Chers auditeurs, chers paroissiens,
Nous ne connaissons plus guère de rois autour de nous. En Suisse, il n’y en a pas. Et plus loin, ils représentent une réalité qui nous est, somme toute, relativement étrangère. Imaginer d’être roi ou reine appartient aux temps lointains de notre enfance et cet honneur n’occupe pratiquement plus de place dans nos préoccupations quotidiennes. Pourtant, nous sommes nombreux je crois à rêver secrètement d’être au bénéfice des attributs d’un roi : richesse, puissance, honneur.
Que d’excitation à l’idée de gagner plus d’argent, d’avoir le pouvoir d’achat en hausse, d’accumuler non seulement la sécurité pour soi et les siens, mais aussi les plaisirs grâce à l’argent. La richesse, si j’étais roi, comme ce serait simple de ne plus avoir à me soucier de l’argent !
La puissance aussi fait partie de mon quotidien. Je cherche à améliorer mes compétences, je cherche à impressionner mon monde, je cherche tout ce que je peux développer de moi-même, je cherche la maîtrise sur ma vie, et parfois sur les autres quand ils me sont pénibles ou simplement trop différents. Je cherche à me contrôler et à contrôler les autres. La puissance, le pouvoir, combien d’outils de développement me sont-ils régulièrement proposés pour parvenir toujours davantage à cet attribut royal ?
Et les honneurs ! Je me sens si souvent aimé grâce à ce que je fais, à ce que je dis, à ma manière d’être et de vivre, qu’il est bien difficile pour moi de ressentir cet amour gratuit, sans que j’aie à tricher un peu sur moi-même pour le mériter. Combien de paroles, d’attitudes, combien de trahisons, pour quémander un peu de reconnaissance, pour espérer être un peu aimé ? Comme il serait facile de bénéficier des honneurs, sans rien avoir à faire d’autre qu’être roi.
Oui, mais je ne suis pas un roi. Même un roi sur ma propre vie personnelle. Je rêverais d’être roi ne serait-ce que sur mon existence personnelle, mais je ne le suis pas. Car je n’ai pas tout l’argent dont je rêve. Car je sais bien les fins de mois angoissées devant les factures, et puis les incertitudes du travail, les nuits inquiètes à refaire les comptes, et puis le manque, la frustration, je les connais même si je possède bien plus que d’autres.
Roi sur ma propre vie, je ne le suis pas, parce que je sais bien ma fragilité. Mon impuissance face à tant de situations douloureuses que j’aurais voulues différentes. Et puis mon univers qui se rétrécit avec la maladie, les handicapes. Certains d’entre vous qui écoutez et qui êtes hospitalisés, ou en EMS, ou à la maison dans l’impossibilité de vous déplacer. Et la mort, qui est tout au bout, la mort qui attend les miens, qui m’attend. J’ai beau tenter d’avoir le maximum de pouvoir sur ma vie, il ne cesse de me filer entre les doigts comme le sable dans une main qui se referme.
Quant aux honneurs, j’ai beau mettre toute mon énergie à les chercher, à chercher l’amour des autres, je ne parviens jamais au bout. Sans cesse je ne peux que constater la déception sur les visages, l’indifférence des uns, l’égoïsme des autres.
Je rêve d’être roi et je ne suis que vassal. « On se croit mèche, on n'est que suif » dit Brel. Soumis à ces désirs, ployant sous ces rêves, désolé de ne pas pouvoir assez. Et quand d’autres sont portés aux nues, quand d’autres sont choisis pour être rois et incarnent tous ces rêves de richesse, puissance et honneur, ils n’en sont que davantage critiqués une fois au sommet. Lorsque l’on constate que leur pouvoir n’est pas absolu et qu’inévitablement ils déçoivent. Une expérience que beaucoup font lorsqu’ils y accèdent, que ce soit en politique (Obama, Sarkozy, conseillers fédéraux ou même conseillers municipaux) ou en Eglise (conseillers synodaux).
Je rêve d’être roi et voilà que le Christ lui-même est roi. Combien est grande la tentation d’en faire un roi à la hauteur de mes rêves, qui comblerait tous les manques, qui aurait toute la puissance, vers qui se tourneraient tous les humains. « Les gens de tous les peuples, nations et langues le servaient (Dn), tout œil le verra, et ceux même qui l’ont percé (Ap)… »
Combien est grande la tentation de faire de ce roi un roi à mon image, plutôt que de changer ma manière de concevoir la royauté. Mais peut-être que je me trompe quand je m’imagine que le Christ est roi à la manière de mes rêves de roi. Peut-être que je me trompe quand je l’imagine sans chaînes comme j’aimerais être sans chaînes, quand je l’imagine puissant comme j’aimerais être puissant, quand je l’imagine immortel comme j’aimerais être immortel, quand je l’imagine aimé comme j’aimerais être aimé.
Le roi dont parle l’Evangile d’aujourd’hui n’est pas aimé : il va être assassiné. Il n’est pas immortel : il va mourir alors qu’il aurait encore eu tant à vivre. Il n’est pas puissant : il sera conduit au supplice. Il n’est pas libre : il est enchaîné. Le roi dont parle l’Evangile est un homme sur une croix. Il est un enfant dans une crèche. Il est roi comme cet homme devant Pilate. Il est comme moi. Il est comme vous. De le sentir si proche de moi, en fait, me donne l’impression de respirer plus large ! C’est comme des fenêtres qui s’ouvrent pour laisser passer la lumière, comme un horizon qui devient ouvert !
Si Jésus est roi, il ne l’est pas en imposant sa toute-puissance sur les autres. Il ne l’est pas en me demandant de renoncer à qui je suis, de baisser le tête et de le suivre comme un esclave ou pire : une marionnette. Il ne l’est pas en liant mes mains et mes pieds, il ne l’est pas en me forçant à croire, à avoir une pensée unique, à réduire mes différences à un seul modèle. Il est roi mais il n’est pas tout-puissant devant Pilate. Il m’ouvre alors un chemin sur lequel non seulement j’ai le droit de vivre en étant fragile, parfois impuissant, souvent confronté à des limites. J’ai le droit d’être un humain faillible. Bien plus, cela fait partie de ce que c’est qu’être humain d’accepter cela et de l’accueillir non comme un échec, mais comme une part essentielle de qui je suis.
Si Jésus est roi, il n’utilise ni des gardes ni la violence pour imposer sa loi, ses idées, sa personne. « Si ma royauté était de ce monde, dit-il, les miens auraient combattu pour que je ne sois pas livré aux Juifs. »
Se battre pour s’imposer, avoir le dessus sur l’autre, celui qui n’est pas comme moi, celui qui est différent, vaincre enfin; Jésus n’est pas roi de cette manière. Et si nos réflexes vont souvent dans le sens de se battre pour survivre, pour s’imposer, pour gagner sa place au détriment d’autres personnes, il semble bien qu’il y a un autre chemin possible. Et que ce chemin, qui semble a priori porteur de mort et de renoncements, pourrait bien en fait être porteur de davantage de vie !
Si Jésus est roi, cette royauté ne raconte pas une domination telle qu’un Messie s’imposant ou un chef politique destituant le pouvoir en place ; elle raconte Dieu avec les humains. Elle rend témoignage de la vérité, c’est-à-dire de ce qui est fiable, ce sur quoi l’on peut s’appuyer solidement. Cette royauté, elle raconte Dieu et les humains. Elle raconte comment Dieu est roi et elle raconte comment l’homme et la femme peuvent être rois. Pas à la manière dont nous pourrions spontanément le penser, pas à la manière de ce monde. Mais autrement.
Une royauté qui ne s’impose pas, mais qui reste mystérieuse. Le mystère d’une personne insaisissable et de son identité véritable. Le mystère du Christ, bien sûr, qui met en évidence que le juge, Pilate, est un ignorant. Comme les fois où nous jugeons les autres : si souvent nous sommes dans l’ignorance. Comme les fois où nous sommes jugés par d’autres et qu’ils sont si souvent dans l’ignorance. La royauté a à voir avec un mystère, le mystère d’une personne toujours insaisissable. Nous ne sommes pas rois en sachant l’autre, nous sommes rois en acceptant de ne pas savoir l’autre ni le juger.
Une royauté qui se vit non dans la domination, mais dans le service offert. C’est tout le chemin de Jésus que d’avoir montré qu’il était roi non pour être servi, mais pour servir. Qu’il a vécu ses choix, sa liberté, son autonomie, ses capacités, ses compétences, ses forces non pour prendre, mais pour offrir, non pour emprisonner mais pour libérer, non pour lui-même mais ouvert à l’autre. Il a vécu pour aimer. Etre roi, c’est aimer. Etre roi, c’est offrir, c’est se tourner vers l’autre, c’est servir.
Une royauté, enfin, qui ne s’impose pas par la force. Mais qui se reconnaît par la foi. Je ne la force pas, je l’accueille avec reconnaissance. Elle ne m’est pas imposée, elle a besoin de ma confiance. Elle vit de cette différence fondamentale : non le poing fermé pour frapper, mais la main ouverte pour recevoir. C’est une affaire de confiance, de foi, et c’est là où Pilate se trompe. « Si tu dis que je suis roi, dit Jésus, est-ce de toi-même que tu le dis ou te fies-tu à ce que d’autres ont dit, à ma réputation, à des accusations ? »
La confiance est ce geste personnel qui nous lie à l’autre sans l’enfermer. Ce n’est pas en écoutant la voix de Jésus que nous sommes dans la vérité. C’est en étant de la vérité, c’est à dire en plaçant ce lien de confiance avec Jésus au départ, que l’on écoute sa voix. Tout commence par la relation vécue, l’écoute d’un contenu ne vient qu’ensuite. C’est ainsi que Christ est roi dans ma vie. C’est ainsi que je suis roi. C’est ainsi que Christ est roi dans l’Eglise. C’est ainsi qu’elle est reine.
Au cœur de nos impuissances, de nos fragilités, de nos besoins d’amour, de nos manques et de nos angoisses, au cœur de nos communautés chrétiennes faibles et menacées, diminuantes, errantes, si souvent à côté de la plaque, limitées et en quête de pouvoir, de succès, d’argent. le Christ-roi nous invite à renoncer à notre manière si terrestre de considérer la royauté pour en découvrir une autre, la sienne, qui apaise, libère, soulage. Une royauté qui respecte le mystère, qui se fait service, qui se découvre dans la confiance. Et, finalement, conduit à l’amour et se nourrit d’amour, conduit à Dieu et se nourrit de Dieu.
Amen !