Charité, foi au miracle : attention danger !

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Écouter le culte :

On l’a compris, cette conviction traverse les Psaumes, la Loi, les prophètes, la Bible, et bien au-delà : Dieu prend parti pour les faibles, Dieu favorise les défavorisés, Dieu ne veut pas de l’injustice, il la corrige. Le problème, pour les croyants, ce n’est pas tellement cette conviction. Si on prend le risque de croire, c’est plutôt en un dieu juste et bienveillant, qu’en un dieu fantasque, arbitraire et injuste. Le problème, ce n’est pas « Dieu prend parti contre l’injustice », c’est que pour dire les choses poliment : on peine à en mesurer les effets concrets.
En d’autres termes, c’est toutes les fois où la sombre réalité donne un démenti cinglant à cette conviction. Toutes les fois ? Oui, toutes ! Et là statistiquement c’est pas 50-50, c’est plutôt 99 contre 1, au moins. Toutes les fois où les faibles trinquent, où les humbles sont encore plus humiliés, où les tricheurs s’en sortent une fois de plus – et où on se demande, non plus ce que fait Dieu (on n’ose plus ! car si Dieu agit juste une fois de temps en temps, pas plus, c’est encore raté question justice…), on se demande à quoi ça rime encore de dire, de croire, d’espérer que Dieu prend le parti des opprimés ! Lubie masochiste ? Espoir dangereux, hallucinogène, poison paralysant – ou douloureux à force de déception ?
Plus grave : est-ce que cette foi en « Dieu qui veut la justice » ne laisse pas en fait la part belle à l’injustice galopante (à force de tourner nos espoirs vers le ciel), est-ce qu’elle ne fait pas le jeu de la loi du plus fort, de l’écart qui se creuse entre les plus puissants ou les plus riches, et les plus démunis ?

Ce casse-tête n’est pas nouveau, il est juste tenace. Jetons un coup d’œil aux tentatives pour y répondre, développées par la, ou par les, traditions religieuses. La première : le fatalisme. Une sorte de « lâcher-prise ». Seul Dieu pourrait faire quelque chose, nous pas. À force de sentiment d’impuissance, on s’en contente ou « on s’habitue, c’est tout ». On renonce à s’en sentir porteurs, responsables. Le fatalisme, c’est un analgésique, un antidouleur en vente libre (Lisez la notice d’emballage). Ça fait moins mal que l’espoir, l’espoir déçu, l’espoir récurrent et encore déçu. Vous pourriez aussi le dire, n’est-ce pas ? Vous en avez l’expérience ! Et ça fait moins mal, aussi, que le sentiment de responsabilité, épuisant – surtout quand il est renouvelé dimanche après dimanche ! Celui-là aussi, vous le connaissez, n’est-ce pas ?
Mais l’antidouleur fataliste est un mauvais remède, car il ne soulage en rien les concernés : les victimes de l’injustice, de l’oppression. Soulager deux ou trois témoins mais laisser les victimes sur le carreau : non !
La deuxième réponse ? Bien connue aussi, tout à l’inverse du fatalisme. L’aide ! La charité, le service, l’action, l’humanitaire, appelez-la comme vous le voulez : si le ciel n’aide pas, aide-toi en attendant ! Valeur ajoutée : aide l’autre ! Valeur ajoutée plus plus : aidez-vous, portez les fardeaux les uns des autres. Mais c’est la version « à sens unique », de l’aidant à l’aidé, qui reste la plus connue.
L’aide ? Un remède ? C’est un produit tantôt lourd tantôt volatile, aux effets variés selon le dosage et le patient et surtout un produit aux effets secondaires aussi divers que dangereux.
L’aide, c’est un stimulant, un tonique, qui encourage, qui donne des résultats. Excellent – mais attention à l’accoutumance et derrière attention à l’épuisement (ça c’est pour l’ « aidant »). Et pour l’aidé ? Risque d’effet bascule, tantôt motivant tantôt déprimant. Risque de dépendance, de perte d’autonomie. Risque d’allergie, voire d’irritation. (Là encore, il faudrait lire la notice d’emballage – au fait, si vous en avez une, envoyez-m’en une copie, s’il vous plaît !).
C’est un produit à utiliser avec prudence, en doses homéopathiques et avec doigté. J’ai vu des gens l’utiliser ainsi – je pense en particulier aux gens qui travaillent au CSP, que je vois à l’œuvre : les assistantes et assistants sociaux, les juristes, les conseillers, conseillères conjugales et les personnes qui travaillent à l’accueil-réception. Aide ? Attention, danger, usage modéré.
La personne qui vient dit peut-être : « J’ai absolument besoin qu’on m’aide, et vite ». Ou au contraire : « Je n’ai aucune envie qu’on m’aide, je n’ai pas l’habitude, j’aurais honte de demander, mais là je ne sais vraiment plus quoi faire alors je suis quand même venue… ».
De la délicatesse – pour accueillir la personne, cette œuvre d’art, cette fine orfèvrerie de fatigue et de fierté, de détresse, d’expérience, et son fardeau de besoins concrets, encore à repérer, à comprendre. Attention au dosage de l’ « aide ». Ne pas écraser la personne sous un faux dosage.
Mais l’aide – qu’on l’appelle aide ou action caritative ou œuvre humanitaire ou … – a un défaut majeur : elle s’attaque aux symptômes, mais pas aux causes. Comme un fébrifuge, qui fait bien baisser la fièvre (ce qui est parfois vital dans un 1er temps) – mais qui ne touche pas à ce qui l’a produite. Elle ne s’attaque pas aux causes.
Un exemple extrême. Famine dans la Corne de l’Afrique. L’appel a retenti tout l’été. Détresse, urgence, des milliers et des milliers de personnes en danger de mort – l’injustice frappe, hommes, femmes, enfants, vieillards. (Vous vous imaginez juste un instant, vous, devoir choisir entre aller jusqu’au camp humanitaire à 6 heures de marche, avec vos deux enfants les moins affaiblis, en laissant sans secours les deux autres avec vos parents plus en état de marcher – ou rester tous là, en attendant la mort mais ensemble ? Vous pouvez imaginer ? Je n’y arrive pas…) Des gens, des associations, des professionnels, se battent pour sauver d’autres gens, chaque personne sauvée est une personne sauvée, il faut aider.
Mais les causes ? Qui parle des causes ? Des surfaces agricoles entières, depuis des années, en Ethiopie, au Soudan, vendues à des pays étrangers, des entreprises ou des multinationales, et qui produisent des vivres, avec arrosage, engrais et tout, mais pour l’exportation, pour les agro-carburants. Sur place, les paysans n’ont plus rien à cultiver et ne peuvent plus acheter (les prix ont changé, vu qu’on spécule sur le prix des produits agricoles de base), ça fait des années que le mécanisme famine est construit. Prêt à l’emploi, après il n’y a plus qu’à …aider. NON !

Vous vous souvenez de ce slogan de l’aide efficace : « Si tu offres un poisson à un affamé, tu le nourris un jour, si tu lui apprends à pêcher, tu le nourris pour la vie. » Pas mal mais insuffisant et même nocif si on s’arrête là. Tu lui as appris à pêcher ? S’il ne le savait pas déjà. Alors, regarde donc avec lui pourquoi il y a moins de poissons qu’avant – ou pourquoi il n’a plus le droit de pêcher là où il y a dix ans c’était permis et qui pêche là maintenant, et avec quel équipement industriel et quelles autorisations achetées comment à quelles autorités politiques s’il y en a encore. Repérer les causes du besoin d’aide – et s’y attaquer.
C’est vrai aussi ici – par exemple pour lutter contre le phénomène de surendettement, qui prend de plus en plus de gens à la gorge. Aider sans remonter vers les causes – y compris celles qui se logent dans le système législatif (ou l’absence de législation, ou son imprécision), ce n’est pas de l’aide, c’est une illusion. Il faut prévenir et il faut s’attaquer aux causes.
L’aide, l’action caritative, oui, il en faut là où elle peut soulager – mais elle soulage seulement. Et elle aide seulement si elle ne capte pas toute l’attention, si elle n’absorbe pas tous les efforts, si on ne s’en contente pas, et si on remonte aux causes et aux origines des besoins d’aide.

Enfin, l’aide souffre de ce travers récurrent : les catégories, celui qui aide, celui qui est aidé ; aider « les pauvres », quels pauvres, selon quels critères ? Le dénominateur à toutes ces définitions – les pauvres, les précaires, les démunis, les défavorisés – ce sont des personnes dont on parle à la 3e personne. Des destinataires, presque jamais des acteurs ou des initiateurs qui ont voix au chapitre. C’est un des dangers inhérents au concept d’aide.
Vers quelle autre piste se tourner ? Les passages bibliques entendus ce matin en suggèrent deux autres, qui à mon avis méritent le détour. Les antiques traditions qu’ils représentent n’ont rien à voir avec notre contexte ; nous n’y trouverons aucune recette simple. Mais leurs auteurs faisaient face à des défis aussi complexes que les nôtres. Ce qu’ils mettent en œuvre, leur façon de procéder, peut nous inspirer dans nos quêtes actuelles.
1ère piste : Faites régner le droit.
C’est une piste attestée dans ces deux grands vieux trésors de traditions diverses que sont, d’une part la « Loi de Moïse », d’autre part les Livres des Prophètes. Tout le monde et son voisin a des droits et des devoirs. Dont le devoir de reconnaître les droits de l’autre. Ainsi, « la Loi » de l’Ancien Testament décline sur tous les tons les règles à suivre au tribunal et dans les cas de conflits entre personnes : soyez juste, ne favorisez personne, faites régner le droit, ne bafouez pas les droits du pauvre ou de la veuve ou de l’immigré…
La vie en société se construit sur la défense du droit égal de chacun – en tenant compte des plus fragiles. D’où l’insistance sur le droit sans favoritisme, mais aussi l’attention aux inégalités réelles, de pouvoir, de moyens, d’influence – qui risquent de biaiser l’exercice du droit égal. On affirme à la fois l’égalité de tous devant la loi, et les besoins des personnes précarisées, les plus menacées, les moins défendues (typiquement dans le langage de ces textes: les pauvres, les orphelins, les veuves et les immigrés).
Les mesures spécifiques en leur faveur ne sont pas du favoritisme, mais bien un correctif. Afin que le droit de chacun intègre les paramètres des plus fragiles. Remarquez que cette piste « faites régner le droit » suffit, elle se tient et n’a besoin d’aucun ajout du genre « amour » ou « charité ». Et si le droit est négligé, les prophètes s’insurgent. C’est une priorité ! Si le droit est bafoué, la pratique religieuse, le culte par exemple, perd son sens. Et aucune charité ne peut remplacer le droit.

Dernière piste. Avez-vous remarqué ce passage ?
« Si votre ennemi a perdu son bœuf ou son âne,
rendez-lui l’animal quand vous le trouvez. »
Etonnant ! Remarquez, il n’y a même pas besoin de relooker ou d’actualiser à tout prix ce sage et antique conseil (du genre : Si votre ennemi a oublié son parapluie, ramenez-le-lui. Si votre ennemi a oublié ses clés de contact au volant de son Alfa Roméo, ramenez. Au fait, vous, vous lui ramèneriez les clés, ou carrément l’Alfa Roméo ? Ce n’est pas si simple, d’actualiser !!)
Le constat est clair, factuel, sans jugement ni sentiment. Vous avez des ennemis. Voici les consignes à leur égard. Oui, vous êtes ennemis entre vous. Ne le niez pas ! Donc, voyons comment bien vous comporter entre ennemis. Remarquez, là encore, aucun ajout, aucune fioriture du genre « amour ».
Constat factuel, loin de toute naïveté, loin de tout sentiment fut-il caritatif. Il y a des inimitiés au sein de la communauté humaine. C’est ainsi. Qu’en faire ? Attention, non pas, que faire des ennemis ? Mais : que faire de la relation d’ennemi à ennemi ? Comment gérer les inimitiés, le fait d’être ennemis ? Il n’y a aucun groupe à considérer comme ennemi d’un autre ou de l’ensemble. Il y a des gens qui ont à gérer d’inévitables inimitiés, oppositions et conflits. Et ceci, dans le cadre du droit.

Et là, il y a quelque chose à apprendre, aujourd’hui dans notre société. Notre société qui tend à désigner en son sein des groupes à prendre pour « ennemis », à considérer comme potentiellement menaçants pour l’ensemble et donc pour lesquels il faudrait sortir du droit, créer une législation à part, plus restrictive, plus sévère. Comme pour les punir d’appartenir à une catégorie donnée, sans qu’ils aient commis ni délit ni infraction ! (Etant entendu que tout auteur de délit ou d’infraction, quel qu’il soit et à quelque groupe social qu’il appartienne doit subir la sanction correspondante, si on applique vraiment le droit.)
Or aujourd’hui, affirmer que des personnes sont menaçantes pour la société parce qu’appartenant à tel groupe, c’est devenu quasi normal ! Cela fait des années maintenant que le débat public et politique en est intoxiqué. Avec des stigmatisations visant, vous le savez, les étrangers en première ligne, puis les pauvres, présentés comme des dangers potentiels, les personnes endettées, les chômeurs, parfois les jeunes ou encore les personnes atteintes dans leur santé, présentées à leur tour comme des ennemis du bien public sous prétexte que « leurs » difficultés vont coûter à la société.
Etonnamment, ce sont les personnes dans diverses situations de précarité qui sont présentées comme des groupes dangereux. Bizarre, bizarre. On en oublie la base du droit : égalité et sanction du délit et non de la personne ; égalité et mesures correctives d’appui pour ceux qui ont moins de moyens.
En nous sortant du réflexe de l’aide, voire de la charité, trop souvent présentés comme « la » solution ; en nous rappelant sans état d’âme que la société est inévitablement le lieu d’inimitiés et de conflits, à gérer, la vieille tradition biblique nous donne une chance. Celle de nous poser non pas dans une histoire de groupes et de catégories, mais dans un mouvement réciproque, une sorte de « mutuelle ».
Jésus selon l’Evangile de Matthieu, le disait dans la « règle d’or » : Traitez les autres comme vous souhaiteriez qu’ils vous traitent. On pourrait dire aujourd’hui : Mon ennemi et moi, nous comptons l’un et l’autre sur le droit. C’est le top et c'est la base !
Amen !

Détails

Avec la participation de
Orgue
Massimo Lunghi
Musique
Ensemble vocal Horizons, direction Michel Cavin,