chers frères et sœurs, si en entrant en EMS on peut dire avec l’empereur Hadrien de Marguerite Yourcenar qu’on commence à voir le profil de sa mort, avec le Jésus de Siméon et Anne on peut confesser avec conviction qu’on commence à entrevoir le profil d’une Vie nouvelle.
Amen !